28 mars 2020

Les Confins. Episode 9

Fora en demeure comme deux ronds de flan.
— Une sorcière ? Mais vous êtes trop…
— Jeune ?
— Oui.
— Noire ?
— Hein ? Non…
— Jolie ?
La réplique fait sourire Fora.
— Eh bien, vous ne faites pas semblant d'être modeste, vous !
Dame Elinor redresse fièrement le menton.
— Il est important de connaître ses qualités comme ses défauts.
— Et c'est quoi, vos défauts ?
Elinor lui adresse un regard chargé de sous-entendus :
— Je vous en laisse le plaisir de la découverte…
Fora s'assied sur le livre. Ses jambes ne la portent plus. Pourtant, elle demeure curieuse.
— Donc, vous êtes une sorcière. Et vous lancez des sorts ?
— Selon vous, ce livre a-t-il battu des ailes de son propre chef ?
— Oui, c'est pas faux, maintenant que vous le dites. Mais quel est le rapport entre une sorcière et une Cryptobibliothèque ?
Dame Elinor se campe toujours sur la pliure du Gigax. Elle semble fatiguer mais les courants se calment peu à peu. D'ailleurs, le vacarme des Chutes de papier s'amenuise également.
— Bien, les conditions de navigation seront moins mouvementées désormais. D'ordinaire, je rejoins Pardamone par la voie des airs. Par voie de mer, cela demandera davantage de temps.
Elle se tourne, face à Fora, et entreprend d'ôter les éléments de son armure.
— Pourriez-vous m'aider ? s'enquiert-elle. Je suis fourbue.
Maladroitement, Fora se lève et la rejoint, desserrant les liens de cuir et de soie qui maintiennent les pièces sur ses membres. Elle défait ainsi les canons d'arrière-bras et les jambières.
La silhouette de Dame Elinor s'affine et se féminine à vue d'œil. Cependant, elle s'écroule à demi, comme si elle n'avait tenu que grâce à ces pièces de métal.
— Si vous n'êtes pas une chevaleresse, pourquoi l'armure ? demande Fora
— Le surmulot ne vous a donc pas suffi pour deviner les dangers de notre monde ? Je vous rassure : il en existe d'autres, et de pires.
Fora soupire, agacée par la mauvaise volonté de son interlocutrice.
— Vous avez du mal à répondre aux questions, non ?
Dame Elinor sourcille :
— Il me semble que je me suis montrée plus que coopérative. Vous débarquez de nulle part et je ne vous connais pas.
Blessée de cette attaque, Fora croise les bras et adopte une attitude boudeuse qui parvient d'ordinaire à mettre ses parents hors d'eux.
— Je viens de vous dire que j'arrivais de l'appartement familial, dans le monde réel… !
— Le monde réel ! ricane Dame Elinor. Quelle folle prétention ! Et vous me trouviez immodeste ! Qui vous dit que la Cryptobibliothèque n'est pas plus réelle que votre petit quotidien confiné ?
Fora ouvre une bouche stupéfaite.
— Vous êtes au courant pour la pandémie ?
La sorcière a un geste plein de morgue :
— Bien évidemment !
— Vous avez Internet ici ?
Une grimace de profond dégoût s'imprime sur les traits d'Elinor.
— Ne soyez pas vulgaire…
Elle se penche sur le bord du Gigax et plonge un bras dans l'océan papélaire. Elle en tire une boulette grosse comme le poing qu'elle jette sur les genoux de Fora.
— Allez ! Examinez-la !
L'adolescente s'emploie à déplier le papier froissé. Ce ne sont effectivement plus des boules de confettis agglomérés mais de grandes feuilles chiffonnées qui composent la mer sur laquelle file le Gigax.
Une fois son travail accompli, elle se retrouve avec une page de la taille d'un quotidien et lit le titre, abasourdie.
— C'est un numéro du Monde. Il date d'hier seulement ! Comment le recevez-vous ici ?
— Tout ce qui est imprimé parvient dans la Cryptobibliothèque, ma chère. C'est ainsi que nous nous tenons au courant de ce qui se passe dans votre « monde réel ».
Fora hoche la tête :
— Je commence à me dire que l'un de vos défauts, c'est d'être rancunière…
— Et vous n'avez encore rien vu ! Bien, il est temps de nous reposer. Nous n'arriverons pas à Pardamone avant quelques heures.
Fora aurait bien envie de poser d'autres questions qui lui brûlent les lèvres mais la fatigue l'emporte. Elle se sent glacée et frissonne.
— Mettez-vous sous le papier, suggère Dame Elinor.
Voyant que Fora ne comprend pas, elle tourne une page et en recouvre l'adolescente comme un drap. Cette dernière cesse de trembler presque immédiatement.
Bientôt, Dame Elinor fait de même de l'autre côté du livre.
— Mais le Gigax va se diriger tout seul ?
— Le Gigax ? s'étonne Elinor.
— J'ai formé ça en comprimant Codex et Gigas, explique Fora, les paupières mi-closes.
Après une seconde d'hésitation, la sorcière acquiesce.
— Soit ! Cela me plaît. Pour répondre à votre énième question, le Gigax se dirige seul grâce à mes pouvoirs. Vous pouvez dormir tranquille. Je vous réveillerai quand nous serons en vue de Pardamone. Là, nous pourrons réfléchir à quoi faire de vous.
Épuisée, Fora se sent glisser dans le sommeil. Elle marmonne, à demi endormie :
— J'ai une dernière question…
— J'aurais dû m'en douter.
— Étant donné que nous avons pratiquement le même âge et nous sommes dans la même galère, on pourrait peut-être se tutoyer ?
Un silence lui répond. La voix d'Elinor lui parvient enfin, pincée, très lointaine :
— Si vous le souhaitez ardemment…
Alors Fora s'assoupit, un demi-sourire aux lèvres.

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