29 mars 2023

Carnet d’auteur 3/4 : Edition


Je te raconte en quatre épisodes la naissance de
Scriptoria, mon premier jeu publié, depuis l'idée de départ jusqu'à l'arrivée dans les boutiques.

Pour l'édition, il fallait déjà illustrer le jeu. Florent a confié le travail à Philippe Mompas qui avait déjà œuvré sur Codex. Nous étions d'accord pour faire le maximum pour que le jeu soit beau. Vu le thème, on devait avoir un rendu assez classieux. Et je dois dire que je n'ai pas été déçu. L'ensemble rend très bien. Philippe a notamment réussi à faire que les couleurs d'encre utilisées pour dessiner une esquisse se voient sur l'image finale.

Il a aussi représenté tous les outils de l'enlumineur sur la miniature. Pour l'anecdote, on s'est amusé à faire figurer sur les 7 lettrines les initiales de nos noms et prénoms, deux de nos épouses et de nos filles (oui, certaines se recoupent). 
 
Quant au texte latin cité, il s'agit d'un extrait de Sénèque (De la tranquillité de l'âme, IX, 7, 4-5) dont voici la traduction pour les personnes curieuses : « Les dépenses d'ordre littéraire, les plus relevées qu'on puisse faire, ne sont elles-mêmes raisonnables qu'autant qu'elles sont mesurées. A quoi bon d'innombrables livres et des bibliothèques dont le propriétaire trouve à peine moyen dans sa vie de lire les étiquettes ? Une profusion de lectures encombre l'esprit, mais ne le meuble pas, et mieux vaut de beaucoup s'attacher à un petit nombre d'auteurs que de vagabonder partout. Quarante mille volumes furent brûlés à Alexandrie ».

La lettrine S et les outils de copiste  sur la miniature

Vers cette époque est sorti Codex Naturalis (Thomas Dupont, Bombyx, 2020). Une fois de plus, j'ai tremblé à cause du thème. Mais le parti pris était radicalement différent. Par contre, j'ai été jaloux des dorures sur les cartes. Je rêvais d'en voir sur les tuiles d'esquisses. Cependant, le coût aurait été prohibitif pour notre petite structure. 
 
En revanche, au niveau des encres, Florent a réussi à avoir le must. Mon prototype se jouait avec des cubes de couleurs. Et puis, j'ai découvert les billes plates en verre. C'était parfait pour incarner les taches d'encre ! Dès lors, Florent a tout fait pour que cet élément soit dans la boite, même si cela relevait du casse-tête. Et les billes sont dans la boite !

Nous avions un autre problème à résoudre. Un autre jeu portait déjà le nom initial du jeu : Scriptorium. Cela posait des difficultés légales, même si le jeu était épuisé et que l'éditeur était injoignable. En outre, on nous avait fait remarquer que ce titre donnait l'impression que le jeu s'adressait à des joueureuses de niveau expert, alors qu'il était plutôt adapté à la catégorie initiée (pour le dire vite, on classe souvent les jeux en quatre niveaux d'investissement en temps et en réflexion dans les jeux : enfant, famille ou grand public, initié, expert). Du coup, cela nous a permis d'adoucir un peu l'impression en changeant Scriptorium en Scriptoria.

Deux premières versions de la couverture du jeu, 
qui a aussi changé de nom en cours de route

Par contre, je voulais que ça ait un sens au niveau thématique. En effet, le scriptorium, c'est l'atelier où l'on copie et enlumine les manuscrits au Moyen-Âge. Scriptoria, c'est simplement le pluriel en latin (comme un maximum, des maxima). J'ai alors cherché s'il existait des endroits avec plusieurs scriptorium (enfin scriptoria, tu as compris maintenant). 
 
Et j'ai trouvé. Dans la petite ville allemande de Dalheim, il y avait une abbaye avec un monastère double pour les moines et les moniales. Et, l'on a retrouvé dans le cimetière de Dalheim une religieuse du XI-XIIe siècles à la dent bleuie par du bleu outremer. Cette substance qui coûte très cher n'est pas arrivée par hasard dans les dents de la moniale : les historiens y voient une preuve que les femmes aussi étaient copistes ! La copiste aura pu se teindre les dents en humidifiant la pointe de sa plume. C'était parfait pour moi puisque j'avais à la fois un monastère double (donc éventuellement deux scriptoria) et des femmes copistes pour une belle parité parmi les joueureuses.

Eglise de l'abbaye de Dalheim (source Wikipedia)
et des calculs dentaires (Credit: C. Warinner (A); M. Tromp and A. Radini (B to I))


Je me rends compte aujourd'hui qu'il ne s'agit pas des mêmes Dalheim. Tant pis, l'histoire est quand même jolie.

20 mars 2023

Carnet d’auteur 2/4 : Développement


Je te raconte en quatre épisodes la naissance de Scriptoria, mon premier jeu publié, depuis l'idée de départ jusqu'à l'arrivée dans les boutiques.

Quelques mois après conçu cette première version, je me suis rendu chez Florent Cautela. Nous sommes amis depuis les années 2000 au cours desquelles nous avions écrit ensemble Les Atlantéides, une mini-campagne du jeu de rôle Nephilim. Courant 2018, Florent venait ou était sur le point de fonder Le Lion Vert, sa maison d'édition de jeux, et travaillait à Codex – L'Ultime secret de Léonard de Vinci.  
 
Deux propositions ludiques de Florent Cautela :  
Codex (2020) et Les Atlantéides (2003)

C'était une soirée jeux du vendredi. Après quelques jeux, j'ai sorti mon prototype parce que j'en étais assez satisfait. On a joué et tout le monde a été content de sa partie. Je crois que Florent m'a dit dès ce soir-là que cela pouvait l'intéresser pour le Lion Vert. 
 
Sa première remarque a concerné les lutrins, ces supports pour les lots d'esquisses. Il trouvait dommage qu'ils n'aient pas d'autre utilité. Selon lui, il fallait y ajouter des pouvoirs. C'est ainsi que sont arrivées, après tâtonnements, les encres infinies sur les lutrins et la possibilité de changer de premier joueur. 

Une ancienne version des lutrins 
où les pouvoirs n'étaient pas encore définitifs

Maintenant que c'était sérieux, je me suis mis à reprendre encore le prototype afin de simplifier au maximum la mise en place. J'ai fixé le nombre d'encres et de lutrins par nombre de joueureuses. Et j'ai fixé le maximum à quatre joueureuses pour des questions statistiques et de quantité de matériel. Le nombre total de tuiles a été fixé à 140, ce qui fait déjà beaucoup. 
 
En posant quelques tuiles directement sur le scriptorium (le plateau de score) en début de partie, cela donnait un nombre précis de tours au terme desquels la pioche s'épuisait. Et cela évitait aussi que certaines tuiles ne soient jamais piochées : si c'étaient des lettrines, on ne pouvait pas terminer sa double page. 

Nous avons effectué de nombreux tests. J'ai eu l'occasion de montrer le prototype à Hicham, qui œuvrait encore à l'époque pour Matagot, et dont l'équipe m'avait dit qu'il fallait absolument pouvoir terminer l'enluminure au cours de la partie. Ce n'était pas le cas à l'époque. 
 
Je ne sais plus qui, de Florent ou de moi, a eu l'idée des jetons Aide que les joueureuses pouvaient dépenser pour prendre des esquisses sur le scriptorium ou dans la réserve des adversaires (je me suis inspiré des jokers à Cléopâtre et la société des architectes de Cathala et Maublanc, Days of Wonder, 2006). Ainsi, la partie s'arrêtait, non pas à la fin d'un nombre de tours fixé mais quand au moins une personne avait la satisfaction d'achever son enluminure. 

Florent a mené des tests de son côté. Des collaborateurs de Plato Magazine nous ont fait des retours et suggéré de limiter la répartition des encres. Pour eux, il suffisait de passer à deux encres par tour et d'empêcher de prendre en même temps de l'or et de l'encre noire. Cela a également été une grande amélioration en rendant cette phase encore plus tendue. 

Tu peux remarquer que les bordures 
ne sont pas de la même couleur que les autres esquisses

Enfin, en février 2020, nous sommes arrivés à Cannes (au Festival International des Jeux) pour présenter le prototype à des joueureuses. Il est apparu que les parties duraient encore trop longtemps à notre goût. Pour nous, il fallait que le jeu tienne en une heure maximum. 
 
Le soir même du premier jour, j'ai eu l'idée de modifier la manière de dessiner les bordures. En effet, il y en avait beaucoup sur le plateau : 12, soit la moitié du total de tuiles. Cela pouvait devenir fastidieux. Encore une fois, en partant de la thématique, je me suis dit que les bordures étaient la partie la plus simple, celle que l'on pouvait confier à des assistants. 
 
J'ai donc ajouté cette règle : si on le souhaitait, les tuiles de bordures pouvaient être dessinées sans dépenser d'encre mais elles ne rapportaient pas de points non plus. Un assistant faisait le travail à notre place. Cela a beaucoup raccourci les parties et on est arrivé à environ 15 minutes par joueur. C'est ainsi que, peu à peu, le jeu a trouvé sa forme définitive.

16 mars 2023

Torbellino est paru

Je n'avais pas encore écrit de roman marin (même si la mer revient dans plusieurs de mes histoires, mais on finissait soit sous l'eau, soit dans l'espace). C'est maintenant chose faite avec Torbellino, un vent de liberté, qui sort aujourd’hui chez Gulf Stream avec de très belles illustrations de Leo Gómez

C'est donc l’histoire de Camille qui, au XVIIIe siècle, s'engage à bord de la Boussole pour fuir sa famille. Et son coup réussit puisque ce bateau part en expédition tout autour du monde. Mais des pirates les attaquent et Camille tombe à l'eau. Sa seule chance de survie : trouver Torbellino, lieu mythique qui se déplace au gré des courants...

L'idée de ce roman me trottait dans la tête depuis un moment. Cela mélange le roman de navigation, les histoires de pirates et le motif du monde perdu. Cela te donne même l'explication du mystère de la disparition de l'expédition La Pérouse. Bon vent à toi !


15 mars 2023

Scriptoria - Carnet d’auteur 1/4 : Conception


Je te raconte en quatre épisodes la naissance de
Scriptoria, mon premier jeu publié, depuis l'idée de départ jusqu'à l'arrivée dans les boutiques.

La première idée de ce jeu remonte à fin 2017. Après une partie de jeu en famille, mon épouse évoque l'idée d'inventer un jeu sur la calligraphie, en formant des lettres. Avec beaucoup d'outrecuidance, je lui déclare : « Moi, je te le fais ! » J'suis comme ça, moi.

Dans mon souvenir, je me suis mis immédiatement au travail. J'ai regardé les dessins des lettres et je me suis heurté à une impossibilité. Je ne voyais pas comment jouer sur les parties des lettres pour qu'une même pièce puisse en fabriquer plusieurs (depuis Enigma chez HeidelBär Games est passé par là). 

Je me suis donc rabattu sur une page d'enluminure. Ce thème me plaisait beaucoup plus. Je suis donc allé chercher en ligne s'il y avait des formes récurrentes. Et j'ai vu qu'on trouvait souvent une frise faisait le tour d'une double-page. À gauche, on voyait une miniature, et à droite, le texte précédé d'une lettrine (ces belles et grandes majuscules dessinées).

Voilà deux vraies enluminures tirées de Wikicommons

C'était évidemment beaucoup plus simple à modéliser. Ainsi, je pouvais diviser cette double page en 24 tuiles. Il y avait besoin de cinq types de tuiles différents : coins, bordures, textes, lettrines et de miniatures. Oui, parce que, dès le début, je voulais des tuiles.
 
Je me suis procuré des tuiles vierges, j'ai pris des images en ligne pour les habiller et je me suis rapidement fabriqué un prototype. Cela donnait ça :

La première version de l'enluminure. 
Le résultat était plutôt encourageant.

Puis, je me suis demandé comment on pouvait dessiner ces tuiles que j'ai appelées esquisses. La solution était simple : il me fallait de l'encre. Je suis parti sur les couleurs de base : rouge (obtenu à l'époque à partir de minium), bleu (à base d'oxyde de cobalt), jaune (mélange d'or pur et de safran).
 
Et puis, j'ai cherché quelles autres couleurs étaient nécessaires, à la fois pour le jeu et pour le thème. Il me restait de l'encre noire (pour le dessin) et de l'or (pour l'enluminure). Pour qu'elles aient chacune une spécificité, j'ai décidé que l'or serait un joker : il était indispensable dans un jeu d'enluminure et on pouvait l'utiliser pour mettre de la poudre aux yeux aux gens. Quant à l'encre noire, étant donné qu'il fallait dessiner avant de peindre, elle est devenue incontournable sur toutes les esquisses. 

J'ai rapidement évalué le coût en encre de chaque esquisse et le nombre de points que ça rapporterait (1 pour l'encre noire, 2 pour la couleur et 3 pour l'or). Puis, j'ai établi tous les dos d'esquisses. J'ai remplacé le jaune par du vert parce qu'on risquait de le confondre avec de l'or.

A gauche : la version de mon épouse (copyright elle-même)
A droite : les premiers dos d'esquisses (Paint et Word)

Ensuite, je me suis demandé comment distribuer ces encres. On allait simplement faire un premier tour (rapidement appelé heure pour coller aux heures de prières) en en prenant trois mais elles devaient être toutes différentes. Cela allait avec l'idée d'économie, de tempérance, pour une ambiance entre moines copistes. En effet, je suis allé voir les vertus théologales (foi, espérance, charité) et les vertus cardinales (prudence, tempérance, force, justice) pour mettre les mécaniques de jeu le plus possible en phase avec celles-ci. 

Il fallait maintenant voir comment obtenir les esquisses. Je suis parti rapidement sur des lots parce qu'il y avait besoin de remplir un tableau de 24 tuiles (ce qui est beaucoup). En proposant des lots de quatre, cela permettait une rotation assez rapide. J'ai donc réfléchi à des supports et j'en suis venu aux lutrins qui les portaient. Et là, afin de respecter la charité, au lieu de choisir pour soi, on allait offrir un lot à un adversaire qui à son tour allait offrir un autre lot. 

Je dois dire que cette mécanique de don obligatoire, outre le fait qu'elle était thématique, m'est apparue immédiatement comme le cœur du jeu. Je suis d'ailleurs allé regarder si elle était déjà employée. J'ai vu qu'elle apparaissait dans Shitenno de Cédric Lefebvre (Ludonaute, 2011) et aussi dans Hanamikoji* de Kota Nakayama (Iello, 2018). Mais les modalités étaient très différentes. Tant mieux, car je tenais beaucoup à cette manière d'interagir directement entre joueureuses, mais sans destruction. Cela évite à la fois le déplaisir de voir toute sa construction massacrée par un adversaire et le fait de jouer chacun dans son coin. J'aime appeler cela de l'interaction douce (tout en permettant le plaisir d'être méchant). 

À côté de cette phase centrale de partage des esquisses, les deux autres phases de répartition des encres et de dessin de l'enluminure risquaient de faire pâle figure. Il me fallait trouver de quoi épicer ces moments. J'ai alors eu l'idée de se retirer au milieu de la distribution d'encre pour aller étudier : on renonce aux encres qui restent mais on peut choisir en premier ses esquisses pour soi ! Encore une fois, c'était à la fois thématique et amusant. Il faut partir étudier ni trop tôt (on perd trop d'encres), ni trop tard (quelqu'un est parti étudier avant vous). 

Pour le dessin des encres, j'ai résolu le problème de façon plus classique en offrant des récompenses pour l'achèvement de certaines portions de l'enluminure, avec un nombre de points dégressif. Cela donnait aussi plus de tension au choix des esquisses. 

Bref, j'avais déjà un prototype qui tournait bien en à peu près une semaine de travail. C'est alors que je suis tombé sur une vidéo d'Azul sur Trictrac.net. J'ai eu des sueurs froides en voyant qu'il y avait un système de lots de quatre ! Heureusement, la vision d'une partie m'a vite rassuré. La direction était très différente. Ouf !

* C'est en cherchant une vidéo de Hanamikoji que j'ai découvert la chaîne : La Ludothèque de Vincent et Mister Lou dont je suis un très fidèle spectateur.