15 mars 2023

Scriptoria - Carnet d’auteur 1/4 : Conception


Je te raconte en quatre épisodes la naissance de
Scriptoria, mon premier jeu publié, depuis l'idée de départ jusqu'à l'arrivée dans les boutiques.

La première idée de ce jeu remonte à fin 2017. Après une partie de jeu en famille, mon épouse évoque l'idée d'inventer un jeu sur la calligraphie, en formant des lettres. Avec beaucoup d'outrecuidance, je lui déclare : « Moi, je te le fais ! » J'suis comme ça, moi.

Dans mon souvenir, je me suis mis immédiatement au travail. J'ai regardé les dessins des lettres et je me suis heurté à une impossibilité. Je ne voyais pas comment jouer sur les parties des lettres pour qu'une même pièce puisse en fabriquer plusieurs (depuis Enigma chez HeidelBär Games est passé par là). 

Je me suis donc rabattu sur une page d'enluminure. Ce thème me plaisait beaucoup plus. Je suis donc allé chercher en ligne s'il y avait des formes récurrentes. Et j'ai vu qu'on trouvait souvent une frise faisait le tour d'une double-page. À gauche, on voyait une miniature, et à droite, le texte précédé d'une lettrine (ces belles et grandes majuscules dessinées).

Voilà deux vraies enluminures tirées de Wikicommons

C'était évidemment beaucoup plus simple à modéliser. Ainsi, je pouvais diviser cette double page en 24 tuiles. Il y avait besoin de cinq types de tuiles différents : coins, bordures, textes, lettrines et de miniatures. Oui, parce que, dès le début, je voulais des tuiles.
 
Je me suis procuré des tuiles vierges, j'ai pris des images en ligne pour les habiller et je me suis rapidement fabriqué un prototype. Cela donnait ça :

La première version de l'enluminure. 
Le résultat était plutôt encourageant.

Puis, je me suis demandé comment on pouvait dessiner ces tuiles que j'ai appelées esquisses. La solution était simple : il me fallait de l'encre. Je suis parti sur les couleurs de base : rouge (obtenu à l'époque à partir de minium), bleu (à base d'oxyde de cobalt), jaune (mélange d'or pur et de safran).
 
Et puis, j'ai cherché quelles autres couleurs étaient nécessaires, à la fois pour le jeu et pour le thème. Il me restait de l'encre noire (pour le dessin) et de l'or (pour l'enluminure). Pour qu'elles aient chacune une spécificité, j'ai décidé que l'or serait un joker : il était indispensable dans un jeu d'enluminure et on pouvait l'utiliser pour mettre de la poudre aux yeux aux gens. Quant à l'encre noire, étant donné qu'il fallait dessiner avant de peindre, elle est devenue incontournable sur toutes les esquisses. 

J'ai rapidement évalué le coût en encre de chaque esquisse et le nombre de points que ça rapporterait (1 pour l'encre noire, 2 pour la couleur et 3 pour l'or). Puis, j'ai établi tous les dos d'esquisses. J'ai remplacé le jaune par du vert parce qu'on risquait de le confondre avec de l'or.

A gauche : la version de mon épouse (copyright elle-même)
A droite : les premiers dos d'esquisses (Paint et Word)

Ensuite, je me suis demandé comment distribuer ces encres. On allait simplement faire un premier tour (rapidement appelé heure pour coller aux heures de prières) en en prenant trois mais elles devaient être toutes différentes. Cela allait avec l'idée d'économie, de tempérance, pour une ambiance entre moines copistes. En effet, je suis allé voir les vertus théologales (foi, espérance, charité) et les vertus cardinales (prudence, tempérance, force, justice) pour mettre les mécaniques de jeu le plus possible en phase avec celles-ci. 

Il fallait maintenant voir comment obtenir les esquisses. Je suis parti rapidement sur des lots parce qu'il y avait besoin de remplir un tableau de 24 tuiles (ce qui est beaucoup). En proposant des lots de quatre, cela permettait une rotation assez rapide. J'ai donc réfléchi à des supports et j'en suis venu aux lutrins qui les portaient. Et là, afin de respecter la charité, au lieu de choisir pour soi, on allait offrir un lot à un adversaire qui à son tour allait offrir un autre lot. 

Je dois dire que cette mécanique de don obligatoire, outre le fait qu'elle était thématique, m'est apparue immédiatement comme le cœur du jeu. Je suis d'ailleurs allé regarder si elle était déjà employée. J'ai vu qu'elle apparaissait dans Shitenno de Cédric Lefebvre (Ludonaute, 2011) et aussi dans Hanamikoji* de Kota Nakayama (Iello, 2018). Mais les modalités étaient très différentes. Tant mieux, car je tenais beaucoup à cette manière d'interagir directement entre joueureuses, mais sans destruction. Cela évite à la fois le déplaisir de voir toute sa construction massacrée par un adversaire et le fait de jouer chacun dans son coin. J'aime appeler cela de l'interaction douce (tout en permettant le plaisir d'être méchant). 

À côté de cette phase centrale de partage des esquisses, les deux autres phases de répartition des encres et de dessin de l'enluminure risquaient de faire pâle figure. Il me fallait trouver de quoi épicer ces moments. J'ai alors eu l'idée de se retirer au milieu de la distribution d'encre pour aller étudier : on renonce aux encres qui restent mais on peut choisir en premier ses esquisses pour soi ! Encore une fois, c'était à la fois thématique et amusant. Il faut partir étudier ni trop tôt (on perd trop d'encres), ni trop tard (quelqu'un est parti étudier avant vous). 

Pour le dessin des encres, j'ai résolu le problème de façon plus classique en offrant des récompenses pour l'achèvement de certaines portions de l'enluminure, avec un nombre de points dégressif. Cela donnait aussi plus de tension au choix des esquisses. 

Bref, j'avais déjà un prototype qui tournait bien en à peu près une semaine de travail. C'est alors que je suis tombé sur une vidéo d'Azul sur Trictrac.net. J'ai eu des sueurs froides en voyant qu'il y avait un système de lots de quatre ! Heureusement, la vision d'une partie m'a vite rassuré. La direction était très différente. Ouf !

* C'est en cherchant une vidéo de Hanamikoji que j'ai découvert la chaîne : La Ludothèque de Vincent et Mister Lou dont je suis un très fidèle spectateur.

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