20 mars 2020

Les Confins. Episode 1

Le confinement a débuté le mardi 17 mars. On est le vendredi.
Mais Fora a l'impression qu'il a commencé bien plus tôt. Des années auparavant.
Pourtant, elle n'est pas à plaindre. Ses deux parents sont en télétravail, ils sont à la maison, dans le grand appartement de près de cent mètres carrés qu'ils partagent à Villejuif, loin des logements sociaux. Il y a de la place, des plantes vertes, du parquet par terre, des tapis, des bibliothèques dans chaque pièce. Chacun a sa chambre pour travailler.
Même les voisins du dessus, qui aiment bien faire l'amour bruyamment et écouter du Adele tout aussi bruyamment le samedi à dix heures pile, au moment où ils se lèvent, même ceux-là les laissent tranquilles puisqu'ils ont foutu le camp à la campagne, malgré les consignes.
Ce doit être les mêmes qui ont voté pour qu'on économise sur les budgets des hôpitaux, qui trouvent que les migrants pourraient défendre leur patrie un peu plus au péril de leur vie et que les gens ne sortent pas assez de leur zone de confort.
Fora déteste cette expression.
Elle a le sentiment d'habiter depuis toujours dans une zone d'inconfort que son père appelle le « syndrome du cul entre deux chaises ».
Ce n'est pas grand-chose. Pas une dépression, pas une souffrance atroce. Un léger décalage avec le reste du monde.
Elle se sent trop vieille pour ses camarades du lycée, trop jeune pour ses parents et les adultes en général. L'adolescence, c'est l'entre-deux permanent. Elle aimerait être encore la petite fille de ses parents, alors que son corps lui rappelle qu'elle est une femme en devenir et que les regards sur elle ont changé. Des regards désirants, un peu sales, un peu moites.
La banlieue possède le même caractère de césure. Ce n'est ni la métropole, ni la province. Un truc perdu au milieu.
Bien sûr, son père ricane quand elle lui en parle. Il la surnomme « la princesse au petit pois ». Il est écrivain, alors il n'est pas avare de références littéraires et d'expressions choisies. Lui, il est heureux au milieu des livres du salon.
Sa mère, elle, ne tient pas à place. Elle aimerait être dehors, à faire son boulot de flic.
— Les Gilets Jaunes peuvent bien attendre un mois avant de se faire arracher une autre main ou un second œil, dit son père à sa mère.
Cela ne la fait pas rire.
Fora les regarde se tourner autour comme deux fauves dans une cage du zoo. Elle ignore s'ils s'aiment encore. Elle voit leur complicité, leur tendresse, leur lassitude aussi, leur usure.
Quand elle se tourne vers la fenêtre, elle voit au loin les gens dans la rue qui semblent agir comme ils le font d'habitude, comme si de rien n'était.
Non, ce n'est pas vrai.
Il y en a même qui sortent plus qu'avant. Ce monsieur barbu n'a jamais autant promené son chien, ce gamin n'a jamais autant fait de trottinette, cette mamie n'a jamais autant fait de courses.
Fora méprise leur égoïsme et envie leur bêtise insouciante.
Le soir, à vingt heures, elle ne se joint pas aux acclamations à la fenêtre pour remercier les personnels soignants. Parce qu'elle a honte de ne rien faire d'autre que de rester planquée chez elle. Parce que le geste d'applaudir face à la maladie est tellement dérisoire, alors qu'il lui donne des frissons malgré elle.
Le plus étrange pour elle, ce sont tous ces gens qui craignent la solitude et l'ennui.
Fora est bien toute seule. Elle est tranquille. Elle ne s'ennuie pas. Ce serait un comble avec toutes les plates-formes de streaming, les réseaux sociaux et les sites d'hébergements de vidéos. Sans parler des milliers de livres qui trônent dans le salon. Et les devoirs envoyés frénétiquement par les enseignants qui ont sans doute peur de ne plus exister sans leurs élèves.
À certains moments, elle erre dans l'appartement, juste pour le plaisir de déambuler.
Ce soir, par exemple, quand ses parents sont couchés, elle se relève.
Elle goûte la nuit. La fraîcheur qui entre par la fenêtre ouverte.
Au loin passe la lueur de gyrophares qui teintent les murs d'un bleu froid. La police municipale vérifie que les gens sont rentrés chez eux. Et les infirmières, les médecins, les livreurs, les ouvriers, les postiers, les caissières, les sans-logis ? Où sont-ils ? Est-ce qu'ils sont allés partager leur virus avec ceux qu'ils aiment ?
Fora frisonne.
Elle referme la fenêtre. Un courant d'air agite le rideau blanc qui dissimule une partie de la bibliothèque. C'est l'endroit où se trouve l'écran de télévision que l'on cache par coquetterie.
Pourtant, cette fois, dans la pénombre du soir, les lueurs troubles des lampadaires, elle a l'impression qu'une masse noire a remplacé la bibliothèque. C'est sans doute une illusion d'optique.
Un frisson lui remonte le long de l'échine. Bizarre.
Elle sait que, partout dans le monde, des gens meurent de la pandémie. Sont-ce déjà les fantômes qui viennent hanter les vivants ? La tenture prend des allures de linceul.
Inspirant profondément, Fora s'approche.
Normalement, les revenants devraient se venger de ceux qui continuent à sortir au parc, à organiser des barbecues, à se claquer la bise, à se masser aux marchés. Fora, elle, n'est sortie qu'une demi-heure en trois jours pour acheter des fruits. Il y a sûrement de meilleures cibles pour les vengeances spectrales.
Alors pourquoi cette angoisse qui lui serre la gorge ? Elle n'a rien à se reprocher après tout.
Maudissant sa peur ridicule, elle avance vers le rideau, toujours agité par un mouvement infime. Sa main se tend vers le coton immaculé, qui paraît presque fluorescent dans le noir.
Ses doigts effleurent le tissu froissé, presque granuleux. Le cœur battant à ses tempes, elle soulève le rideau au moment où les feux arrière d'une voiture en bas de la rue colorent le textile d'un rouge sanguinolent.

2 commentaires:

Leia Tortoise a dit…

Pas facile à lire en ce moment, vu le sujet, mais je me suis quand même laissée happer...

CLAVELUS a dit…

Merci ! Ensuite, on s'évade de tout ce contexte. C'est le but !