21 mars 2020

Les Confins. Episode 2

Au début, tout semble normal. Ce ne sont que des alignements de livres.
Fora est presque déçue.
Cependant, à mesure que ses yeux s'accommodent à l'obscurité, elle remarque des détails troublants.
D'abord, il n'y a plus trace de l'écran de télévision : le rectangle noir a disparu, comme avalé par les livres.
Puis, Fora note que les ouvrages sont étrangement empilés.
Çà et là, les dos se décalent de façon infime. Cela l'étonne car son père a à cœur de ranger sa bibliothèque avec soin, disposant les volumes par taille et par ordre alphabétique.
Elle l'a même surpris une fois à aligner ses Pléiades avec une règle.
Ils n'ont plus jamais reparlé de ce moment gênant.
En se penchant, Fora comprend ce qui a attiré son attention : les étagères sont manquantes. Les tablettes de bois, les échelles se sont tout simplement évanouies.
Les tomes sont empilés directement les uns sur les autres.
Fora se redresse et soupire. Un début de crampe intercostale la fait grimacer. D'où vient ce phénomène ?
Ce serait dommage qu'elle commence à délirer au bout de seulement quelques jours de confinement. Elle en sourit toute seule mais un pincement dans la poitrine continue de lui rappeler sa peur.
Elle songe qu'il lui est souvent arrivé de rêver de l'appartement
— Je roupille, en fait…
Elle a dû s'endormir en sursaut dans son lit.
Cela fait partie des événements surprenants : elle a beau ne rien faire de ses journées, le soir, elle est fatiguée et s'écroule sur sa couette.
En général, il suffit de se dire qu'on rêve pour pouvoir en sortir et recouvrer le contrôle de ses pensées. Elle inspire profondément et essaie de prendre conscience de son corps, depuis les racines de ses cheveux, jusqu'à ses pieds nus.
Elle sent ses mèches longues peser sur ses épaules et son dos, ses orteils enfoncés dans l'épais tapis oriental et dont la laine moussue lui chatouille les phalanges.
Tout cela est bien trop réel, trop tangible.
Elle sent même un étrange parfum qui lui chatouille les narines, une odeur un peu piquante de papier moisi et de vieux cuir.
— Bon ! se dit-elle à haute voix. Ça ne marche pas.
Elle pourrait se pincer mais elle n'en a pas envie. Cette atmosphère de rêve éveillé lui plaît. Elle a presque peur que cela s'arrête.
Après tout, il ne s'agit nullement d'un cauchemar.
Rien ne l'empêche de prolonger l'expérience, de rester, une fois de plus, suspendue entre deux états.
Alors, tenant toujours le rideau relevé, elle tend la main gauche vers le mur de livres. La pulpe de son index s'aplatit doucement contre le dos d'un livre qu'elle ne connaissait pas. Il est assez gros, épais, courtaud. Le contact est agréable, comme si elle caressait une autre peau.
Soudain, elle ne rencontre plus aucune résistance. Le volume cède sous pression, pourtant légère, de sa main.
— Oh, non !
Le tome s'enfonce comme une brique dans un mur sans mortier. Elle essaie de le rattraper, imaginant le bruit affreux qu'il va produire en tombant.
En une fraction de seconde, elle imagine déjà ses parents debout dans le noir, l'interrogeant sur ses errances nocturnes.
Ou pire : elle se réveille !
Ses gestes sont rapides mais maladroits. En tentant d'agripper le livre en fuite, elle heurte du dos de la main les autres volumes qui l'entourent.
Ils sont si légers ! On dirait des boîtes de chaussures vides. Ils s'effondrent ! Toutes ses tentatives se soldent par un échec total.
Le mur de livre s'effondre à la manière de dominos verticaux.
Fora ferme les yeux, ne voulant pas assister à ce désastre, comme si ses paupières pouvaient atténuer le vacarme d'une bibliothèque écroulée.
La tête rentrée dans les épaules, aveugle, elle attend.
Rien ne vient, à part un léger frottement.
Et puis une brise douce lui effleure le visage.
Après de longues secondes d'attente, elle rouvre les yeux.
Devant elle, le mur s'est fracturé, enfoncé, abattu. Certains livres se sont entassés comme un tas de gravats à l'entrée de l'anfractuosité.
— Bah, merde, alors !
Fora n'en revient pas. Ce tableau est impossible.
Le mur du salon est mitoyen au bureau de son père et il n'est guère épais. Il n'y a aucun espace possible pour accueillir une telle cavité.
Afin d'en avoir le cœur net, Fora contourne la bibliothèque et va jeter un coup d'œil dans le bureau. Elle passe la main sur la paroi. C'est à cet endroit que son père range son vélo d'appartement. Le plâtre est intact, si l'on excepte les traces de pédales vers le bas.
Déconcertée, Fora revient dans le salon.
Le trou est toujours là. Elle sent même un air doux s'en échapper, à l'encontre de toutes les lois de la physique classique et de la géométrie euclidienne, ce qui fait beaucoup.
Une légère sueur baigne maintenant le front de Fora.
Si elle rêve réellement, les choses risquent de devenir intéressantes. Si elle ne rêve pas, eh bien…
Dans les histoires, c'est le moment où le héros hésite avant de se lancer dans l'aventure. Son père lui a déjà exposé ce schéma un nombre incroyable de fois.
Et, en effet, Fora hésite.
Elle demeure là un moment, dressée devant cette bouche d'ombre qui semble l'appeler. Il s'élève de ces profondeurs obscures une sorte de murmure que Fora perçoit quand elle tend l'oreille.
Bon, elle ne va pas rester là cent sept ans.
On n'a pas souvent l'occasion d'explorer son propre appartement et d'y découvrir des lieux inédits.
Cependant, comme Fora est une fille pratique, elle va chercher ses baskets dans l'entrée. Elle retraverse la pièce sur la pointe des pieds afin de ne pas faire de traces sur le précieux tapis.
Avalant sa salive, elle inspire et enjambe le tas de livres pour pénétrer dans la faille ténébreuse.

Aucun commentaire: