22 mars 2020

Les Confins. Episode 3

Fora n'y voit presque rien et se rattrape maladroitement aux volumes qui forment une sorte d'arche autour d'elle.
Elle songe à l'image de Gaston Lagaffe, enfermé au milieu d'une caverne entièrement composée de livres, heureux. Son père lui avait offert un tee-shirt à son effigie.
Cependant, l'adolescente ne se sent pas rassurée.
Elle a du mal à se maintenir droite. Ses mains glissent sur des dos dont le cuir s'effrite et il monte une odeur de champignons des profondeurs de la faille.
Heureusement, un peu plus loin, le terrain se transforme. Les ouvrages sont disposés plus régulièrement, de manière à former un escalier d'encyclopédies.
Fora hésite à fouler ces beaux tomes. On lui a appris toute petite à respecter les livres.
Elle n'a guère le choix. Et puis, l'excitation l'emporte sur tout le reste.
Presque à tâtons, elle descend les marches une à une en se guidant dans un tunnel de livres, maintenu par une superbe clé de voûte qui a dû être un dictionnaire dans une vie antérieure.
Elle progresse avec précaution tandis que les lueurs des réverbères, encore visibles au loin, s'effacent peu à peu.
Bientôt, elle se trouve dans le noir complet.
Seule sa respiration résonne à ses oreilles, ainsi que le frottement de ses semelles sur les vélins. Pour Fora qui hésite encore à passer au végétarisme, voire au véganisme, le fait de piétiner de la peau morte est particulièrement troublant.
Au fur et à mesure, même la rumeur trouble de la rue avec le bus de nuit qui passe de temps à autre, s'éteint.
Elle est seule dans le noir.
Elle ne panique pas, sans doute à cause de la proximité rassurante des livres. Elle a été dressée à leur trouver toutes les vertus, si bien qu'elle n'imagine pas qu'il puisse lui arriver quoi que ce soit de mauvais en leur présence.
Pourtant l'obscurité totale l'inquiète. Elle se demande combien de temps cet escalier voûté va se prolonger dans les profondeurs. Il va bientôt falloir songer à revenir sur ses pas.
Fora se retourne pour regarder la lueur fantomatique à l'entrée du tunnel.
Soudain, le sol se dérobe sous ses pieds…
Elle pousse un cri, étouffé par les parois de papier, et bascule en avant. Son cœur s'arrête et ses entrailles lui remontent dans la gorge.
C'est la chute libre !
Sous ses mains, qui lui entre dans la bouche, elle sent une sorte de poussière, de sciure sur laquelle elle glisse sans pouvoir se retenir. Elle perd tout repère.
Son seul réflexe consiste à se recroqueviller en position fœtale et à protéger son visage. Cela ressemblerait presque à un toboggan de parc aquatique, sans l'humidité.
« Je vais mourir » est son unique pensée.
Heureusement, avant d'être victime d'une crise cardiaque, elle sent la pente s'infléchir en douceur. Le sol redevient à peu près plat. Fora secoue les pieds et les mains pour se débarrasser de la couche poussiéreuse qui la recouvre.
Essayant d'oublier les battements précipités dans sa poitrine, elle examine l'étrange matériau granulaire dans lequel elle baigne. Ce sont de petits fragments blanchâtres, semblables à des confettis baroques : du papier.
Elle a appris récemment, dans les bonus de la dernière saison de Game of Thrones (elle n'a osé dire à personne qu'elle l'avait aimée), que la neige qui apparaissait à l'écran était en fait une poudre de papier.
Et, en effet, elle a l'impression d'être allongée dans une congère tiède.
Tout à coup, une pensée la frappe : elle y voit !
Redressant la tête, Fora observe les alentours à la recherche d'une source lumineuse et demeure bouche bée, malgré les confettis qui lui collent aux lèvres.
Elle se trouve dans une grotte gigantesque, avec des piliers de basalte étranges qui rendent une clarté douce, comme si la pierre brillait.
Mais ce n'est pas ce qui retient son attention.
Le roc a été taillé partout et, dans les niches sculptées, s'étalent des livres par milliers, non, par millions !
Ils montent à perte de vue dans les hauteurs. En outre, les reliures dorées à l'or fin brillent d'un éclat chaleureux qui lui donne l'impression d'avoir atterri dans l'antre de Smaug.
Un vertige l'étreint.
Le sommet de cette bibliothèque de pierre noire se perd dans l'ombre. Des colonnes cyclopéennes se dressent à intervalles réguliers. Celles-là sont formées de concrétions calcaires blanchâtres.
Ces énormes piliers stalagmitiques, dont les formes évoquent parfois la tour de Pise, sont eux-mêmes chargés de livres.
Fora crache machinalement deux confettis au goût de carton, tournant sur elle-même pour embrasser les lieux du regard.
— La vache !
L'écho de sa voix se répercute sur les monstrueux pilastres, se prolongeant à l'infini, rebondissant de bord en bord. Elle examine le sol qui ressemble à la fin du Stalker de Tarkovski, dans la Zone, avec ses amoncellements blanchâtres, presque arénuleux.
Fascinée, Fora ne sait plus où donner de la tête. Dire qu'un instant plus tôt, elle arpentait l'appartement familial au milieu de sa banlieue rouge en déshérence.
Deux idées s'imposent alors à elle.
D'une part, elle n'a aucune idée de la manière de retourner sur ses pas. La chute a été longue et elle complètement perdu de vue l'escalier par lequel elle est arrivée. Cela lui provoque un petit pincement au niveau du diaphragme.
D'autre part, elle a la brusque certitude de ne plus être seule.
Un léger grincement s'élève dans son dos.
Glacée, le souffle court, elle pivote lentement sur elle-même pour apercevoir un être suspendu à un fil et dont la tête en bas, à la Spiderman, se trouve à la hauteur de la sienne.
Fora a juste le temps d'apercevoir des yeux d'insectes sertis dans une carapace cuivrée avant de se mettre à hurler.

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