23 mars 2020

Les Confins. Episode 4

De saisissement, Fora recule, trébuche, bat des mains, et tombe en arrière.
L'image de cet insecte humain suspendu devant elle s'imprime dans ses rétines. La créature est recouverte d'une chitine aux reflets métalliques entièrement articulée.
Puis, Fora s'enfonce dans un nuage de papier floconneux.
La nausée lui noue les entrailles. Plongée dans la couche blanchâtre, elle se retourne sur le ventre et entreprend de ramper avec un manque singulier de grâce.
Heureusement, sa reptation est dissimulée par les amas de confettis.
Elle avance, les yeux, les oreilles, la bouche, les narines emplis d'une pâte cartonnée, mélange de papier et de sueur.
À bout de souffle, elle redresse la tête à la surface, jette un coup d'œil effrayé en arrière et ne voit plus rien.
Elle reprend sa course folle, mi-roulade mi-reptation, comptant déjà deux points de côté sur le même flanc.
Sous l'effet de la terreur, son cerveau fonctionne à toute allure mais pas dans la direction qu'elle souhaiterait. Là, par exemple, elle se demande quelle allure elle doit présenter à un observateur extérieur, puis comment il est possible de souffrir de deux points de côté au même endroit.
Ensuite, elle songe au fait que, d'après une de ses lectures, au hasard d'une déambulation vespérale sur Wikipédia, le point de côté demeure un mystère pour la médecine moderne.
Fora pense enfin que cette douleur abdominale, survenant généralement au cours d'un effort physique, est tout de même moins fatale que le coronavirus baptisé Covid-19 et qu'elle aurait tort de se plaindre.
Cependant, elle n'a pas envie de mourir, ici et maintenant, même au milieu des livres.
Malgré ces réflexions peu en phase avec une fuite coordonnée et efficace, Fora, ou plutôt son corps, parvient à mettre une certaine distance entre elle et le monstre humanoïde.
Elle arrive au pied d'un pilier et s'efforce de grimper.
Ses pieds ripent sur des gorges de livres, cet espace ouvert entre le dos et le plat. Des volumes basculent tandis qu'elle s'élève. Depuis, le cours de gym de M. Lyhus en troisième, elle n'a guère pratiqué l'escalade.
Cependant, les gestes lui reviennent.
Quand elle se colle à la paroi, elle sent son cœur battre à tout rompre dans sa cage thoracique. L'adolescente poursuit sa route, semant des tomes derrière elle, rongée par le remords d'abîmer ces superbes reliures.
Hors d'haleine, elle s'interrompt un instant, arrêtée à environ cinq mètres du sol. La hauteur est difficile à évaluer en raison de l'épaisse couche de neige papélaire.
Elle sait que le mot « papélaire » n'existe pas, évidemment.
Mais elle ne connaît aucun adjectif désignant le papier alors elle s'en invente un.
Comme ça.
De toute façon, cela se passe dans sa tête et personne, pas même son père, ne viendra lui reprocher son barbarisme.
Une fois chassées toutes ces pensées parasites, Fora tente d'apercevoir le monstre qu'elle fuit.
Il n'y en a plus aucune trace.
Ses yeux s'exorbitent pour aller aux limites de son champ de vision. C'est sûr : la chose n'est plus là.
Elle respire un peu mieux.
Elle avale l'air à pleins poumons et l'oxygène la brûle. Usant de ses dernières forces, elle monte quelques mètres supplémentaires et se hisse sur un surplomb, maudissant une fois de plus son élégance en fuite.
Elle s'étale sur le plateau naturel offert par le pilier de craie.
Soudain, elle se fige et son cœur manque une nouvelle systole.
Une ombre se dresse devant elle.
Par chance, avant de choir dans le vide en reculant hors de portée, Fora se rend compte que la silhouette est totalement immobile. Elle se fige et observe l'apparition avec un détachement tout relatif.
Il s'agit en réalité d'une statue grandeur nature, faite d'un matériau étrange, couleur papier mâché.
Elle représente un ange classique, avec des ailes et une longue robe. Cependant, les traits du visage possèdent un caractère extrêmement anguleux et ridé. C'est comme si une momie avait croisé un séraphin.
En examinant plus précisément le visage, elle note que la sculpture, si l'on fait abstraction de sa couleur bistrée, appartient au courant hyperréaliste. L'ange étrange arbore un nez aquilin, des sourcils épais et sévères, des joues hâves et un cou qui rappelle ceux des vautours.
— Beurk ! ne peut s'empêcher de s'exclamer Fora.
Elle a l'impression d'être plongée dans un épisode de Doctor Who écrit par Steven Moffat qui mélangerait « La Bibliothèque des Ombres » (saison 4) et « Le Labyrinthe des Anges » (saison 5, de la 2e série, bien sûr).
Profitant de ce court répit, elle crache les dizaines de confettis qui ont eu l'audace de se coller à sa peau humide de transpiration, ainsi que, plus surprenant, à son palais et à ses gencives.
Il lui reste à comprendre d'où viennent ces statues baroques.
Elle emploie le pluriel car elle devine qu'il en existe d'autres. D'ailleurs, maintenant qu'elle profite de sa vue plongeant sur la bibliothèque, elle remarque plusieurs silhouettes ailées disposées dans des niches, entre des empilements de livres.
Ils forment des sentinelles immobiles et silencieuses.
C'est au moment où Fora se tourne vers l'endroit par où elle pense être arrivée, dans l'espoir de rentrer un jour chez elle, qu'elle perçoit un couinement suivi d'un reniflement.
Elle ravale péniblement sa salive et jette un coup d'œil prudent en arrière.
— Oh non, murmure-t-elle, ça va pas recommencer !

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