24 mars 2020

Les Confins. Episode 5

Contre toute attente, Fora ne se trouve pas nez à nez avec un cafard géant mais avec un rat brun, appelé aussi rat d'égout. Une fois encore, son esprit galope à vive allure vers des renseignements peu utiles.
Sauf qu'elle se souvient que le Rattus norvegicus (nouvelle réminiscence), s'il est un omnivore opportuniste, peut parfois devenir un redoutable carnassier. Pour les souris.
Sauf que le surmulot qui lui fait face mesure à peu près trois mètres, sans compter la queue. Dressé sur ses pattes arrière, il exhibe des incisives gigantesques et jaunâtres.
Cette fois, Fora reçoit comme un choc électrique dans le dos.
Elle a échappé (provisoirement) à une pandémie pour se faire dévorer par un animal connu comme un vecteur possible de nombreuses maladies ! La cruelle ironie ne lui échappe pas tandis qu'elle recule lentement vers le rebord de la niche.
À cet instant, un discret grincement se produit derrière elle.
L'adolescente lutte pour contrôler sa vessie. Elle reconnu le bruit du cafard géant !
Elle est prise entre deux feux, ne pouvant plus battre en retraite ni avancer.
C'est la fin !
Elle songe à ses parents qui doivent toujours dormir tranquillement dans leur appartement de Villejuif et qu'elle imagine inconsolables à leur réveil, en constatant sa disparition.
La pensée même de leur chagrin lui fait monter les larmes aux yeux.
— Hem ! Hem !
Fora sursaute. Elle a cru entendre le son de quelqu'un qui s'éclaircit la gorge.
Une personne.
Humaine.
Alors, elle jette des regards de tous les côtés, prête à appeler au secours.
Un soupir impatient éclate tout près.
Désormais, le doute n'est plus possible. C'est l'insecte géant qui a émis ce son.
Fora se tourne vers le cafard caparaçonné, toujours suspendu à son fil.
Maintenant qu'elle l'observe un peu plus longuement, elle lui trouve des allures de samouraï. Surtout la tête qui évoque les casques bombés à ornement frontal, qu'elle avait pris pour des antennes.
Quant aux yeux à facettes, ils se transforment lorsque le monstre lève une patte vers sa face et les soulève littéralement de leurs orbites.
Fora en demeure bouche bée.
Il ne s'agissait pas réellement des yeux mais d'une série de jumelles imbriquées les unes dans les autres, comme un mélange entre une longue-vue télescopique et des lunettes d'essai d'ophtalmologie, bardées de verres et de molettes.
Derrière cet équipement barbare apparaissent deux iris émeraude, pailletés d'or, d'une beauté presque surnaturelle.
Fora voit alors deux sourcils parfaitement dessinés se froncer. Puis une voix à l'intérieur de l'armure de cuivre lui parvient, étouffée, courroucée.
— Je vous conseille de me suivre si vous souhaitez survivre.
En même temps, l'inconnu lui tend un bras secourable.
Tout en essayant de ne pas penser à la fameuse réplique de Terminator 2, Fora voit une partie de ses craintes s'évanouir.
Docilement, elle avance la main vers son sauveur qui l'empoigne sans ménagement par le poignet et l'attire à lui.
Fora trébuche et tombe dans les bras du guerrier (c'est son hypothèse la plus plausible), se cognant au plastron de l'armure.
Aussitôt, le chevalier déclenche une descente en rappel, ou son équivalent dans ce monde étrange, et ils chutent tous les deux dans le vide.
Le rat géant, mécontent, bondit, dents en avant.
Fora voit l'animal manquer son coup, à peine un mètre au-dessus d'eux, et refermer ses mâchoires sur le fil auquel ils sont suspendus.
— Il me paraît à propos de vous cramponner fermement.
Fora obéit, malgré sa surprise d'entendre le guerrier tourner des phrases aussi compliquées dans un tel contexte. À peine a-t-elle resserré sa prise sur la taille étrangement fine de son sauveur que la corde cède sous les assauts du rongeur.
Une fois de plus, ses entrailles lui remontent dans la gorge.
Très à l'aise, le chevalier les fait pivoter d'un coup de rein pour se placer en-dessous de Fora. La jeune fille n'en saisit pas vraiment la raison.
Jusqu'à ce qu'ils heurtent le sol, dix mètres plus bas.
L'armure semble encaisser le choc et Fora ne perçoit qu'un gémissement incontrôlable de la part du guerrier quand ses poumons sont comprimés par le poids de sa passagère.
Heureusement, la couche papélaire (elle aime décidément bien ce mot) a amorti le choc.
Cependant, le guerrier la fait basculer sur le côté dans un mouvement fulgurant.
Tourneboulée, Fora comprend qu'il cherche à la protéger du rat qui les a suivis dans leur chute. Celui-ci tombe lourdement, à quelques centimètres de la jambe de l'adolescente.
Mais elle n'est toujours pas au bout de ses émotions.
Le chevalier la saisit au col et l'oblige à se relever. Fora se redresse et court tant bien que mal sur les traces de son sauveur, en ayant l'impression d'évoluer dans de la poudreuse particulièrement profonde.
Tout à coup, elle voit son prédécesseur sauter en avant et s'affaler à plat ventre dans les confettis.
Deux pas plus tard, sa cuisse heurte une barre tendue à l'horizontale. L'objet est heureusement fait d'un matériau souple et le heurt est plus surprenant que douloureux.
Cependant, emportée par son élan, Fora bascule en avant et atterrit…
Dans un livre !
Elle se trouve avec le chevalier sur les pages ouvertes d'un grimoire aux dimensions incroyables. La surface de l'ensemble doit mesurer quatre mètres carrés puisqu'elle supporte sans mal deux passagers.
Le guerrier s'empare d'un énorme signet de fil bleu et en tend un second à Fora.
— Je réitère mon conseil de tantôt, glisse-t-il.
À cet instant, l'énorme ouvrage se met à glisser sur la sciure blanchâtre. Toute la masse de confettis se met en branle et commence à s'écouler vers ce qui ressemble à un maelstrom de papier.
— Vous êtes sûr de vous ? s'écrie Fora.
— Plaît-il ? s'enquiert le chevalier, sans doute gêné par son casque et le vacarme digne d'une chute d'eau qui résonne désormais sous les voûtes de la bibliothèque.
Fora n'a pas le temps de répéter sa question. Elle s'accroche désespérément au marque-page cousu et ferme les yeux tandis que les remous du tourbillon se rapprochent inexorablement.

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