25 mars 2020

Les Confins. Episode 6

— On va mourir, non ? hurle Fora.
Jusqu'ici, sa vie de lycéenne pré-pandémique était surtout occupée par le nouveau bac, la protestation contre les E3C, ces épreuves de contrôle continu qui se déroulaient jusqu'à présent dans un beau foutoir. Quand elles se déroulaient.
L'adolescente aurait donné beaucoup pour passer directement au post-bac et en finir avec ce gouffre d'incertitudes et de tensions.
À présent, elle n'en est plus si sûre.
Un gouffre, bien réel, s'ouvre en effet devant elle.
Elle s'agrippe comme elle peut au signet énorme qui ressemble à une gigantesque natte oubliée par Raiponce et se plaque contre le papier du livre. Elle découvre d'ailleurs avec plaisir que le contact est doux, presque velouté.
— Je vous prierai de ne pas souiller les pages, avertit le chevalier de sa voix feutrée.
— Vous pensez vraiment que c'est le problème principal, là, maintenant ?
— Le livre passe avant tout, réplique le guerrier d'un ton péremptoire.
Ce n'est peut-être pas le moment de lui avouer qu'elle a atterri ici en piétinant des encyclopédies.
Pendant leur échange, le radeau-grimoire a continué de flotter sur la surface tourmentée des flots de papier, donnant l'impression de surfer sur une vague immense.
— Écoutez, reprend Fora malgré l'angoisse qui lui serre la gorge, je vous remercie de m'avoir sauvée face à ce rat géant, mais j'aimerais bien savoir si on va mourir.
Le chevalier, qui dirige l'esquif en tirant sur le signet à la manière d'un cocher menant ses chevaux, se tourne vers elle, le regard sévère.
— Ces surmulots se révèlent fort utiles quand on les côtoie longuement, assène-t-il d'un ton fâché. Ils permettent d'éliminer de nombreux déchets qui, autrement, encombreraient la Cryptobibliothèque.
— Il y en a quand même un qui a cherché à me dévorer…
Fora est alors frappée par une idée :
— Comment avez-vous appelé cet endroit ? La Cryobibliothèque ?
L'œil que pose le guerrier sur elle est plein d'une commisération inquiète.
— La Cryptobibliothèque, malheureuse ! Mais de quel ciel êtes-vous tombée ?
— Justement, répond Fora, je voulais vous dire…
Elle ne dit rien.
La raison en est simple : son estomac vient brusquement de se frayer un chemin dans son œsophage sous l'effet d'un brusque décrochement du livradeau.
L'esquif rejoint les anneaux du maelström et commence à tourner sur lui-même à vive allure, à la manière des manèges de fête foraine. Les premiers effets du mal de mer se font ressentir et Fora porte une main à sa bouche.
Le regard du chevalier devient carrément effrayant :
— Je vous interdis de rendre gorge sur les pages, somme-t-il.
La jeune fille s'emporte. Pour un peu, elle lancerait à son interlocuteur un vibrant « ok, boomer ! ». Craignant de ne pas être comprise, elle se contente d'un :
— Il va vraiment falloir revoir vos priorités, mon vieux !
— Mon vieux ?
La conversation doit alors être interrompue parce que le bateau-livre (Fora hésite encore sur la meilleure appellation), en descendant lentement dans la gueule du tourbillon, tourne de plus en plus vite.
L'adolescente use de toutes ses forces pour ne pas être éjectée du grimoire. Elle sent même ses pieds se décoller du papier. Les mains crispées sur le signet, elle serre les dents.
Le vent souffle par bourrasques et lui siffle méchamment aux oreilles.
Fora est soulevée par la force centrifuge et prie pour que le marque-page de tissu ne lâche pas.
Enfin, comme dans un lavabo qui se vide, la bibliobarge atteint le siphon et est soudain avalée dans un gargarisme ignoble.
Le livre chute, recouvert d'une marée de confettis.
Fora tient bon.
Elle est malmenée par des courants étranges mais ses mains s'agrippent au signet au point que le sang quitte ses phalanges blanchies.
Du coin de l'œil, elle aperçoit, bouche née, la cascade formidable qui s'écoule. Les chutes du Niagara sont battues, même celles aussi qui apparaissent dans le film Happy together de Wong Kar-wai (elle cherchera le nom exact en rentrant ; son père doit le savoir, il adore ce cinéaste hongkongais).
Un déluge monumental de poudre de papier s'abat en lambeaux blanchâtres sur les gorges noires, comme si un titan avait laissé traîner ses haillons au bord du précipice.
Le chevalier ne s'en laisse pas conter.
Campé sur ses deux pieds, arrimé au signet, il ressemble à ces cowboys dans les compétitions de rodéo qui essaient de se maintenir en selle tout en attrapant un veau au lasso.
Malgré le vacarme, Fora l'entend presque murmurer à l'oreille du livre, ce qui lui semble tout bonnement impossible.
Le sol bouillonnant se rapproche à vive allure.
Ils vont se noyer ! Ou alors ils vont se fracasser sur un récif !
Il n'empêche, Fora aimerait bien savoir ce qu'est exactement cette Cryptobibliothèque dont parlait son sauveur un peu plus tôt.
Au moment où elle croit que tout est définitivement perdu (elle n'est pas très optimiste), le grimoire géant se met à bouger.
En fait, il se replie lentement, comme pour écraser ses deux passagers.
Est-ce dû à la chute ? En tout cas la situation ne s'améliore guère pour eux.
Au bout de quelques secondes, le livre entame le geste inverse. Il s'ouvre totalement.
Puis recommence.
Fora croit rêver.
Les mouvements s'accélèrent, dans un sursaut convulsif. Puis, quand le rythme devient régulier, Fora lui reconnaît une parenté avec des battements d'ailes.
Et en effet, avec une grâce inattendue pour un élément de cette taille, le grimoire se détache de la cataracte et prend son envol.

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