26 mars 2020

Les Confins. Episode 7

Émerveillée, Fora voit le bateau-livre devenu oiseau-livre, flotter dans l'air sombre de la grotte. Un vent nouveau vient lui gifler le visage.
Le grimoire survole des remous terrifiants de l'océan papélaire qui s'agite en contrebas. On dirait une mer d'écume.
La jeune fille en profite pour reprendre sa respiration.
— Vous auriez pu me prévenir que ce truc savait voler !
Le chevalier lui lance regard sourcilleux.
— Ce « truc », comme vous l'appelez aussi inélégamment, se nomme un Codex Gigas.
— Ah ? fait Fora, refroidie par le ton glacial.
Levant les yeux au ciel devant son ignorance, le guerrier consent à lui expliquer :
— Ils ont été baptisés ainsi en souvenir du premier Codex Gigas, un manuscrit médiéval écrit au XIIIe siècle par un moine bénédictin du monastère de Podlažice en Bohême. Il mesure près d'un mètre de haut.
Ne sachant que répondre, Fora se contente d'acquiescer.
— Le folio 290 comporte une célèbre enluminure du diable qui lui a également valu le surnom de Bible du Diable, sobriquet que je trouve au demeurant parfaitement ridicule.
— D'accord…
— On raconte qu'il aurait été écrit par un moine emmuré pour avoir rompu ses vœux monastiques. Ce dernier, pour se faire pardonner, aurait promis d'écrire en une nuit un livre couvrant toute l'étendue des connaissances humaines. Incapable de tenir sa promesse, il se serait tourné en dernier ressort vers Lucifer, accordant son âme en échange de son aide. Là aussi : pures fariboles !
Fora hoche de nouveau la tête, consciente de l'étrangeté de sa situation : recevoir un cours sur un manuscrit ancien, tout en chevauchant un, au milieu d'une bibliothèque impossible et souterraine.
— Mais… euh… il volait aussi le manuscrit du moine ?
Le chevalier a un soupir excédé.
— Ne soyez pas ridicule ! D'ailleurs, notre Codex Gigas ne vole pas vraiment en cet instant. Il ralentit simplement notre chute.
En effet, maintenant qu'on le lui dit, Fora se rend compte que, malgré des battements d'ailes frénétiques, l'oiseau-livre perd de l'altitude.
Beaucoup d'altitude.
— Et vous ne pouvez pas le faire voler pour de vrai ? s'écrie l'adolescente, de nouveau saisie par la panique.
— Impossible, rétorque le chevalier. Ce Codex Gigas est conçu pour transporter une seule personne. Il ne peut en supporter deux. Nous allons planer jusqu'au sol.
— Vous voyez, ça aussi, c'est une information que j'aurais aimé avoir plus tôt !
— Chacun sait pertinemment que…
Le guerrier s'interrompt et Fora voit ses yeux s'écarquiller sous l'effet d'une incommensurable surprise.
— Comment pouvez-vous ignorer… ? Non, je ne peux pas y croire… Serait-ce… ? Non…
Fora met fin à son supplice :
— Je viens de la bibliothèque de mes parents. Il y avait une sorte de brèche et…
Le chevalier secoue négativement la tête, désarçonné pour la première fois.
— C'est impossible ! Cela n'est pas arrivé depuis…
Fora tend l'oreille, avide d'en apprendre davantage sur le monde dans lequel elle a mis le pied par inadvertance.
Hélas, au même moment, elle remarque un pilier qui s'approche à vive allure.
Son sauveur, manifestement bouleversé par sa révélation, a manqué de vigilance et conduit le Codex Gigas (Fora trouve le nom un peu long, elle décide de le raccourcir un peu ; instantanément, elle songe à la forme « Gigax » sans savoir pourquoi) vers l'une des colonnes de basalte.
Au dernier moment, le chevalier tente de virer de bord mais l'élan du Gigax est tel qu'il continue de foncer droit vers le fût de pierre.
Dans un râle, le guerrier parvient à tirer sur le signet et à incliner le vaisseau livresque sur le côté.
Hélas, un pan de reliure heurte le basalte.
Le choc est d'une violence inouïe.
Le Gigax se met à tournoyer sur lui-même à la manière d'un boomerang. Une fois encore, Fora est soulevée dans les airs. Sa prise sur le marque-page est si forte qu'elle sent ses paumes saigner.
Son compagnon a moins de chance.
Le pan gauche du livre, rabattu par la collision, le frappe sur le casque et l'assomme à demi. Hébété, il lâche son signet et tombe dans le vide sous l'œil hébété de Fora, incapable de réagir.
Une sorte de plouf retentit presque aussitôt, comme s'il avait plongé dans du polystyrène expansé.
Au même moment, le Gigax atterrit brutalement à la surface de l'océan de papier. Fora est plaquée contre les pages qui, heureusement, amortissent légèrement le choc.
Pendant leur conversation, le grimoire a presque rejoint la mer. Fora ne perd même pas connaissance.
Aussitôt, parmi les flots déchaînés qui ballottent le Gigax, elle se redresse et observe les alentours.
Le chevalier n'est plus visible nulle part.
— Non ! Non !
En plus de craindre une accusation de non-assistance à personne en danger, Fora voit disparaître la seule personne susceptible de répondre à ses questions, voire de la ramener chez elle.
Alors, malgré ses souvenirs houleux de la piscine au collège, elle noue fermement le signet autour de sa taille et, après une longue inspiration, se pince le nez pour sauter dans les vagues.

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