27 mars 2020

Les Confins. Episode 8

Tout en plongeant, Fora doit s'avouer qu'elle n'a aucune idée de ce qu'elle fait.
Ses notions de natation sont plus que balbutiantes. Sans le signet qui la relie à la page, elle se mettrait même en grand danger.
Elle s'enfonce dans le matériau meuble qui rappelle les piscines à balles. On dirait que les flocons de papier se sont agglomérés pour former des sphères de bonne taille.
Aveuglée, assourdie, Fora fouille à tâtons dans les flots qui la malmènent. Elle brasse des quantités de gros confettis de son bras libre, l'autre demeurant enroulé autour du marque-page.
Soudain, du bout des doigts, elle effleure quelque chose.
Elle espère qu'il s'agit bien du chevalier et non d'un quelconque monstre se promenant sous la surface.
Après un mouvement de recul, elle repart à l'assaut des vagues tumultueuses pour attraper le guerrier.
Elle se retourne un ongle sur un repli d'armure, crie, grommelle, recommence.
Cette fois, elle parvient à saisir une ceinture ou quelque chose d'approchant. Elle tire de toutes ses forces. Ses articulations protestent. Ses muscles se déchirent.
Elle persiste.
Usant de l'énergie qui lui reste après cette série de mésaventures, elle parvient à ramener le chevalier près d'elle. Il s'agit maintenant de le faire remonter sur le Gigax. Cela ne va pas être une partie de plaisir.
Heureusement, les boulettes de papier leur permettent de ne pas trop s'enfoncer dans l'océan.
Fora attrape le chevalier par les aisselles et le hisse. Il est lourd !
De son autre main, elle essaie de remonter le long du signet en profitant du mouvement des vagues lorsqu'elles la portent vers le haut. À chaque fois, elle reprend sa prise quelques centimètres au-dessus.
Enfin, elle pense être arrivée en bonne position. Renonçant à toute dignité, elle passe une jambe sur le Gigax, plante son talon dans la page et utilise cet appui pour faire rouler le corps inerte du chevalier au moment où une lame vient heurter le livradeau.
Cela fait, elle bascule à son tour sur le grimoire ouvert.
Là, allongée sur le dos, il lui faut de longues minutes pour retrouver son souffle.
Puis Fora se redresse, alarmée.
Le chevalier était inconscient. Il faut lui porter les premiers secours !
Elle s'approche du corps évanoui et pose sa tête sur la poitrine cuirassée. Elle n'entend rien avec le mugissement de la chute d'eau toute proche.
Comment traite-t-on les noyés ?
Fora se décide enfin à ôter le casque de son compagnon. Elle tire sur le heaume vaguement oriental avec ses lunettes étranges articulées sur le front.
À sa grande surprise, une cascade de cheveux noirs se répand sur la page blanche comme des arabesques folles.
Fora en demeure bouche bée.
Le chevalier est une femme.
Ou plutôt une jeune femme qui ne doit guère être plus âgée qu'elle. Cela explique la délicatesse de ses traits entrevus et la finesse de sa taille.
Les paupières closes, l'inconnue demeure sans connaissance. On dirait qu'elle ne respire plus.
Fora se penche sur le visage endormi en ayant l'impression de jouer le prince dans la Belle au bois dormant.
Soudain, les yeux s'ouvrent et deux iris émeraude scintillent. Fora se fige.
De nouveau, les sourcils s'arquent pour exprimer un étonnement méfiant.
— Que faites-vous ?
Fora se sent rougir des pieds à la tête.
— Eh bien, je… vous étiez… alors… respiration artificielle ?
La jeune femme reste parfaitement immobile. Elle possède une peau ambrée qui rehausse la beauté de ses yeux clairs.
— Sachez que le fait de m'avoir manifestement sauvée, ce dont je vous remercie, ne vous donne aucun droit sur moi, reprend-t-elle.
Sa voix, qui n'est plus étouffée par le casque, se révèle chaude et douce, plus grave encore.
Fora s'éloigne, extrêmement gênée.
— Pas du tout ! Je…
L'inconnue redresse son buste à quatre-vingt-dix degrés, très raide, et observe les environs.
— Ah, fait-elle, je vois que nous avons atteint les Chutes de Papier.
Fora aurait aimé penser à cette expression bien plus tôt. Elle s'imposait en effet.
Elle se tait cependant pour laisser parler la jeune femme qui se met debout et entreprend de piloter le grimoire en manœuvrant les deux signets.
— Nous allons suivre le courant vers Pardamone. Nous serons plus tranquilles là-bas.
— Pardamone ?
— La cité…
De nouveau, la jeune femme lève les yeux au ciel.
— J'oubliais que vous ignoriez tout de la Cryptobibliothèque.
— Justement, insiste Fora. Si vous pouviez m'expliquer un peu, ce que je fais ici. Et où on se trouve exactement.
— Nous verrons cela à Pardamone, tranche son interlocutrice. Pour l'heure, il nous faut nous éloigner de ces remous dangereux.
L'adolescente résignée s'assied dans le pli du livre, un peu en retrait.
— Je m'appelle Fora, au fait !
— Quelle étrange appellation, s'exclame l'autre. Vous devez en vouloir à vos parents.
Fora hausse les épaules.
— Pas vraiment, je…
Mais sa phrase est interrompue par sa compagne :
— Vous pouvez vous adresser à moi sous le nom de Dame Elinor.
— Dame Elinor ?
Fora trouve que c'est au moins aussi étrange que son propre prénom mais garde cette remarque pour elle.
— Le titre de dame, c'est parce que vous êtes chevalier ?
— Chevalier ?
Dame Elinor éclate de rire.
Pour la première, ses traits des détendent et elle devient extrêmement jolie. Son rire résonne en grappes de notes graves et veloutées.
— Je ne voulais pas vous vexer, grommelle Fora. J'aurais dû dire chevalière ou chevaleresse ?
— Pas du tout, tempère Dame Elinor.
Elle plante ses yeux verts dans les siens et déclare crânement :
— Je ne suis pas un chevalier, Fora. Je suis une sorcière.

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