29 mars 2020

Les Confins. Episode 10

Fora est tirée du sommeil par une légère pression sur l'épaule.
Elle rêvait de ses parents, là-bas, dans leur appartement soudain vide. Elle se rassure en se disant qu'elle va bientôt les retrouver. Si tout va bien.
— Réveillez-vous, dit doucement Dame Elinor.
Fora soulève ses paupières et se retrouve face à deux émeraudes. Décidément, ces yeux, il faudrait vraiment faire quelque chose. On s'y perd…
Elle se frotte les cheveux, regrette l'absence d'une tartine ou d'un cacao pour le petit déjeuner, avant de se souvenir qu'elle ignore totalement l'heure qu'il est. Son ventre gargouille.
Fora rougit.
— Il n'y a rien à manger ?
— Uniquement des nourritures spirituelles, réplique Dame Elinor en désignant la page dans laquelle Fora est enroulée.
Elle pose pour la première fois les yeux sur le contenu du livre. Malheureusement, il s'agit d'un manuscrit médiéval en latin et calligraphié en minuscule caroline, ce qui le rend impossible à déchiffrer.
— Encore une de vos blagues ? marmonne la jeune fille.
— Vous ne seriez pas du matin ? s'étonne faussement la sorcière.
— Non, je ne suis pas du latin !
Fora rougit de nouveau. Le jeu de mots lui a échappé. Son père adore commencer les mauvais calembours dès le saut du lit, sous l'œil indulgent de sa mère.
Elle ignore pourquoi mais elle aurait préféré dissimuler cette part de son éducation.
Fort heureusement, Dame Elinor ne relève même pas.
— J'ai de quoi remonter votre moral en berne.
Elle se tourne vers l'horizon qu'elle enveloppe d'un mouvement fastueux.
— Nous sommes arrivées à Pardamone…
Fora se penche sur le côté et sa mâchoire se décroche.
C'est une ville.
Ou plutôt, ce sont des villes !
La cité s'étend dans tous les sens : des tours majestueuses qui semblent taillées dans les piliers colossaux aperçus plus tôt, des promontoires tendus au-dessus du vide, des canaux suspendus, des plates-formes au milieu des gouffres, des dômes, des passerelles, des terrasses, des halles.
Certaines parties deviennent inextricables, incompréhensibles, comme des prisons de Piranèse dans leur versant lumineux.
Les parois présentent toutes la même caractéristique : les livres, au lieu d'être refermés à l'intérieur des bâtiments, couvrent chaque espace exposé. Ce sont des reliures à l'infini, des briques verticales, aux couleurs changeantes puisque certains édifices sont entièrement composés de reliures bleu, corinthe, violet, havane, vert antique, vert émeraude ou rouge vénitien.
Et, à chaque rai de lumière émanant de la pierre, répondent les reflets chatoyants des dorures.
À mesure que le Gigax se rapproche, Fora distingue de nouveaux détails.
Des parcs sont ouverts en divers lieux, ainsi que des fontaines, mais aussi des statues nombreuses, à la manière gréco-latine, représentant des anges. Des sortes de tramways en bois creusent les bâtiments et les traversent avec un grondement sourd.
— Personne n'oublie jamais la première fois que son regard se pose sur Pardamone.
Dame Elinor elle-même semble réprimer une émotion intense. Fora est parcourue de longs frissons de bonheur et les petits cheveux de sa nuque se hérissent.
— C'est génial ! s'exclame-t-elle, abasourdie.
Elle ne parvient pas à en dire davantage.
Quand le Gigax aborde à l'immense jetée qui se prolonge vers l'océan papélaire, elle comprend que les rues sont également pavées de livres. Des reliures de cuir épais sont disposées à la manière de dalles. En certains endroits, les ouvrages sont protégés par d'épais carreaux de verre.
Même les arbres qui bordent les quais possèdent des niches creusées dans leur tronc qui présentent des tomes accessibles. Certaines personnes lisent d'ailleurs allongées sur les branches.
Enfin, le bateau-livre touche terre.
Ébahie, Fora le remarque à peine. Elle saisit machinalement la main que lui tend Dame Elinor pour l'aider à grimper sur le quai. Ce spectacle l'éblouit.
— Si mon père pouvait voir ça !
Elle n'a guère le temps de s'extasier davantage.
Une autre jeune femme aux longs cheveux bouclés arrive à pas rapides dans leur direction, soulevant les pans de sa tunique blanche. Elle sourit mais ses yeux expriment une certaine méfiance.
— Qui est-ce ? demande-t-elle à Dame Elinor.
Son regard se pose avec insistance sur la main que Fora n'a pas lâchée. Comprenant sa bévue, la jeune fille a un geste de rejet comme si elle le contact la brûlait.
— Je te présente Fora, fait Dame Elinor sans se départir de son calme. Elle vient du « monde réel ».
L'inconnue semble rassurée.
— Je vois, dit-elle. Je m'appelle Auriane.
— Vous êtes une sorcière, vous aussi ? ne peut s'empêcher de demander Fora.
— Comme les autres, élude Auriane, toujours souriante. Bon, elle vous attend.
— Dis-lui que nous arrivons au plus vite, répond Dame Elinor.
Fora remarque qu'elle tutoie Auriane. D'un signe de la main, la sorcière soulève le bateau-livre des flots. Comme si tout cela était naturel, il vole élégamment jusqu'à une sorte de cabine cylindrique à taille humaine.
— Dans un premier temps, nous désinfectons le Gigax, commence Elinor.
— Puis, ce sera votre tour, complète Auriane avec une lueur coquine au coin de l'œil. Avec la pandémie, nous ne devons prendre aucun risque.
Le Gigax se place dans la cabine entièrement transparente avant d'être arrosé d'un gaz qui en fait trembler le papier. Puis, il ressort, frétillant, secouant ses pages comme un chien mouillé. Fora a presque envie de lui gratter le dos.
Dame Elinor, qui a déjà retiré ses vêtements, s'avance vers le cylindre et passe devant elle, nue comme un ver.
— Ah ouais, carrément ? s'exclame Fora interloquée. Bon…
Elle prend une longue inspiration pour se donner du courage (en se disant que ce n'est pas si différent d'un vestiaire qui n'aurait pas de murs et qui se situerait au milieu d'un espace public, heureusement peu fréquenté) et commence à ôter ses baskets.

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