30 mars 2020

Les Confins. Episode 11

Une fois dépouillée de ses vêtements, Fora avance vers le cylindre, les bras croisés sur sa poitrine. Elle a connu de meilleurs moments dans sa vie.
En plus, Dame Elinor possède une silhouette à filer des complexes à n'importe qui.
À petits pas rapides, un peu rassérénée par le contact des reliures sous ses pieds, l'adolescente gagne la cabine de décontamination et s'installe face à la sorcière.
Une idée l'effleure soudain et elle a honte de ne pas y avoir pensé plus tôt.
— Mince ! Et les gestes barrière ? Je vous ai peut-être contaminée sans le vouloir !
Elinor semble amusée :
— Présentez-vous le moindre symptôme de cette affection ?
— Non, mais je pourrais être porteuse saine…
Comme pour lui répondre, un jet de gaz glacé l'enveloppe, lardant son épiderme des millions de gouttelettes pointues comme des aiguilles. Pendant une bonne minute, elle est incapable de parler, suffoquée par l'atmosphère de la cabine.
Elle aperçoit juste, à travers le verre embué, le sourire goguenard d'Auriane qui ne les quitte pas des yeux.
Enfin, la douche épineuse s'achève. Elinor ne bronche pas.
— Ne me dites pas qu'il y a une deuxième couche !
Une nouvelle tempête se déchaîne dans le cylindre.
Cette fois, imitant la sorcière, Fora doit lever les bras afin que tout son corps profite du nettoyage. Le bruit est moins fort et elle peut poser une des questions qui l'obsèdent :
— Du coup, on va être confinées toutes les deux ?
Se rendant compte de ce qu'elle vient de dire, elle pique un fard et se reprend :
— Enfin, je ne voulais pas dire ensemble, hein ?
— Il n'existe pas de confinement à Pardamone, consent à expliquer Dame Elinor. Le virus n'a d'effet sur les personnes que dans le « monde réel ».
— Mais alors quel est l'intérêt de tout ça ?
— Dans la Cryptobibliothèque, nous protégeons les livres. Ce sont eux qui tombent malades.
— Sans déconner ?
Elinor ne relève pas et, toujours altière, quitte la cabine. Elle tend la main et attrape, sans la regarder, la pile de vêtements que lui tend Auriane. Il s'agit d'une robe longue, entièrement blanche, à pourpoint brodé.
Fora la suit en frissonnant. Elle cherche des yeux ce qu'elle pourrait enfiler.
— Et moi ?
Auriane désigne négligemment quelques habits posés à terre un peu plus loin.
— Sympa ! maugrée l'adolescente.
Malgré tout, les affaires sont pliées avec soin et propres. Fora s'habille d'un jean blanc et d'un tee-shirt de même couleur, note qu'il n'y a pas de soutien-gorge et renonce à en réclamer un.
Cependant, lorsqu'elle voit que l'on évacue ses vêtements vers une sorte de poubelle, elle réagit :
— Je peux les récupérer les baskets ? J'y tiens.
— Bien sûr…
De mauvaise grâce, Auriane les pousse à l'aide d'une sorte de râteau de bois dans la cabine où les chaussures sont désinfectées à leur tour. Quand Fora les récupère, elle se sent immédiatement mieux, même si une légère humidité demeure à l'intérieur.
— Bien, conclut Auriane, vous êtes prêtes pour la rencontrer.
Fora ignore de qui il s'agit mais le ton employé pour parler de cette personne résonne avec une singulière dévotion.
Auriane se penche alors vers Elinor et l'embrasse à pleine bouche.
Cela dure si longtemps que Fora est obligée de détourner le regard pour ne pas être suspectée de voyeurisme.
Elle remarque à cette occasion que le quai comporte des sortes de grosses baguettes à journaux, placées à intervalles réguliers, comme des poutres pour attacher les longes de chevaux, sauf que les ouvrages sont disposés à califourchon dessus, attendant sans doute un prochain voyage.
Pendant ce temps, Auriane a fini d'inspecter la glotte d'Elinor.
— Je vous invite à me suivre, déclare cette dernière sans la moindre trace d'émotion.
Fora lui emboîte le pas rapidement. Elle a le sentiment d'avoir mis les pieds dans une situation qui la dépasse. Toutes ces jeunes femmes habillées de blanc ne lui inspirent que de la méfiance. Elles font plus nonnes que sorcières. Ce n'est pas vraiment mieux dans son esprit.
Fora arrive devant une sorte d'ascenseur, inséré dans la paroi, qui ne s'arrête jamais. Les cabines ouvertes sont enchaînées et défilent sans interruption, celles de gauche descendant, celles de droite montant.
Elinor saute souplement dans le pater noster.
Fora la rejoint tant bien que mal. Ses jambes tremblent toujours un peu de ses récentes émotions. Une fois encore, elle se retrouve face à la sorcière dans un espace confiné.
Rapidement, elle sent qu'elle va devoir parler pour évacuer la gêne, même si cela doit engendrer encore plus de gêne par la suite.
— Dites, votre copine, elle ne serait pas un peu possessive ?
Elinor la foudroie du regard. Elle lui lance ce qui pourrait ressembler à un éclair froid, la brûlure de la glace.
— Ce n'est pas ma « copine », comme vous dites…
— Il faudrait la prévenir. Elle n'a pas l'air d'être au courant, réplique Fora, à la fois contente d'elle et surprise par sa propre insolence, qui venge un peu son humiliation de tout à l'heure.
L'ascenseur poursuit sa montée le long du bâtiment. Comme les cabines sont ouvertes directement sur le vide, Fora doit se plaquer contre la paroi du fond.
— Comment vous faites pour ne pas avoir le vertige ?
— L'habitude a ses vertus…
L'adolescente s'efforce de ne pas regarder vers le bas. Son seul recours, ce sont les yeux magnétiques d'Elinor.
— On va voir qui, du coup ? demande-t-elle pour ne pas penser qu'elles se trouvent à plusieurs dizaines de mètres du sol et qu'une chute serait mortelle.
— Vous allez avoir l'honneur de rencontrer la Grise-Moire.
Malgré l'air soudain extatique de la sorcière, Fora hausse les épaules. Elle espère ne pas être tombée dans une secte avec un gourou délirant.
— Je suis désolée mais je ne sais pas qui c'est…
— Vous saurez bientôt. Nous descendons ici.
À cet instant, elles ont atteint un palier. Elinor saute sur une passerelle. Fora la suit maladroitement, manquant se tordre une cheville à l'atterrissage parce qu'elle a trop attendu.
Elle se trouve devant un couloir immense. Malgré la luminosité très blanche qui tombe des verrières du plafond, les murs sont chargés de livres dont la disposition propose de nouveaux motifs.
Ainsi, cette fois, ce sont des caisses de bois en forme de losanges, collées les unes aux autres à la manière de coffrages. Chaque casier est rempli de rouleaux empilés et dont dépasse seulement une étiquette qui s'agite au passage des deux jeunes femmes.
L'odeur est différente ici, plus ancienne, plus douce. Cela sent l'Antiquité. Fora ne parvient pas à le définir autrement.
Soudain, Elinor s'arrête devant une porte majestueuse de chêne sculpté en bas-relief représentant une femme en lecture.
Une frise calligraphiée entoure la figure, rappelant à fois les peintures de Mucha et la porte des mines de la Moria.
La sorcière toque poliment au battant.
— Entrez ! fait une voix de l'autre côté.
Elinor pousse la porte, entre dans la pièce et Fora retient son souffle.

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