31 mars 2020

Les Confins. Episode 12

Fora pénètre à son tour dans la pièce.
Contrairement à son attente, la salle est de taille moyenne, assez confortable. Les murs sont faits de pierres gravées en lettres grecques. Elles composent les murs comme un manteau d'arlequin pétrifié.
Quant au plafond, il s'agit d'une coupole nervurée de caissons en stuc dont la calotte est percée d'un oculus sommital qui laisse entrer la lumière, à la manière du Panthéon de Rome.
Un rapide coup d'œil apprend à Fora que les caissons sont remplis d'ostraca, des tessons de poterie utilisés comme support d'écriture.
Le sol, lui, consiste en un simple plancher.
La jeune femme en est presque déçue. Cependant, l'une des lames rectangulaire se coince sous les empreintes de ses semelles et se soulève.
Discrètement, elle essaie de la remettre en place de la pointe du pied avant de se rendre compte qu'il ne s'agit pas d'un parquet mais de tablettes de cire assemblées. Chacune peut s'ouvrir pour dévoiler un texte gravé dans la cire.
Dame Elinor s'éclaircit la voix et Fora comprend qu'elle doit relever la tête.
La salle ressemble à une salle de cours sauf qu'au lieu des tables déprimantes du lycée Gustave-Caillebotte, chaque bureau se compose d'un banc et d'un pupitre incliné sur lequel est placée une feuille de parchemin tenue par des presse-papiers de plomb, suspendus à des fils tressés.
Chaque élève est équipée d'un plumier, d'un encrier, ainsi que d'un lutrin attaché à gauche de la table par un bras de bois pour soutenir un manuel.
C'est un rêve de calligraphe !
Époustouflée, Fora examine les élèves qui portent toutes des vêtements blancs sortis d'à peu près toutes les périodes de l'histoire. Certaines sont habillées de tuniques antiques, d'autres de robes médiévales ou Renaissance quand d'autres semblent tirées de la Révolution ou de la Belle Époque. D'aucunes auraient même pu acheter leur vêtement chez Desigual (mais sans les motifs colorés).
Les élèves appartiennent toutes à la gent féminine et ne lui prêtent aucune attention. Leurs regards sont tournés vers le large tableau de cire sur lequel une femme écrit des mots en grec armée d'un énorme stylet qui ressemble à une baguette magique.
Elle se retourne.
— Bon, alors, c'est vrai, comme ça, l'épigraphie grecque n'est pas super folichonne. Mais, vous verrez qu'à la fin de l'année, vous me considérerez comme votre professeure de défense contre les forces du mal. Mais attention : pas la version Quirrell ou Lockhart ; plutôt le versant Lupin. Mais sans les poils et les cicatrices… Ou Maugrey. Mais sans l'œil chelou, ni les cicatrices non plus… Quoique, du coup, je m'interroge… Vous avez remarqué que les meilleurs professeurs de défense contre les forces du mal ont des cicatrices ? C'est une espèce de médaille du mérite chez eux. Mais je m'égare…
Fora observe l'enseignante qui vient de tenir ce discours.
Elle est grande, bien bâtie, toute de noir vêtue, porte de longs cheveux noirs, très raides qui lui descendent jusqu'à la taille. Son visage est ovale avec de faux airs de Mona Lisa, si ce n'est qu'un nez pointu saille au milieu de ses traits curvilignes.
Derrière ses lunettes rondes, on distingue des yeux un peu petits, un peu myopes, même rehaussés de noir.
Cela ne suffit pas à étouffer une lueur intense qui brille dans ces prunelles.
Ce n'est pas de la simple gentillesse, ou de la bienveillance, mais une sorte de bonté rassurante. Fora a immédiatement l'impression que cette femme ne lui causera jamais le moindre mal.
— C'est la Grise-Moire ? demande-t-elle à la dérobée.
Le visage de la femme s'éclaire d'un sourire.
— Ah, je vois que ma petite samouraï est revenue. Je vous laisse. On se retrouve demain. Nawal, tu n'oublieras pas de me rapporter le Genette. Je dois vérifier quelque chose.
Les élèves se dressent dans un raclement de bancs sur le parquet et de froissements de parchemin. Elles quittent les lieux comme des lycéennes normales, riant, discutant, se bousculant.
Tandis que la salle se vide, la Grise-Moire s'approche de Fora et Dame Elinor.
— Alors ? Quelles nouvelles des tranchées ?
Son air est devenu plus soucieux et son front se plisse légèrement.
— Comme vous l'aviez pressenti, la florule se répand dans la Cryptobibliothèque. Le sol est encombré de poussière de papier. Les surmulots surviennent en nombre.
Tout en écoutant, la Grise-Moire remue la bouche. Fora finit par comprendre qu'elle se mord la peau à l'intérieur des lèvres pour mieux se concentrer.
— À cette occasion, j'ai rencontré Fora. Nous sommes rentrées grâce au Gigax.
— Le Gigax ?
Dame Elinor soupire d'avoir laissé échapper le mot. Fora vient à son secours :
— C'est moi qui appelle comme ça vos gros livres volants. C'est une contraction de Codex et Gigas…
— Excellente idée ! approuve la Grise-Moire. Vous contribuez déjà au renouvellement onomastique de notre petite communauté. Vous aviez pensé à Gary Gygax, l'un des créateurs de Donjons & Dragons ?
— Pas vraiment, avoue Fora. Mais c'est peut-être pour ça que le nom sonnait bien.
— Il claque, vous voulez dire ! Si même Elinor, qui, soyons franche, est assez conservatrice, l'emploie, son usage va se répandre comme une traînée de poudre. Les mots ont une vie par ici. La capitale a déjà changé de noms plusieurs fois.
La Grise-Moire se tourne vers Elinor.
— Tu en as assez fait pour l'instant. Repose-toi.
Comme cette dernière ouvre la bouche pour protester, la femme l'interrompt :
— J'aurai bientôt de tes services. Je veux que ma petite samouraï soit au meilleur de sa forme.
La sorcière s'incline et se retire dignement.
La Grise-Moire s'intéresse de nouveau à Fora.
— Je devine que vous nous arrivez du dehors. Il va falloir que vous me racontiez tout cela. Cela fait longtemps que je n'y suis pas allée. Quant à moi, je vous expliquerai les tenants et les aboutissants de notre Cryptobibliothèque. C'est bien le moins que je puisse faire pour vous.
Fora acquiesce, un peu étourdie.
— Vous êtes prête pour un petit sabbat ? demande soudain la Grise-Moire
— Un… sabbat ?
— Oui, vous savez, nous, les sorcières, on sacrifie un coq, on se barbouille de sang et on danse nues au clair de lune…
Voyant l'air effaré de Fora, elle ajoute :
— Non, je plaisante. On va juste boire du thé vert et manger des cookies. Suivez-moi.

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