1 avril 2020

Les Confins. Episode 13

Fora emboîte le pas à la Grise-Moire qui part à foulées rapides. Quand sa robe se soulève un peu, on aperçoit ses Doc Martens coquées noires.
Décidément, Fora n'en finit pas d'être surprise par ce qu'elle découvre dans les tréfonds de la bibliothèque familiale. Elle se demande à nouveau si ses parents étaient au courant qu'un tel passage existait.
Après avoir arpenté le corridor, la Grise-Moire s'arrête devant une autre porte qu'elle ouvre d'un geste vif.
— Refermez derrière vous, je vous prie.
Fora découvre un grand bureau encombré de livres. Elle reconnaît notamment de nombreux ouvrages de la collection Budé avec leurs dos jaunes pour le grec et rouge pour le latin.
Les murs sont faits de feuilles de papier, comme dans les maisons japonaises.
D'ailleurs, la Grise-Moire tire un panneau et dévoile une seconde pièce dans laquelle trône un ordinateur de gamer avec des lumières violettes, un immense écran, un casque sans fil agrémenté d'un micro et d'un clavier ergonomique qui brille des mêmes lueurs mauves.
— C'est mon petit jardin secret, hu hu !
Elle laisse échapper un rire de petite fille espiègle.
— Vous avez l'électricité ici ? s'étonne Fora.
— Bien sûr ! On n'est pas à Poudlard. On ne fait pas comme si la modernité n'était jamais arrivée et qu'on était toujours au XIXe siècle. Parce que, eux, c'est la sorcellerie version amish… J'ai même réussi à chopper Netflix, ajoute-t-elle d'un ton plus bas.
Elle pose une main solennelle (en fait deux doigts seulement de contact) sur le bras de la jeune femme.
— Mais ne le dites pas à Elinor, hein ? Elle me lancerait des grenades.
Sans attendre, dans un mouvement de balancier de sa longue chevelure, elle repart dans les tréfonds de son antre, fouille dans un tas hétéroclite d'objets difficiles à identifier et revient avec une bouilloire électrique qui semble à demi rongée par le tartre.
— Où j'ai mis mon thé vert ? Racontez–moi un peu d'où vous venez pendant que je cherche…
Fora, mise à l'aise par le comportement de la Grise-Moire, s'entend relater toutes ses aventures depuis qu'elle a tiré le rideau de la bibliothèque dans l'appartement de ses parents.
Les mots lui viennent aisément et elle débite son histoire, reprenant à peine son souffle pour décrire son sauvetage par Dame Elinor.
— Dame Elinor ? Eh bien, elle ne se mouche pas du coude, ma petite samouraï. Vous savez, Elinor tout court, ça suffira. Ah !
La Grise-Moire revient, brandissant triomphalement une boîte de thé en métal. Elle branche ensuite sa machine sur une prise à peine discernable dans le mur.
Rapidement, l'eau se met à grommeler.
La Grise-Moire achève la préparation du thé et s'assoit avec un soupir dans sa chaise gaming inspirée des sièges baquet des voitures de course.
— Ah ! Mon dos ! soupire-t-elle. Bien, je vais essayer d'éclairer votre lanterne. Voyez-vous, la sorcellerie possède une longue histoire, principalement féminine, ce qui explique que nous soyons des femmes en très grande majorité. Je vous la fais courte : la sorcellerie était d'abord orientée vers la médecine. Mais quand les hommes — hou, le vilain patriarcat ! — ont voulu reprendre la main sur le savoir médical, à la Renaissance, les sorcières ont été diabolisées et pourchassées. Le Malleus Maleficarum, traité de chasse aux sorcières, est publié en 1487. S'ensuit une véritable traque avec tortures, bûchers, noyades et tout le tralala.
La Grise-Moire sirote son thé ; Fora l'imite en regrettant son cacao du matin.
— Bref, c'est un sale temps pour nous. Nous avons dû nous replier sur d'autres secteurs du savoir. Or, en 1455, une invention n'était pas passé inaperçue : c'est la date de publication de la Bible de Gutenberg grâce à l'imprimerie. Du coup, les sorcières ont abandonné la médecine, du moins en apparence, et se sont consacrées aux livres. Cela explique la manière dont les femmes se sont emparées peu à peu de l'écriture et de la lecture.
Après une nouvelle gorgée de thé vert, la Grise-Moire poursuit. Fora est suspendue à ses lèvres.
— Je disais un peu plus tôt que cette reconversion forcée ne s'était faite qu'en apparence. Car nous n'avons pas abandonné la médecine pour autant. Mais au lieu de nous concentrer sur la chirurgie, l'anatomie et la pharmacopée, nous nous sommes penchées sur… ça.
Elle tapote de l'index sur le côté de son crâne.
— Être sorcière, aujourd'hui, c'est croire que le livre est guérisseur. Et un peu magique aussi.
— Wouah ! s'exclame Fora sans pouvoir articuler autre chose.
— Je ne vous le fais pas dire ! Et cela explique pourquoi nous sommes installées dans la Cryptobibliothèque, qui est un peu notre base arrière, à mi-chemin entre la Comté des Hobbits et Avalon.
L'adolescente hoche la tête, étourdie par cette fresque historique brossée à grands traits.
— Mais comment est-ce que j'ai débarqué ici ?
— Ah, il faut savoir que la Cryptobibliothèque communique avec toutes les bibliothèques du monde. Il suffit de trois livres sur une étagère et — pouf ! — on y est.
— À ce compte-là, n'importe qui pourrait arriver ici !
La Grise-Moire a un mouvement de dénégation et repose sa tasse.
— Ce n'est pas si simple. Bon, déjà, plus la bibliothèque est importante, plus le passage est facile. Il doit exister d'autres circonstances qui font que vous êtes arrivée ici. Je dois vous avouer que ce n'est pas mon souci principal pour l'instant. On doit lutter contre la florule.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une maladie des livres. Ils tombent en poussière. C'est comme le coronavirus mais pour le papier.
— Ça aurait un lien avec la pandémie ?
— Bien sûr ! Les mondes ne sont pas isolés les uns des autres. Par contre, le virus prend des formes différentes ici. Donc, voilà ce qu'on va faire : on va vous ramener chez vous. Et puis, on fermera les frontières le temps que cela se calme.
Fora se sent soudain partagée entre la joie à l'idée de retrouver ses parents et une forme d'appréhension.
— Mais je pourrai revenir ensuite ?
La Grise-Moire n'a pas le temps de lui répondre. Des cris terrifiés s'élèvent du couloir tout proche.
— Les Jacquemarts ! Les Jacquemarts arrivent !

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