2 avril 2020

Les Confins. Episode 14

La porte s'ouvre à la volée laissant apparaître l'élève nommée Nawal. Elle est livide, presque autant que le kimono dont elle est vêtue. Une longue tresse noire retombe devant son épaule gauche. Son regard est terrifié.
— Désolée, je venais vous rapporter le Genette et j'ai vu les Jacquemarts au loin.
La Grise-Moire recommence à se mordre l'intérieur des lèvres. Ses yeux se plissent sous l'effet d'une profonde réflexion. Son silence dure plusieurs secondes.
— Combien ?
— Une dizaine, peut-être.
Fora comprend de moins en moins ce qui se passe. Qui sont ces Jacquemarts qui plongent les sorcières dans un tel état de peur ? Cependant, elle n'ose rien demander, sentant que ce n'est pas le moment d'intervenir.
La Grise-Moire semble avoir pris sa décision.
— Rassemble les filles dans les salles de classe avec les professeures. On va se la jouer « Attentat-intrusion ». Que tout le monde prépare les livres. J'arrive bientôt.
Nawal hoche la tête et repart, un peu rassérénée par le calme de son enseignante.
La Grise-Moire se lève et pose sa tasse de thé.
— Suivez-moi, Fora du « monde réel ».
Fora ne répond pas à la pique. Les deux femmes s'engouffrent dans le couloir. La Grise-Moire marche à grands pas et les pans de sa robe claquent à chaque foulée.
Soudain, la sorcière s'arrête au milieu du corridor, devant une fenêtre, et se penche avec un gémissement.
— Ah, oh ! s'exclame-t-elle. Mes vertèbres, c'est des pots de yaourts superposés.
Elle se redresse pourtant, brandissant un livre de poche dont Fora peut déchiffrer le titre (Figures III) et l'auteur (Gérard Genette).
— Nawal a dû le laisser tomber en voyant arriver les Jacquemarts. Une erreur de débutante… On n'abandonne jamais un livre derrière soi. Surtout un Genette.
— C'est bien ? demande Fora pour être polie, n'ayant pas été convaincue par l'intitulé de l'ouvrage.
— Genette ? C'est notre rock star de la narratologie !
Sur ces mots, livre en main, elles reprennent leur marche rapide et parviennent rapidement devant une nouvelle porte, juste au moment où Fora allait trouver le courage d'interroger la sorcière en chef sur les Jacquemarts.
Le battant s'ouvre à toute volée, même si la jeune femme a l'impression que personne n'y a touché.
Une salle se dessine, entièrement décorée d'armures sur des présentoirs. Elinor se tient debout au milieu d'une foule d'autres jeunes femmes, visiblement en train de leur raconter une anecdote :
— À cet instant, elle me rétorque du tac-au-tac : « Et moi, je ne suis pas du latin » !
Fora reconnaît sa réplique et rougit, à la fois fière et embarrassée. Quelques rires résonnent mais, rapidement, les regards se tournent vers la Grise-Moire.
Surprise, Elinor regarde par-dessus son épaule. Fora prend le feu vert de ses yeux en plein cœur. Elle a même le réflexe de vérifier si Auriane se trouve dans la salle d'armes.
— Les Jacquemarts sont là, déclare posément la Grise-Moire d'un ton neutre.
— Si tôt ? s'exclame Elinor.
— Je pense qu'il ne s'agit que de quelques éclaireurs. On n'en est pas encore au Gouffre de Helm. Cependant, on ne va rien négliger.
Aussitôt Elinor entreprend d'enfiler son casque mais la Grise-Moire l'interrompt d'un geste.
— Nawal va mener l'assaut.
La stupéfaction se lit sur les traits de la sorcière.
— Elle n'a pourtant jamais commandé face aux Jacquemarts !
— Justement. Elle va faire ses armes maintenant. On ne commence pas par le grand bain quand on apprend à nager. Et puis, j'ai besoin de ma petite samouraï pour une autre mission.
Elinor se raidit et serre les dents. Elle attend.
— Tu vas raccompagner Fora chez elle.
La sorcière veut protester mais la Grise-Moire ajoute avec un éclat rieur au fond de l'œil :
— Prends mon Gigax.
Elinor réprime difficilement un sourire radieux. Il lui faut un court instant pour se reprendre et demander plus sérieusement :
— Est-ce donc ainsi que nous les nommerons désormais ?
— J'en ai bien peur.
La Grise-Moire se tourne vers les autres sorcières en armure.
— Venez avec moi. On a du Jacquemart à concasser.
La troupe s'équipe dans un fracas de métal et quitte la salle dans un bourdonnement impressionnant.
Fora et Elinor demeurent seules face à face. Sur le visage de la sorcière, le sourire s'est évanoui depuis longtemps. Elle enfile son heaume et part sans un mot.
Fora la suit après quelques secondes d'étonnement. Elle est obligée de courir pour la rattraper dans le couloir, dans la direction opposée à celle des autres sorcières.
— On va où ? s'essouffle Fora.
— Nous allons rejoindre une bibliothèque et je vous renverrai chez vous.
— Bon débarras, n'est-ce pas ? fait amèrement l'adolescente.
Elinor poursuit sa route sans rien ajouter, toujours pressée. Elle monte les marches d'un escalier en colimaçon qui monte dans une petite tour.
Fora lutte contre un nouveau point de côté. Elle n'a jamais fait autant d'exercice physique depuis le confinement. Non, même depuis des années.
Les poumons en feu, elle s'agrippe aux pierres qui saillent sur les côtés, en fait des livres minuscules qui forment la paroi intérieure de la tour.
Elle finit par aboutir au sommet.
Le sang qui lui bat sur les tempes est à la mesure de sa colère. Elle en a assez du traitement que lui inflige Elinor. Elle voit rouge.
— Je suis un boulet pour vous, non ? Depuis le début.
— Je n'aurais pas su mieux l'exprimer, réplique la sorcière, la voix de nouveau étouffée par son heaume.
— Eh bien, je…
Fora ne peut achever la réplique acerbe qu'elle préparait (en fait, elle a commencé sa phrase sous une brusque impulsion de colère sans savoir ce qu'elle allait dire).
Tout à coup, des chœurs lents, graves, terribles, s'élèvent dans le lointain.
Du haut de la tourelle, la plus haute de la cité avec son parapet crénelé, Fora aperçoit, à l'opposé de l'océan papélaire, des sortes de forêts étranges dont les feuilles semblent des pages blanches.
Et là, sortant à la lisière des bois, apparaissent des dizaines d'automates métalliques, au bronze vert-de-gris, coiffés de casques de conquistador, armés de lourdes masses.
Leurs bouches immobiles, béantes, exhalent ce chant à glacer le sang.
— Les Jacquemarts, murmure Elinor d'une voix blanche. Ils sont si nombreux…

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