3 avril 2020

Les Confins. Episode 15

En voyant ces êtres avancer de leur pas mécanique, Fora tremble. Ils ont l'air maladroits mais leurs marteaux de guerre sont impressionnants. Leurs pas de métal résonnent jusque dans les murs de la cité.
Prise d'une irrésistible envie de fuir, la jeune femme observe autour d'elle.
Il n'y a rien au sommet de cette tour à part un livre gigantesque, plus grand encore le Gigax d'Elinor. Il repose, ouvert, sur une poutre. Un escalier a même été disposé à côté pour voir monter dessus.
— On y va ?
La sorcière continue de fixer l'ennemi au loin, immobile. Après un instant, elle se détourne et grimpe d'un bond sur le Gigax de la Grise-Moire. On dirait un cowboy enfourchant son destrier.
Se sentant un peu minable, Fora emprunte les marches d'accès.
Cette fois, elle va s'asseoir sur le dos du livre, derrière Elinor. Les nerfs de cuir forment l'emplacement d'une selle.
Tout en prenant place, elle ne peut s'empêcher de lire les titre et auteur du livre : Lucien de Samosate, Œuvres complètes.
— Son ouvrage de prédilection, précise Elinor.
Alors, attrapant les signets comme deux rênes, la sorcière les tire vigoureusement en arrière et le Gigax décolle aussitôt. Fora a l'impression d'être le Prince de Motordu perché sur une toiture de course.
Le vent soulève ses cheveux et elle doit plisser les yeux pour ne pas être aveuglée.
À peine élevé dans les airs, le Gigax pique du nez.
— Vous êtes sûre que c'est le bon chemin ? bafouille Fora.
Elinor ne répond pas. Elle se dirige vers le pied de la tour à une allure démentielle. Prise de panique, Fora passe ses bras autour de la taille de la sorcière sans être rassurée pour autant.
Son cœur bat même plus fort.
Elle ferme les yeux et se concentre sur le contact de l'armure de métal qui tiédit sous son étreinte.
Enfin, Elinor redresse la trajectoire et Fora sent tous ses organes se réorganiser dans son abdomen.
— C'était vraiment obligé ?
Elinor demeure muette. Elle passe les deux marque-pages dans sa main gauche et dégaine une arme que Fora n'avait pas encore remarquée. Il s'agit d'une longue baguette de bois.
Mais elle ne ressemble pas à celles de Harry Potter (cela poserait sûrement des problèmes de droits). Elle s'apparente plutôt à une épée effilée ou un calame.
Relevant la tête, Fora se rend compte qu'elles foncent droit sur les Jacquemarts.
— J'avais pas compris le plan comme ça, grince-t-elle.
Elinor ne réagit toujours pas. Le bras levé, elle descend sur les automates qui se rapprochent bien trop au goût de Fora.
De près, ils sont encore plus effrayants avec leurs bouches ouvertes.
Leur chant arrive comme un mur sonique. Elle en ressent des vibrations dans la poitrine, comme les basses dans les concerts.
— On dirait de l'italien, non ?
Elle ne peut rien ajouter. Elinor vole en rase-motte.
Une fois à hauteur des Jacquemarts, elle assène un grand coup de calame. Un horrible jaillissement noir s'écoule de leur torse ouvert.
Des gouttes viennent consteller les pages des arbres.
À demi rassurée, Fora constate qu'il s'agit d'encre. Cela lui permet de lutter contre la nausée qui la prenait.
Le Gigax frôle le faîte des arbres et les feuilles murmurent à son passage.
Fora ne parvient plus à parler. Cette violence l'effraie, même s'il s'agit d'êtres mécaniques. Cette giclée était bien trop réelle.
Elle ravale la salive qui envahit sa bouche en espérant que la sorcière ne va pas refaire un tour. Elle risque de les faire tuer.
Le Gigax remonte dans les airs et vire de bord pour effectuer un demi-tour.
— Oh, non ! gémit Fora. Pitié !
Ses cuisses se serrent convulsivement sur la reliure, au point que les reliefs de la couverture lui blessent la peau. Elle a même l'impression que le cuir est redevenu vivant et remue sous elle.
Horrifiée, elle penche la tête et remarque que le titre a changé. Le nom d'auteur est à présent : Grise-Moire.
Quant au titre, il s'est considérablement allongé puisque Fora déchiffre : Golden Leader, vous avez une mission !
— Vous avez vu ? demande alors Fora, pleine d'espoir, à la sorcière.
Pour appuyer son propos, elle lui lit le nouvel intitulé.
Elinor ne régit pas et garde le cap.
Elle redescend en piqué sur les Jacquemarts.
— Je vais vomir, menace Fora.
Le Gigax ne ralentit pas. Il replonge toujours vers l'orée de la forêt. De nouveau, un fourmillement se fait sentir à l'intérieur de la cuisse droite de Fora.
Le nom n'a pas changé mais le titre est encore nouveau. Elle lit à haute voix en ayant l'impression d'entendre le timbre gouailleur de la Grise-Moire :
Maintenant on arrête les conneries !
Fora se dit qu'un titre pareil ferait sûrement fureur en librairie, du côté des essais sur l'écologie.
Pourtant, elles tombent toujours. L'adolescente se force à respirer par le ventre mais ce n'est pas facile avec l'armure de sa compagne qui la bloque.
Le Gigax descend.
Les bouches béantes des Jaquemarts semblent prêtes à les avaler. Leur chant est assourdissant. Elle reconnait enfin l'œuvre : il s'agit du chœur des esclaves de Nabucco. Un classique. Il y a pire accompagnement musical pour mourir.
— Bon, je suis contente de t'avoir connue, murmure Fora, résignée, à l'oreille d'Elinor.

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