4 avril 2020

Les Confins. Episode 16

Au tout dernier moment, Elinor pousse un cri rageur et tire brutalement sur les rênes.
Le Gigax vire de bord si vite que Fora entend presque des bruits de dérapage. D'ailleurs, le vent créé par le livre couche plusieurs automates qui tombent avec lourdeur.
Elles reprennent de l'altitude.
Fora n'a pas lâché sa compagne. Elle se sent un peu mieux.
— J'espère que tu n'as pas fait tout ça pour m'impressionner, lâche-t-elle, soulagée.
Elle se rend compte aussitôt qu'elle vient de tutoyer la sorcière qui les conduit à l'opposé de l'ennemi.
— Je voulais dire : « vous », corrige-t-elle aussitôt.
— Tout cela est votre faute, réplique alors Elinor d'un ton cassant.
— Ma faute ?
Le Gigax s'élève dans les airs, dépasse à présent la tourelle d'où elles sont parties. Les hauts édifices de Pardamone défilent sous le grimoire en sifflant. Les pointes de certaines flèches menacent d'en déchirer les pages tant Elinor les frôle de près.
Finalement, elles parviennent à la verticale de l'océan papélaire. Le sifflement se transforme en un murmure de papier froissé avec lenteur.
Fora parvient alors à desserrer la mâchoire. Une grande colère monte en elle.
— Ma faute ? répète-t-elle, furieuse. C'est pas moi qui ai amené ces Braquemarts à l'entrée de la cité.
— Les Jacquemarts, corrige Elinor, impitoyable.
— On s'en fout ! J'en ai marre de votre attitude. Depuis le début, vous m'en voulez d'être là ? Vous me tirez une tronche pas possible ! Vous m'accusez de tous les problèmes ! Comme si j'avais demandé à être là ! Je suis juste paumée, moi. Je ne demande qu'à rentrer chez moi ! Et vous, quand on vous ordonne de me ramener, qu'est-ce que vous faites ? Vous foncez sur des robots chelous en risquant nos vies à toutes les deux pour rien ! Vous pensiez vraiment que vous alliez les avoir à vous toute seule ? À moins que ce ne soit juste pour me flanquer la trouille ! Eh bien, c'est réussi ! Et vous devriez avoir honte ! Merde, à la fin !
Pendant un instant, le silence se fait. On n'entend plus que le frémissement des vagues en contrebas qui semblent chuchoter des secrets.
Puis, comme Elinor reste sans réaction, Fora est obligée de prononcer la phrase qui vient ruiner toute sa belle tirade :
— Et en plus, j'ai envie de faire pipi…
— Vous plaisantez ? s'étonne enfin Elinor.
— C'est à cause du thé vert, là ! Je n'allais pas refuser de le boire mais ça m'envoie aux toilettes direct !
— Eh bien, il va falloir vous armer de patience.
— Ah, non. Ce n'est plus une question de patience maintenant, mais de secondes.
Fora ajoute perfidement :
— Vous ne voudriez pas que je me soulage sur les Œuvres complètes de Lucien de Sarasate…
— Samosate ! rectifie Elinor. Comme la cité de Commagène, pas comme le musicien espagnol.
— Est-ce que la précision a l'air de m'intéresser, là, maintenant ?
Cette dispute met finalement du baume au cœur de l'adolescente. Elle en avait assez d'être rudoyée sans pouvoir se défendre.
Et puis, elle se demande vraiment pourquoi Elinor lui souffle ainsi le chaud et le froid, rapportant ses jeux de mots d'un côté, et la rabaissant de l'autre.
Soudain, le Gigax oblique sur le côté et modifie sa course.
Au loin, Fora aperçoit une sorte d'îlot rocheux qui dépasse de l'océan. Elle reconnaît les restes d'un pilier de basalte qui aurait été abattu et rongé par l'érosion jusqu'au pied.
Il brille au milieu des vagues phosphorescentes.
— Vous pourrez y effectuer votre miction, déclare Elinor.
— Hein ? Mais il n'y a aucun endroit pour se planquer !
— Je vous ai déjà vu dénudée.
— Oui mais pas en train de pisser ! En plus, ces rochers sont lumineux. Mes fesses vont être sous les feux de la rampe !
— Il n'y a pas moyen de faire autrement. Ce sont des protozoaires bioluminescents qui vivent dans la roche qui procurent toute la lumière de la Cryptobibliothèque. On ne peut leur demander de partir.
Le ton de la sorcière s'est légèrement radouci. Elle pose sans heurt le Gigax sur le récif. Fora saute aussitôt à terre.
— Tournez-vous !
— Croyez-vous réellement que j'aie envie d'assister à pareil spectacle ?
Fora continue de bouillir. Cette mijaurée de sorcière l'énerve au plus haut point.
L'adolescente se rend à l'autre bout de l'îlot, c'est-à-dire à trois mètres du Gigax, et s'installe pour faire sa petite affaire en se disant qu'on évoque rarement les moments où les personnages doivent uriner dans les livres. Ici, cela revient même à uriner sur les livres.
— Parlez-moi un peu, sinon, je ne vais pas y arriver…
À côté du grimoire, après avoir ôté son casque, Elinor s'est tournée vers le large et croise les bras.
— Je suis désolée, dit-elle, sombre.
Accroupie, son jean sur les chevilles, Fora manque tomber en entendant cet énoncé.
— Vous êtes… désolée ? demande-t-elle, incrédule.
— Je me suis montrée injuste avec vous. Rien de tout cela n'est votre faute. Simplement, avec la florule, nous somme sur le pied de guerre.
En s'efforçant de contrôler son jet pour ne pas tacher son pantalon tout blanc, Fora prend le temps d'interroger son interlocutrice :
— Je ne comprends rien à ce que vous dites. Qu'est-ce que c'est, la florule ?
— Il s'agit d'une maladie qui touche les livres. C'est la forme que prend le virus chez nous. Comme vous êtes extérieure à la Cryptobibliothèque, vous pourriez être un vecteur de contamination. Involontairement, bien sûr.
— Mais vous avez l'air d'avoir tout le matériel nécessaire pour décontaminer, non ?
Fora trouve avec bonheur une boulette de papier un peu large à portée de main. La page blanchie est extraite d'un vieux numéro de Valeurs actuelles. Au moins, elle pourra l'utiliser sans remords.
— L'affaire est plus complexe que vous ne l'imaginez, poursuit Elinor. La florule s'attaque à tout ce qui est papier. Elle pourrait abîmer les barrières qui nous séparent des Confins.
Fora se redresse et se reculotte, allégée. On ne la reprendra plus à boire du thé vert. Cependant, elle regrette de ne pas avoir eu le temps de goûter les cookies de la Grise-Moire.
— J'ai faim, avoue-t-elle piteusement.
Elinor se retourne. Cette fois, elle sourit.
— Vous…, commence-t-elle.
Mais son sourire disparaît soudain et son visage exprime une haine féroce. Fora ne comprend pas.
— Venez vers moi ! intime la sorcière en tendant la main.
Fora recule, effrayée par l'éclat qu'elle lit dans les yeux verts.
— Pourquoi ?
— Approchez ! Les poissons d'argent !
— Les quoi ?
Tout à coup, elle perçoit un bruit, tout près. Lentement, sa tête pivote pour voir d'horribles insectes blanchâtres qui l'entourent. Bien sûr, ils sont gigantesques.

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