5 avril 2020

Les Confins. Episode 17

— Il n'y a aucune chance pour que ce soit des potes à vous sous ces carapaces ? Genre des Chevaliers d'Argent ?
Fora, figée, observe à la dérobée les créatures qui l'entourent.
Elles sont écrasées et sans ailes. Leur tête est affublée de deux longues antennes minces. Leur corps, large au début, se rétrécit vers la queue à la manière d'une carotte. Mais une carotte aplatie et couvertes d'écailles argentées.
Non, il n'y a aucune chance de loger un être humain là-dedans.
— Approchez, répète Elinor d'une voix tendue. Les poissons d'argent dévorent le papier. Ils ne s'attaquent pas à nous !
— Vous en êtes sûre ? Vous m'aviez dit la même chose pour les surmulots…
— Avancez vers moi et nous n'aurons pas à le savoir.
Fora essaie de faire un pas en avant mais la peur lui lie les jambes. Elle a les jambes en fromage blanc.
— Avouez que ça vous plaît de me sauver à chaque fois. Avec vous, je suis toujours une petite chose en détresse…
Elinor fronce les sourcils.
Elle semble comprendre que Fora a besoin de parler pour se rassurer et se secouer de sa torpeur. Parler pour oublier les trois insectes géants qui sont postés autour d'elle, immobiles.
— Vous vous trompez, reprend la sorcière, le bras toujours tendu. Quand nous sommes tombées dans l'océan, c'est vous qui m'avez empêchée de me noyer.
Fora s'éclaire malgré elle :
— C'est vrai ! J'avais oublié.
— Peut-être parce que vous avez tenté d'abuser de la situation…
L'adolescente sent son visage s'incendier.
— Pas du tout ! se défend-telle. J'ai fait un stage de secourisme en Troisième et… Oh, et puis je n'ai pas à me justifier devant vous.
La conversation lui a redonné de la vigueur. Fora lève un pied et le repose deux centimètres plus loin.
Frémissement chez les poissons d'argent.
Fora se pétrifie.
Son regard glisse sur les monstres. Elle compte trois paires de pattes. Au moins, ce sont techniquement des insectes. Cette pensée la réconforte. Il faut toujours avoir le mot juste qui donne un peu l'impression de maîtriser le réel.
— Qu'est-ce qu'ils me veulent ? demande-t-elle.
— Je ne vous mentirai pas, répond Elinor. Je n'en ai pas la moindre idée.
— J'ai l'impression que vous ne connaissez pas si bien votre monde que ça…
Elinor lève les yeux au ciel, agacée.
— J'ai rarement connu quelqu'un d'aussi exaspérant que vous ! soupire-t-elle. Depuis que vous êtes apparue dans ma vie, tout est bouleversé.
— Je prends ça comme un compliment…
— Cela n'en était pas un, corrige aussitôt Elinor.
— Mais si !
La sorcière renonce à débattre.
— À présent, progressez dans ma direction.
— Je n'y arrive pas ! J'ai la trouille ! Il y a des insectes comme ça chez moi mais ils ne mesurent qu'un centimètre et demi !
La sorcière prend une longue inspiration pour se forcer au calme.
— Nous ne sommes séparées que par trois mètres. Il vous suffit de prendre votre élan et de bondir jusqu'à moi. Je ferai décoller le Gigax et nous irons ailleurs.
Fora hausse les épaules.
— Je suis fatiguée, Dame Elinor. Dans la vie, je suis juste une terminale discrète et effacée. Je ne suis pas du genre à affronter des insectes géants à mains nues. Ni des robots. C'est une erreur de casting.
Elle secoue la tête.
— J'ai envie que ça finisse. Vous feriez mieux de me laisser ici. De toute façon, vous n'attendiez que de vous débarrasser de moi, non ?
Elinor lui lance un regard indéfinissable.
Fora soutient l'éclat émeraude de ses yeux. Elle aimerait que ces iris restent toujours fixés sur elle.
— Vous extravaguez, s'emporte la sorcière. Et puis cessez avec ce titre de Dame : appelez-moi simplement Elinor.
L'adolescente se redresse, revigorée.
— C'est d'accord. Je vais sauter, Eli...
Elle ne peut achever.
Comme si ses mots avaient consisté un signal, les insectes argentés se mettent en branle. Ils se dandinent un peu à la manière des poissons, tout en étant d'une redoutable vivacité.
En moins d'une seconde, ils sont sur elle.
— Fora ! s'écrie Elinor.
Au moins, elle aura la satisfaction d'être appelée par son prénom. Peut-être pour la première fois.
Les antennes viennent gifler les flancs de la jeune femme qui se sent tirée dans tous les sens. Les monstres lui montent dessus usant de toutes leurs forces pour l'attirer dans la mer.
Tétanisée, Fora n'ose se défendre, ou même se débattre.
Elle voit des désordres de pattes, de soies, d'écailles blanchâtres qui grouillent autour d'elle. Au milieu de cette agitation, elle distingue Elinor qui tiré son épée de bois et qui s'attaque violemment aux poissons d'argent.
Cependant, ils forment peu à peu une paroi impénétrable derrière leurs carapaces chitineuses.
Le regard vert disparaît.
— Fora ! hurle encore Elinor.
Sa voix est étouffée par les fourmillements. L'adolescente se sent emportée. Son corps ne lui appartient plus.
Elle est traînée en arrière, perdant le sens de l'orientation. Soudain, elle est couverte de boulettes de papier qui achèvent de la dérouter. Elle est tombée dans l'océan papélaire.
Tout s'obscurcit.
Ils s'enfoncent. Elle en est sûre. Ou presque.
Elle perd également la notion du temps. Elle n'est plus qu'une chair ballotée au hasard.
Ils ont sûrement atteint des couches plus profondes car ce sont maintenant les confettis qui la recouvrent. Fora n'y voit plus rien, ne sent plus rien.
Elle s'abîme.
Alors, pour éviter d'affronter la terreur qui lui tord les entrailles, après mûre réflexion, elle accepte de s'évanouir.

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