6 avril 2020

Les Confins. Episode 18

Fora rêve de ses parents.
Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
Elle revoit son père, traînant son long corps mince dans l'appartement, le cheveu noir en désordre, l'air absent. Elle l'aime mais il passe beaucoup de temps dans sa propre tête, dans ses histoires.
Cela peut arriver à n'importe quel moment.
Un instant, il est là à plaisanter à table et, la seconde d'après, ses yeux se perdent dans le vague. Il décroche. Il est ailleurs.
Fora s'y est habituée, bien sûr. Mais elle se rend compte maintenant qu'elle en souffre parfois.
C'est peut-être de là que lui vient son impression d'être toujours prise entre deux univers. Le monde réel et celui dont son père l'exclut.
Elle a essayé de le retrouver dans ses livres. Mais elle s'est toujours arrêtée au bout de quelques pages, de peur d'y découvrir des choses interdites, terribles, bouleversantes.
Quant à sa mère, petite, très fine, aux cheveux courts toujours coiffées en queue de cheval — que son père appelle affectueusement queue de rat — dépassant de sous son éternelle casquette, c'est une autre paire de manches.
Elle est persuadée d'être électrosensible.
Fora n'y croit qu'à moitié mais les douleurs que sa mère éprouve sont bien réelles. Elle a des crises de fibromyalgie. Et quand ce n'est pas le cas, elle est fatiguée, irritable, se plaint de maux de tête, d'acouphènes, d'insomnies.
Alors, à la maison, le WiFi est coupé. Les portables sont éteints, batterie ôtée. Tout passe par des câbles. On a viré les lunettes avec du métal dedans, les amalgames dentaires, les boucles d'oreilles.
Sa mère se promène avec une casquette doublée d'une couche d'aluminium. Heureusement, cela reste discret, même si Fora a toujours un peu honte quand les gens remarquent qu'elle ne quitte jamais son couvre-chef, quelles que soient les circonstances.
L'appartement a été tapissé d'un nouveau papier peint aux motifs argentés censés arrêter les ondes WiFi et GSM. Mais cela ne suffisait pas à sa mère qui a réclamé de fabriquer une véritable cage de Faraday.
Voilà pourquoi la chambre de ses parents est équipée d'une immense moustiquaire qui ressemble à une cotte de maille. Cette tente est fixée au plafond et des arceaux en fibre de verre déploient la toile jusqu'aux coins de la pièce, comme un baldaquin d'un nouveau genre.
En fait, si son père est enfermé dans sa tête, sa mère, elle, est enfermée dans son corps.
Pour eux, le confinement a commencé depuis bien plus longtemps que la date officielle.
Étrangement, Fora ne s'était jamais formulé les choses aussi précisément que maintenant.
Comme quoi, il lui fallait descendre au fond de cette Cryptobibliothèque pour se découvrir. Un peu.
Elle est surprise, malgré tout, de ne penser à personne d'autre.
Même à ce garçon dans sa classe qui lui plaisait bien. Et dont elle ne se rappelle plus ni le visage ni le nom.
En même temps, elle n'est pas au top de sa forme non plus. Elle délire dans son évanouissement.
Elle se remémore bien ces deux yeux verts posés sur elle, qui exprimaient une véritable inquiétude. Cela ne compte pas : elle les a contemplés encore tout à l'heure. À l'instant où des insectes géants l'enlevaient.
D'ailleurs, ils auraient déjà dû la dévorer à l'heure qu'il est.
Elle ne devrait pas être capable de songer à tout cela.
À moins que ce soit le moment de voir sa vie défiler devant ses yeux. Oui, c'est sûrement ce qui se passe actuellement. Elle va mourir et les cellules de son corps lui envoient un dernier message.
Pour la réconforter ? Cela ne fonctionne pas très bien.
Un cahot la projette sur le côté. Son réveil est beaucoup moins doux que lorsqu'Elinor lui a secoué l'épaule. Elle a l'impression que ses doigts sont restés imprimés sur sa peau, comme parquée au fer rouge, mais un fer rouge délicieux.
Fora ouvre les yeux.
Tout est noir. Elle est enfermée dans une boîte. Un cercueil ?
Mais la boîte bouge !
Ils sont en train de l'enterrer vivante ? Un spasme la parcourt tout entière. Elle rue par réflexe et ses jambes heurtent la paroi. Bien trop loin. À moins qu'ils ne fabriquent des bières pour les géants.
Fora tourna la tête sur le côté et découvre que l'un des côtés de la boîte consiste en une grille de métal large d'environ un mètre cinquante. Du dehors coule une lumière très pâle. C'est peut-être cela qui l'a fait penser à la tente anti onde de ses parents.
Elle jette un coup d'œil timide à l'extérieur.
D'abord la jeune femme ne distingue presque rien.
Et puis le sol se dessine, blanchâtre. Il ne possède plus le mouvement perpétuel de l'océan papélaire. Au contraire, il demeure immobile.
Il n'a pas non plus sa surface étale. Des monticules s'élèvent avant de redescendre, formant d'immenses barrières figées, semblables à des dunes.
D'ailleurs un vent violent souffle, venant écrêter les sommets des formations.
La boîte-prison bringuebale, comme si elle venait de passer sur un bourrelet. Mais comment se déplace-t-elle ?
En se penchant en avant, Fora constate un grouillement affreux avec des reflets blafards. Elle grimace. Les poissons d'argents sont là. Ils semblent porter la boîte sur leur dos. Elle remarque au moins deux prolongements d'abdomen caparaçonnés qui s'agitent à la manière de nageoires caudales. Le tout est hérissé de soies.
Révulsée, Fora recule vers le fond de la boîte.
Un grognement l'arrête aussitôt et son sang ne fait qu'un tour quand elle en tire toutes les conclusions.
Elle n'est pas la seule à être enfermée ici.

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