7 avril 2020

Les Confins. Episode 19

Fora plisse les yeux. Quelque chose remue dans l'ombre.
Maintenant, elle ne sait plus où se placer. Si elle recule vers la grille, elle se rapproche des horribles poissons d'argent. Si elle s'éloigne des barreaux, elle se met à portée d'un être inconnu et potentiellement dangereux.
Alors, elle pose une question, une question qu'elle a toujours trouvée parfaitement idiote dans les fictions (surtout les films d'horreur) :
— Il y a quelqu'un ?
— Évidemment ! répond une voix rauque.
— Ah…
Fora ignore quoi ajouter après cette confirmation. Elle se dit qu'un monstre ne perdrait pas son temps à lui répondre avant de la dévorer. La jeune femme s'éclaircit la gorge.
— Hum ! Et… euh… vous êtes qui ?
— Je te retourne la question.
Le ton reste sec. Fora note qu'on se tutoie. Elle a maintenant l'assurance que la voix, un peu enrouée au début, est féminine. Il n'y a décidément que des femmes dans le coin. Et des monstres. Ça ressemble un peu à l'Odyssée en fait.
— Je m'appelle Fora.
— Fora ? Drôle de nom.
Un peu vexée, la jeune femme se défend :
— Je ne suis pas d'ici. C'est peut-être pour ça que ça vous paraît étrange.
— Même en-dehors de la Cryptobibliothèque, c'est un drôle de nom, réplique l'inconnue, impitoyable.
— Eh bien, ça vient d'un îlot de l'Atlantique, à côté de Madère. Cet endroit est inhabité et la faune et la flore sont restées intactes.
— Tes parents t'ont donné le nom d'une île déserte ? Sympa…
— Fora veut dire aussi dehors en portugais, insiste la jeune femme.
— Déserte et dehors ? Tes parents ont de l'humour.
Fora croise les bras, blessée par ces réflexions. C'est peut-être la première qu'elle se confie sur l'origine de son prénom, malgré les nombreuses demandes de ses camarades. L'obscurité l'a sûrement aidée à s'ouvrir.
En y réfléchissant, les métaphores possibles avec son prénom ne sont guère enthousiasmantes. Il y est question d'isolement, d'abandon, de solitude.
Après tout, pourquoi pas ?
— Je suis une île, proclame-t-elle.
— Comment ?
— On est tous des îles, non ?
Un long soupir s'exhale du fond de la boîte.
— Je ne suis pas d'humeur pour la poésie…
À cet instant, les poissons d'argent changent brusquement de direction. Ou bien ils sont arrivés en haut d'une dune. Toujours est-il que la prison bascule violemment et qu'un rai de lumière s'insinue entre les barreaux.
Pendant une seconde, Fora aperçoit deux yeux bleus, très froids, un peu semblables à ceux du Roi de la nuit et des Marcheurs blancs.
Puis cette étincelle s'éteint.
Elle distingue encore des cheveux noirs, frisés, en bataille, encadrant un visage aux bonnes joues et au nez retroussé. La femme doit posséder à peu près la même carrure que la Grise-Moire. Et le même âge.
Même assise en tailleur, elle irradie de puissance contenue.
Puis, la lueur s'évanouit et l'obscurité revient.
Fora a bien vu que l'inconnue la détaillait en retour.
— Du coup, tu penses me donner ton prénom ? tente-t-elle.
— Non.
La jeune femme hoche la tête, encaissant le refus. Elle essaie de le prendre à la blague :
— Toi aussi, tes parents avaient des goûts douteux ?
— Je ne livre pas mon nom à des agents des Confins.
Il faut quelques secondes à Fora pour comprendre ce qu'on vient de lui dire.
— Agent des Confins ? Mais pas du tout ! Je débarque de Villejuif ! J'étais tranquillement confinée chez moi et…
— Je ne t'écouterai pas, Fora de Villejuif. Je connais vos techniques.
La jeune femme fronce les sourcils, déboussolée.
— Nos techniques ?
— Le coup classique : on place un faux captif pour faire parler le prisonnier.
— Hein, mais c'est du délire ! J'ai vraiment une tête d'agent des Confins ?
— C'est exactement ce que dirait un agent des Confins.
Fora n'en revient pas. Entre la rigidité d'Elinor et la méfiance de celle-là, elle est servie.
— Mais vous êtes toutes paranos ou quoi ? C'est un monde, ça !
Elle sent de nouveau la colère lui monter au nez. Au lieu de se serrer les coudes, les personnes qu'elle rencontre ne cessent de se méfier d'elle. La sororité n'est pas pour demain.
— Moi aussi, j'ai lu des histoires, s'emporte-t-elle. Ça pourrait tout à fait être toi, l'agent des Confins !
— C'est exactement ce que dirait un agent des Confins, répète l'inconnue.
Fora en reste bouchée bée pendant un moment.
— Tu es presque aussi désespérante qu'Elinor, soupire-t-elle finalement.
La prisonnière se fige.
— Quel nom as-tu dit ?
Tout à coup, la boîte-prison cesse de bouger. Elle est posée à terre sans ménagement. Fora se raccroche aux barreaux et ses fesses heurtent douloureusement le plancher.
Elle jette un coup d'œil au-dehors et garde la bouche ouverte devant le spectacle qui s'offre à ses regards.
Elles se trouvent désormais dans une immense caverne qui semble faite de papier mâché, comme une gigantesque fourmilière, fusionnée avec une ruche.
Il y a des poissons d'argent partout, si nombreux que Fora en a la nausée. Cela pullule.
Alors, la grille de la boîte s'ouvre soudain, comme mue par un mécanisme invisible.
— Ils t'attendent, murmure l'inconnue. C'est le moment de montrer à qui tu es loyale…

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