27 avril 2020

Les Confins. Épisode 39

Fora se réveille comme d'un mauvais rêve.
Quand elle ouvre les yeux, elle aperçoit, sans grande surprise, une bibliothèque. Cependant, le décor n'évoque que de très loin les immenses piliers et l'océan papélaire auxquels elle était habituée.
On est plus proche d'une bibliothèque universitaire. Fini le désordre anarchique de Pardamone, tout est désormais au cordeau.
Autour de la jeune femme s'étendent des étagères, des kilomètres de rayonnages parallèles dont les lignes de fuite donnent le vertige. Les arbres ont laissé place à des meubles géométriques, même si certains doivent être assez anciens.
Les ouvrages, en revanche, sont les mêmes.
Ce sont des reliures magnifiques rangées par tailles et par couleur, avec des nerfs sur le dos ou des dorures. Le plafond est assez haut et fait de lambris. Il répond au plancher qui couvre le sol, donnant l'impression que l'on pourrait mettre la pièce la tête en bas sans que cela change quoi que ce soit.
Comme elle le craignait, Fora souffre d'un sacré mal de crâne en se levant. Quelqu'un l'a vraiment assommée par-derrière. Les anges sont un peu des gros cons, comme disait la Grise-Moire.
L'ambiance est très différente ici. On a le sentiment que les livres sont domestiqués quand, vers la cité des sorcières, ils étaient encore à l'état sauvage. Comme si un processus civilisationnel était passé par là (Fora se demande si le coup sur la tête ne lui a pas ouvert la porte à des expressions beaucoup trop compliquées).
Elle se relève et le monde tangue un instant.
Où est passée Elmaryl ? C'est pourtant à elle que Fora doit ce traitement de faveur.
Elle progresse de quelques pas entre deux rangées de livres qui semblent se poursuivre à l'infini. Elle remarque que le sol est parfaitement propre. Elle peut presque apercevoir son reflet dans le parquet vitrifié.
Le silence est angoissant après les grondements de l'océan et les murmures du vent.
Fora s'avance, effleurant les dos des ouvrages dont le contact familier la rassure. Que fait-elle ici ? Pourquoi les anges l'ont-ils amenée là ? Quel est leur but ?
Tout à coup, elle entend le bruit d'une page qu'on tourne. Elle en sursaute, malgré la faible intensité du son. Le cœur battant soudain, elle allonge le pas. Il faut qu'elle voie quelqu'un.
Après un moment, les rayons bifurquent brusquement, comme si on avait cassé les belles droites des meubles. De loin, cet angle était invisible.
Fora suit la route. Cette fois, elle distingue au loin une sorte de flou, un trou dans les lignes. Une interruption.
Le souffle court, elle marche avec précaution.
En effet, elle arrive peu à peu devant une rambarde.
Devant elle s'ouvre une cage d'escalier vertigineuse, un puits sans fond, de section carrée. Chaque côté doit mesurer plus de vingt mètres. Elle n'en distingue aucune limite ni vers le haut, ni vers le bas. Seulement des étages et des étages de livres semblables.
Un long escalier court tout autour de ce puits où tombe une lumière douce, celle-là même qui donnait une impression de flou un peu plus tôt. En fait, il n'y en a pas qu'un. Des marches de bois forment des guirlandes un peu partout, se croisant, se chevauchant, se séparant, rompant fugacement la monotonie des alignements.
De nouveau, Fora perçoit un froissement de papier.
Elle se retourne. Un peu plus loin se dresse un divan modèle Récamier, avec un dossier oblique au chevet. Mais ce n'est une femme qui est étendue languissamment dessus.
Il s'agit d'un homme extraordinairement obèse.
Ses cheveux sont rares et noirs, ses sourcils épais, de même que ses favoris et sa moustache. Son visage est partagé en deux par une fossette au menton que l'on retrouve au bout de son nez, comme s'il avait heurté une porte et en avait conservé la trace.
Mais le plus étonnant, ce sont ses yeux. Des yeux à la fois avides et tranquilles, des yeux d'ogre paisible, jamais en repos, qui reviennent toujours au début de la ligne comme une machine à écrire. Sauf qu'il s'agit d'une machine à lire.
Malgré son immobilité de statue, l'homme est entièrement engagé dans sa lecture. Ses épaules de géant, son cou titanesque, ses bras herculéens, serrés dans une redingote d'un autre âge, sont tendus par l'effort.
Mis à part son regard oscillant, son souffle est le seul autre signe de vie. Il inspire lourdement, expire plus lourdement encore et sa respiration fait vibrer le papier. Il est manifestement capable de diriger l'air de ses énormes narines de manière à tourner les pages sans l'aide des mains.
Un reniflement, et il passe au feuillet suivant.
Admirative, Fora va à sa rencontre. Ce gros bonhomme ne semble pas bien méchant.
Elle a beau s'approcher à moins de deux mètres de lui, il ne lève pas les yeux de son ouvrage. Elle le regarde lire encore un moment, parvenir à la fin d'un chapitre… et poursuivre.
Alors, elle s'éclaircit la gorge.
— Hum !
L'inconnu ne réagit toujours pas.
— S'il vous plait ? insiste Fora.
Il lève un doigt impérieux, un doigt énorme, digne d'un colosse de pierre. Fora se tait, douchée.
Cependant, elle se rend compte que le lecteur a soudain accéléré son rythme. Les pages se tournent de plus en plus vite. Elles défilent jusqu'à défier la capacité humaine de lecture. Cinq secondes par page, trois secondes, deux, une…
À présent, on dirait qu'une tempête souffle en continu sur l'ouvrage.
Dès que la dernière page est atteinte, l'homme referme le tome et plante son regard dans celui de Fora. Surprise, elle constate que ses yeux continuent d'aller et venir horizontalement, comme s'il continuait de lire sans livre.
— Je n'aime pas arrêter ma lecture au milieu, déclare-t-il d'un ton maussade.
— Ok… Est-ce que vous pouvez me dire ce que je fais ici ?
— Vous êtes sans doute venue chercher un livre, fait-il d'un geste large qui embrasse le décor.
Sa main est si gigantesque que Fora craint de s'enrhumer avec le déplacement d'air ainsi créé.
— Non, en fait, on m'a enlevée. J'étais tranquille à me balader en forêt, à côté de la cité de Pardamone quand…
— Ah, souffle l'inconnu, c'est vous ?
— Ben, je sais pas… Je suis Fora… Fora du Monde réel.
L'inconnu hoche la tête. Il se redresse avec effort de sa méridienne qui gémit sous son poids. Une fois debout, il doit mesurer près de deux mètres.
Fora recule, impressionnée par le gabarit. Pour se donner une contenance, elle l'interroge :
— Mais… euh… vous en avez beaucoup des visiteurs ?
— Jamais, pourquoi ?
— Comment se fait-il que vous ne sachiez pas qui je suis ?
Il hausse ses épaules monumentales.
— On espère toujours, répond-t-il. Je vous prie de bien vouloir me suivre, Fora du Monde réel.
— Je peux en connaître la raison ?
L'homme arque un sourcil soucieux.
— Ils ne vous ont rien dit ? C'est classique…
Mécontent, il se fourrage les favoris d'une seule main, l'un avec son pouce, l'autre avec son index.
— Eh bien, lâche-t-il finalement, je suis chargé de vous évaluer…

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