30 avril 2020

Les Confins. Épisode 42

Une épée flamboie soudain. Fora tourne la tête et reconnaît Elmaryl qui tient son arme, mâchoires serrées, prête au combat.
Raguel a un geste d'apaisement.
— Elmaryl, écoutons donc ce que les sorcières ont à nous dire avant de les attaquer.
L'ange émet un grognement avant de remiser sa lame dans son étui dorsal. La tension redescend de plusieurs crans, en tout cas pour Fora qui imaginait déjà les anges et les sorcières s'entre-massacrer.
— Le problème est simple, reprend la Grise-Moire en croisant les bras. On peut rester ici à se toucher le zboub. Ou bien on peut se sortir les doigts et combattre ensemble le Masque de fer et ses automates. Pour cela, nous avons besoin de Fora.
Cette dernière lève les mains.
— Oulala ! Je n'ai rien demandé, moi !
— Justement, rebondit Raguel, que voulez-vous ?
Les bras de Fora lui en tombent. Elle en a assez que tout le monde se tourne vers elle.
— Je n'en sais rien, moi ! Est-ce que je vous en pose, des questions ? J'aimerais juste qu'on me laisse tranquille en fait ! Que vous me lâchiez un peu la grappe !
Plusieurs anges plissent les lèvres devant son écart de langage.
— Elle aussi, elle dit des gros mots ! proteste-t-elle en montrant la Grise-Moire.
— Elle a plus de style, réplique Elmaryl.
Fora lui jette un regard noir. Elle n'en peut plus de sentir les regards sur elle. Elle en vient à penser qu'elle a inventé cet univers dans sa tête et que tous ces gens sont des personnages qui attendent son bon vouloir pour continuer leur histoire.
D'ailleurs, elle n'exclut plus cette explication à présent.
Elle ne voit pas d'autre raison à l'importance qu'on lui donne. Voilà pourquoi ses pensées semblent prendre vie. Et puis, cette Elinor est trop parfaite, en tout cas pour s'intéresser à elle.
D'ailleurs, Elinor se détache du groupe des sorcières. Elle a remis son armure qui lui souligne la taille, comme un rappel de leur première rencontre.
— Fora, dit-elle de sa voix grave et chaude, nous avons besoin de toi. Les Jacquemarts sont revenus en nombre accru. Pendant que nous conversons, ils fondent sur Pardamone. Si nous n'agissons pas bientôt pour les arrêter, ils prendront la cité. Et ils ne s'en arrêteront pas là. Ils occuperont toute la Cryptobibliothèque puis ton Monde réel. Notre seul espoir repose en toi.
— Au secours, Obi-Wan Kenobi, traduit la Grise-Moire, vous êtes mon seul espoir.
— Évidemment, si vous citez Star Wars, vous êtes sûre de m'avoir, réplique Fora avec une fausse mauvaise humeur. De toute façon, qu'est-ce que j'ai à perdre ?
— La vie ? propose Elmaryl.
— Oui, je veux dire : à part ces choses évidentes. Si vous n'existez que dans ma tête, je n'ai qu'à jouer le jeu et continuer à rêver. Et si tout cela est vrai, il vaut mieux que je vous aide à mon humble niveau.
Noguel a assisté à cet échange sans manifester la moindre émotion. Fora se demande si c'est dû au fait qu'il est censé écrire tout le temps. Peut-être qu'il enregistre tout. Mais comment prend-il des notes ? Autant, pour Raguel, la chose est claire avec ses yeux bizarres.
La jeune fille décide que chaque mouvement du nez acéré de l'ange est en fait un signe d'écriture, comme s'il agitait un calame.
— Mon appendice nasal vous fascine ? demande-t-il, ayant suivi le regard de la jeune femme.
Fora pique un fard. Elle bredouille quelques mots que personne ne comprend, pas même elle. Heureusement, le regard d'Elinor la soutient.
— Ok, dit-elle, je vais vous aider. On dira pas que j'ai reculé au dernier moment.
Un long frisson l'agite, comme si elle venait de prendre la décision la plus importante de sa vie. D'une certaine manière, elle fait le pari de la fiction. Pascal n'aurait pas été content.
La Grise-Moire frappe dans ses mains.
— Eh bien, voilà ! C'est décidé. Et vous, les anges ? Qu'est-ce que vous en dites ?
Les El Moakkibat s'interrogent du regard. Des tas d'informations ont l'air de passer entre eux deux, comme s'ils bénéficiaient d'un wifi personnalisé. Finalement, le gros Raguel hoche la tête.
— Unissons nos forces, acquiesce Noguel le maigre. Pour le moment.
Fora ne peut s'empêcher de se dire que ce sont un peu les Laurel et Hardy du monde angélique. La Grise-Moire opine.
— Nous, on y retourne. On vous attend à la cité.
Les sorcières commencent à murmurer et disparaissent les unes après les autres. Elinor est la dernière à s'évanouir dans un livre ouvert. Fora trouve que la Grise-Moire est vachement confiante quand même.
Cependant, les anges déploient leurs ailes. Ils sont impressionnants avec leur envergure de près de cinq mètres. Un à un, ils s'envolent et plongent dans le puits central de la Bibliothèque.
Fora n'a pas le temps de dire ouf qu'on la saisit par la taille pour la soulever.
— Mais euh ! proteste-t-elle.
— Tu préfères voyager avec Noguel ? demande Elmaryl.
— Non, ça va aller, merci.
Du coup, Fora se laisse emporter par l'ange. Arrivées au niveau de la balustrade, elles plongent dans le vide.
Fora lutte alors contre la panique et ses entrailles qui lui remontent dans la gorge. Le décor défile à vive allure, flouté par la vitesse. Pourtant, une fois qu'elle a retrouvé ses esprits, la jeune femme se rend compte que des éléments changent.
Elle se trouvait dans un environnement assez moderne. Peu à peu, les meubles changent, prennent des allures d'Ancien Régime, les poteaux de béton sont remplacés par des arcs brisés gothiques, puis des colonnes grecques cannelées. C'est du moins ce que son œil parvient à capter.
Enfin, elles parviennent au niveau des piliers de basalte qui font maintenant penser à des constructions calcaires dignes des grottes.
Fora comprend qu'elles remontent le temps.
Plus elles s'enfoncent, plus elles parviennent aux formes primitives de la Cryptobibliothèque.
Elle n'a pas le temps de partager sa découverte avec l'ange qui la porte car elles plongent dans l'immense maelström de papier qui les engloutit dans ses remous énormes.
Puis, c'est la chute titanesque. Le Niagara de la cellulose.
Et l'océan papélaire s'ouvre devant ses yeux. Elmaryl a volé à une allure incroyable. C'est à se demander comment son visage n'est pas déformé par le déplacement d'air. Cela pourrait donner des grimaces amusantes.
Une fois encore, Fora n'a guère le loisir de profiter de sa pensée car elles parviennent déjà en vue de Pardamone.
Cependant, la jeune femme ne parvient pas à distinguer les limites de la cité. Ses quais paraissent à moitié engloutis par la marée.
En s'approchant, elle se comprend que ce ne sont pas les vagues de papier qui l'ont inondé mais des quantités incalculables de Jacquemarts aux reflets cuivrés.
Tels les zombies de World War Z, les automates ont avancé au fond de l'océan, invisibles, et sont remontés à la surface en suivant la pente du fond marin. Il y en a plus que d'hommes de Sauron à l'assaut de Minas Tirith.
— Ah ouais, quand même ! s'exclame Fora, impressionnée et tremblante.

Aucun commentaire: