29 avril 2020

Les Confins. Épisode 41

Le stylo n'imprime pas. La bille doit être sèche. Fora secoue le 4 couleurs en adressant un regard d'excuse à l'ange. Réessaie.
La tentative échoue lamentablement.
Sortant les grands moyens, elle lèche le bout du Bic pour l'humidifier.
— C'est un peu gênant si vous continuez à me regarder comme ça.
Raguel demeure sans réaction. Il semble perdu dans ses pensées. Peut-être continue-t-il à lire en ce moment même. Cela expliquerait le mouvement continuel de ses orbites oculaires.
Fora s'y reprend à trois fois avant de parvenir à tracer un petit trait sur la feuille. Du doigt, elle aplatit le fragment de papier qu'elle a déchiré en appuyant trop fort.
— C'est bon. J'y vais.
Au moment de rédiger vraiment, elle se rend compte qu'elle n'a aucune idée des mots qu'elle va écrire. La jeune femme se redresse brusquement sur son banc.
— Je peux écrire n'importe quoi ? répète-t-elle.
— Je vous ai déjà répondu, je crois.
— Non, mais imaginons que ce soit du charabia. Un truc qui ne veuille rien dire. Comme le singe qui tape à la machine…
— Essayez toujours. C'est bien le but de cette évaluation.
Fora repose la pointe sur le papier. Elle serre les lèvres, concentrée. Et relève le stylo.
— Et si c'était limité ?
— Comment ? demande Raguel avec un zeste de lassitude.
— Si je n'avais droit qu'à trois essais, comme les codes secrets de carte bleue ou les souhaits du génie de la lampe d'Aladin ?
— Je vais finir par croire que vous avez peur, mademoiselle.
Fora lève les bras au ciel.
— Bien sûr que j'ai la trouille ! s'exclame-t-elle. Vous vous représentez ? Un mot de travers et l'univers disparaît ! Ou alors, j'ai juste un zéro en orthographe et l'air ridicule. C'est pas courant comme alternative.
L'ange soupire longuement.
— Au moins, vous prenez désormais les choses au sérieux.
— Avec tout ce que vous m'avez dit sur le monde et ses différentes interprétations, vous m'avez mis le doute. Et puis…
Une fois encore, deux yeux verts viennent la guetter dans un coin de son cerveau (ce qui est une image assez bizarre). Sa voix tremble quand elle pose sa question suivante :
— Est-ce qu'on peut tomber amoureuse d'un personnage ?
De nouveau, un pâle sourire passe sur les lèvres de l'Anagnoste.
— Bien sûr. Vous le savez parfaitement. Il est des gens dont le grand amour n'existe que dans des livres. Tout du moins pour les autres. Voilà où repose la magie véritable : quelques signes noirs sur un support clair et des Confins s'ouvrent à l'infini. Vous viviez une vie, vous en vivrez des centaines, des milliers peut-être. La lecture provoque une expansion du monde et une expansion du moi considérables. Quoi qu'on en dise, c'est l'unique manière d'approcher la complétude de l'expérience humaine.
— Je suis pas sûre d'avoir tout compris, mais j'aime bien quand vous parlez, murmure Fora en retour.
Ragaillardie, elle se retourne vers son lutrin, stylo en main, avec l'impression d'engager une joute avec un chevalier invisible.
— Bon alors…
Avant que la bille effleure de nouveau la page, une saute de vent vient soulever la feuille sous sa main. Elle regarde sur le côté et aperçoit l'un des anges qui vient de se poser au sommet d'une étagère. Il se tient debout et sa tête frôle le plafond. Ses ailes, repliées, sont invisible.
Nouveau courant d'air. Un deuxième ange apparaît de l'autre côté.
Ils semblent avoir opté pour des trench-coats, à mi-chemin entre le Cassiel des Ailes du désir et le Castiel de Supernatural.
En voici un troisième. Fora le voit accroupi sur la rambarde d'un escalier.
Il en vient toujours davantage, à la manière d'oiseaux qui se rassemblent en vue d'une migration. Leurs silhouettes sombres, leurs mines sinistres évoquent des corbeaux.
L'un d'eux s'avance. Fora reconnaît le fameux Noguel, déjà rencontré plus tôt avec sa mine de charognard. Il salue son frère d'un signe de tête. Noguel est aussi maigre que Raguel est gros.
Fora se tait devant la silhouette longiligne, si sèche qu'elle semble prête à se briser comme une brindille. Et pourtant une puissance hors du commun irradie de ce corps de vieillard.
— Elles arrivent, déclare-t-il.
Raguel opine, grave. Et tous d'attendre, solennels et silencieux. Fora ne sait plus où se mettre.
— Vous voulez que j'y aille… ? propose-t-elle.
— Ne bougez pas, ordonne Noguel d'un ton cassant.
Au même moment, une sorte de tremblement de terre parcourt la bibliothèque. On dirait qu'un énorme bélier vient donner des coups de boutoir dans les fondations même de l'édifice.
Une secousse agite les rayonnages, si violente qu'un gros ouvrage glisse de son étagère à chaque sursaut et finit par tomber à terre. Il se réceptionne sur le dos et s'ouvre en deux.
Aussitôt une rafale vient feuilleter ses pages.
Le même manège se répète avec un second ouvrage, dans une autre rangée. Fora remarque que le vent n'a pas l'air de souffler dans le même sens, comme si une mini-tornade s'était insinuée dans le Cryptobibliothèque.
Un tiers livre chute à son tour, compulsé par un souffle venu d'encore ailleurs.
Puis les chutes se multiplient. Les livres s'amoncellent dans les allées. Toujours ouverts, toujours frémissants. Fora frissonne, refroidie par le courant d'air.
Enfin, des silhouettes émergent des ouvrages.
La première est Auriane. Cette fois, elle n'arbore pas son éternel sourire mutin. Elle paraît très remontée.
La suivante n'est autre qu'Elinor. Elle parait la chercher du regard et ses yeux anxieux s'arrêtent sur la jeune femme, rassurés. Par réflexe, Fora pose la main sur son cœur, comme si cela pouvait l'empêcher de s'emballer.
— Rhhâ, mais arrête ! se morigène-t-elle.
Des dizaines de sorcières en blanc poppent çà et là. L'endroit commence à devenir vraiment encombré.
Enfin, la dernière à se montrer est la Grise-Moire. Elle est là, terrible, les bras croisés, toisant les anges du regard. On dirait qu'elle a mis du khôl pour l'occasion.
— Apparemment, c'est l'heure du concours de kiki, lance-t-elle sans plaisanter.

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