3 mai 2020

Les Confins. Épisode 45

— Qu'est-ce que je suis censée faire, alors ? demande Fora.
— Nous savons que tu constitues la cible privilégiée du Masque de fer. Aussi lancera-t-il toutes ses troupes après toi s'il en vient à t'apercevoir.
— Donc, j'y vais et je fais coucou ?
— À peu de choses près.
Fora n'est pas ravie de jouer un tel rôle. Avoir toute l'attention tournée vers elle n'est pas ce qu'elle préfère. Ça demande une grosse confiance en soi ou une certaine inconscience. En plus, dans son cas, elle risque d'y laisser sa peau.
— Nous serons à tes côtés à chaque instant, reprend Elinor qui a compris ses doutes. Nawal et moi nous tiendrons prêtes à t'arracher aux Jacquemarts si jamais ils parvenaient à te rejoindre.
— C'est un plan complétement moisi !
Pour toute réponse, Elinor émet un sifflement sonore. Son gigax accourt, ou plutôt arrive à tire-d'aile. Surgi de nulle part, il se place face à la balustrade à laquelle Fora est appuyée et semble tendre l'encolure.
D'un bond souple, la sorcière saute sur le dos de cuir. Elle tend la main à Fora.
— Viens, mon aimée.
Fora en reçoit comme un coup en plein plexus. C'est la première fois qu'on lui dit une chose pareille. Elle tend la main, frémissante. Elinor l'aide à grimper à son tour.
— Si tu me dis des trucs comme ça, je te suis au bout du monde.
— Jusqu'aux Confins ? plaisante la sorcière.
— Et au-delà, répond Fora en lui serrant la taille.
Une idée la prend soudain :
— Putain, ça veut dire qu'on va mourir ?
— Pourquoi dis-tu cela ?
— En général, on se fait des déclarations avant un adieu définitif…
— Le propre d'un adieu est d'être définitif.
— Tu vois ce que je veux dire !
Elinor dirige son gigax sur le côté et plonge vers le sol. Encore une fois, Fora a l'impression de faire du saut à l'élastique sans élastique. Elle est rassurée quand le grimoire touche enfin le sol, à côté de Nawal.
Cette dernière chevauche également sa propre monture. Elle a préparé son arc amovible et enclenché une flèche à son bras. D'un hochement de tête, elle salue Fora qui répond par le même geste.
— Toi aussi !
La sorcière enfile une cagoule qui ne laisse apparaître que ses yeux. À présent, elle a vraiment l'air d'une ninja. De l'autre côté, Elinor a coiffé son casque de samouraï, dérobant sa bouche aux yeux de Fora.
— J'aurais bien aimé te… une dernière fois…
Un éclat passe dans les yeux émeraude.
— Nous aurons des myriades d'occasions plus tard, fait la voix chaude derrière son masque de métal.
— Tu promets ? demande Fora.
Mais déjà, les gigax ont décollé. Ils flottent comme deux drones au-dessus d'elle. La jeune femme inspire longuement. Elle se sent nue. Une arme n'aurait pas été de trop. Une armure à la rigueur.
Tournant le dos à salle de lecture, elle franchit le grand portail en ayant le sentiment de marcher à l'échafaud. Ses pieds sont lourds. Elle est bottée de marbre.
Franchissant le seuil immense de l'édifice, elle sent des milliers de regards se poser sur elle. Les sorcières demeurent invisibles et pourtant bien présentes. Les arbres même, dans les petits parcs, semblent retenir leur souffle.
Au loin, la rumeur des combats s'atténue.
Plus elle avance, plus la trouille monte en elle. Fora est obligée d'effleurer ses lèvres de ses doigts pour y retrouver un peu de courage et du souvenir d'Elinor.
Ses pas résonnent sur les bâtiments et rejoignent les battements de son cœur. Toute la cité est en pleine crise de tachycardie. Son esprit, extravagant toujours dans ces moments-là, lui rappelle que c'est le nom du royaume dans Le Roi et l'Oiseau.
Tout de même, les Jacquemarts font un sacré raffut, là-devant.
Soudain, Fora grimpe une petite éminence et son regard embrasse soudain tous les quais. Un spectacle de désolation s'offre à elle. Les automates ont massacré les livres à coups de masse, comme des pilons furieux. Ils ont concassé les pages en une pâte dégueulasse.
Ils continuent de frapper pourtant, acharnés. On dirait que leur vie en dépend. Le pire, ce sont leurs visages figés dans le cuivre, sans expression aucune qui permettrait de comprendre l'origine de cette rage. Leur fièvre de destruction a déjà abattu un pan entier de mur et un kiosque a été totalement rasé.
Des feuilles collent à leurs masses de bronze, certaines leur couvrent le visage, comme pour les aveugler. Rien de tout cela ne les arrête. Ils cassent le monde. Fora ressent presque dans sa chair la mutilation sacrilège des ouvrages.
Sans pouvoir s'en empêcher, elle leur crie d'arrêter.
Sa voix se casse aussitôt. Elle n'émet qu'un hurlement étranglé et se fait mal à la gorge.
Pourtant, l'un des Jacquemarts interrompt sa sinistre besogne. Lentement, avec de petits à-coups, comme mue par des rouages mal huilés, sa tête pivote en direction de Fora.
Son visage de métal s'arrête brusquement.
Puis, c'est tout le corps qui tourne pour se mettre en bonne position. L'automate avance vers la jeune femme.
Derrière lui, d'autres suspendent leur broyage et suivent le même chemin.
Fora reste figée.
— Fuis ! lui hurlent toutes les fibres de son corps.
Son cerveau est d'accord. Ce sont ses jambes qui ne foutent rien !
— Allez ! s'encourage-t-elle.
Les Jacquemarts approchent. Ils ne sont guère rapides mais aucun obstacle ne semble les ralentir. Ils traversent les embûches sans marquer le pas. Le plus en avant avance droit vers un banc, d'un geste négligent de son marteau, il l'écarte. Enfin, il le pulvérise.
— Je suis vraiment pas faite pour ça, murmure Fora entre ses lèvres.
Et, tétanisée, elle ne bouge toujours pas.

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