4 mai 2020

Les Confins. Épisode 46

Fora ne bouge toujours pas.
Sa dernière heure est arrivée. Elle va bientôt fermer les yeux pour ne pas voir la suite. Ce serait le bon moment pour avoir une révélation profonde sur le sens de la vie.
Au lieu de cela, Fora songe qu'elle emmènerait bien Elinor manger une glace dans un endroit où l'on propose des coupes énormes avec de la crème chantilly, de la sauce au chocolat chaude et des pailles et des cigarettes russes.
L'automate ne se presse pas. Il sait que sa proie ne s'échappera plus. Ses bottes de cuivre frappent les pavés de cuir. Il lève son marteau énorme.
Au moins, ça ne va pas durer longtemps. Un seul coup et le cerveau de la jeune femme va décorer les reliures, façon Pollock.
Elle n'arrive même pas à clore les paupières.
— Je vais rater ma mort en plus, maugrée-t-elle.
À cet instant, un sifflement retentit. Une flèche surgit et frappe la tête du Jacquemart, lui ouvrant sa joue de métal. Des lèvres déchiquetées apparaissent à l'endroit de la blessure, sans doute couvertes de bactéries du tétanos.
Contrairement au T1000, il ne se répare pas tout seul. C'est déjà ça.
Néanmoins, l'impact ne l'arrête pas. C'est à peine s'il marque une pause avant de poursuivre son geste.
En son for intérieur, Fora remercie Nawal de lui avoir ménagé quelques secondes de vie supplémentaires. C'est toujours ça de pris.
Tout à coup, une ligne apparaît au niveau du cou de la machine, comme si un ouvrier invisible était en train de souder sa tête à son corps. Il y a même un peu de fumée et de rougeoiements.
Le crâne glisse alors sur le côté et l'automate en fait dessoudé s'immobilise enfin.
Le visage d'Elmaryl apparaît derrière le corps décapité, les ailes entièrement déployées, brandissant son épée de feu. Fora se dit que l'ange a quand même la classe.
— Cours.
La voix est calme, posée mais pressante. Cette fois, ses jambes se remettent à lui obéir. Fora tourne les talons et commence à tracer grave en direction de la salle de lecture.
Au début, elle manque trébucher à plusieurs reprises, tellement ses jambes sont ankylosées. Et puis la chaleur revient dans ses cuisses. Elle entend les gigax virevolter autour d'elle.
— Qu'attendais-tu ? lui crie Elinor, alarmée, en passant à la verticale.
— Une réponse musculaire ! Mais le temps de réaction était pas tip-top !
— Ne t'interromps plus désormais !
Comme si elle en avait envie !
Fora speede de toute sa vélocité. Rapidement, ses muscles ne chauffent plus mais brûlent douloureusement. De même que sa poitrine et sa gorge. Si elle avait su que l'EPS lui serait un jour utile…
Derrière elle montent des martèlements. On dirait que les automates sont remontés comme des CRS face à des soignants en grève ou des jeunes de banlieue.
Du coup, comme elle est un peu de banlieue, Fora retrouve un regain d'énergie.
Elle distingue la silhouette immense de la salle de lecture qui ressemble à une basilique romaine. Le portail se rapproche de plus en plus.
Fora va finir avec la langue en cravate. Elle n'a plus une goutte de salive dans la bouche, son corps n'est qu'une longue courbature et son ventre s'est transformé en un gigantesque point de côté.
Hélas ! Elle n'a pas regardé et elle trébuche de nouveau. Cette fois, elle tombe brutalement. Sur le ventre, comme un plat à la piscine. Inutile de lui demander comment elle a fait son compte, elle l'ignore.
Elle reste là un moment, affalée, hors d'haleine, le souffle coupé.
— Relève-toi ! lui hurle Elinor d'en-haut.
— Je fais ce que je peux ! rétorque Fora.
Enfin, c'est ce qu'elle aimerait bien lui rétorquer. Au lieu de cela, elle émet une espèce de brame d'agonie. À moins que ce ne soit le cri d'amour du phoque. Cela fait :
— Baaaaaeuuuurgh !
Heureusement, elle a atterri sur ce mignon bourrelet qui ne l'a plus jamais quittée depuis ses onze ans, au moment de l'entrée en sixième, et qu'elle appelle son « petit bidou ». Cela a amorti la chute.
Se redressant, elle reprend la course, ne voyant plus rien à cause des cheveux qui lui arrivent dans les yeux. Il ne reste plus beaucoup de distance à parcourir.
Un coup d'œil rapide en arrière lui apprend que les Jacquemarts se sont approchés mais demeurent tout de même hors de portée.
Enfin, elle entend ses pas résonner sous l'espèce d'arche qui entoure le portail. Elle pénètre dans la salle de lecture, ses semelles claquant sur le sol pour témoigner de son épuisement.
Fora traverse la pièce immense sous le regard de Wonder Woman qu'elle trouve un brin condescendant.
À bout de forces, elle va s'écrouler contre le mur du fond. Elle s'adosse aux briques livresques, ouvrant la bouche pour avaler quelques goulées d'air en déficit. Jamais elle n'a autant couru de sa vie.
Vers le portail, les automates commencent à arriver.
Ils ne s'intéressent aucunement aux ouvrages qu'ils pourraient détruire. Ils n'ont d'yeux que pour elle. En un flot aux reflets cuivrés, ils inondent la salle, débordent sur le mobilier.
— Euh, les filles ? Ils se rapprochent drôlement, non ?
Elle lève les yeux au ciel sans apercevoir le moindre gigax.
— Les filles ?
Pas d'ange non plus pour lui sauver la mise cette fois. Ça commence à sentir le roussi…
Les automates se pressent les uns contre les autres, se frottant avec des petites étincelles. Cela sent le métal chauffé.
— Je refuse de crever comme ça ! s'emporte Fora.
Elle pivote et fait face au mur. D'une main, elle attrape une reliure qui dépasse et se hisse. Bon, déjà dix centimètres de gagnés.
Elle recommence en essayant de ne pas songer aux Jacquemarts qui continuent de déferler. Ils s'entrechoquent avec des bruits de casse automobile. Fora prend appui sur un gros dictionnaire qui dépasse.
— Désolé, Robert, s'excuse-t-elle.
Elle grimpe encore un peu. Un mètre. Deux.
En bas, les automates ont recommencé à frapper. Sûrement frustrés de ne pas avoir Fora sous la main, ils se défoulent sur le reste. Alors ils tapent sur tout ce qui ne bouge pas.
Une forte vibration s'empare de la paroi. Et la jeune femme finit par comprendre que, loin de se défouler gratuitement, les Jacquemarts ont un plan. Ils veulent la faire tomber.
D'ailleurs, ils sont en passe de réussir.
Ils viennent de trouver leur rythme. En frappant tous en même temps, comme des milliers de métronomes qui s'alignent peu à peu, ils ne donnent plus qu'un coup sourd et énorme.
À présent, ils cherchent à entrer en résonance avec le bâtiment. Voilà comment ils ont réussi à faire s'effondrer d'autres édifices de la cité !
Fora sent le mur osciller sous ses mains. Elle a l'impression que les reliures sont prises d'un frisson, à la manière des vaches qui chassent les mouches d'une contraction nerveuse des flancs.
— Bordel, je vais me casser la gu…
Et elle joint le geste à la parole.

Aucun commentaire: