5 mai 2020

Les Confins. Épisode 47

C'est la chute !
Les doigts de Fora ont glissé sur les couvertures et elle tombe en arrière. L'aspect positif, c'est qu'elle ne voit pas dans quoi elle va atterrir, dix mètres plus bas.
Les rayons défilent devant ses yeux.
Et puis, le choc.
Mais c'est trop tôt ! Elle avait encore du chemin à parcourir avant d'atteindre le sol. Une douleur lui remonte de l'arrière-train. Elle vient d'atterrir sur un gigax conduit par Elinor, laquelle se tourne vers elle.
— Comment te sens-tu ?
— Comme quelqu'un qui vient de se fracasser le coccyx !
La sorcière semble en déduire que tout va bien. Elle laisse chuter son grimoire avant de le faire reculer. En effet, face au mur, elle ne peut manœuvrer. Fora s'accroche quand elle comprend que la pilote va tenter une marche arrière.
Les pages frôlent les Jacquemarts en bas. Fora voit même une masse passer très près de sa jambe gauche au moment Elinor redresse la trajectoire.
Le gigax poursuit sa course et commence à remonter, toujours à reculons. Ça va finir en looping inversé !
Non, à mi-hauteur, estimant qu'elle s'est assez dégagée de la paroi, Elinor s'arrête. Puis, après une seconde d'apesanteur, le gigax repart en avant. Fora pense soudain très fort à la Galère du Parc Astérix.
Elles foncent droit vers le mur du fond ! Les livres s'approchent à une vitesse hallucinante.
— Tire sur le manche ! hurle Fora.
— Ce modèle possède un tout autre équipement, réplique Elinor d'un ton mutin.
Fora n'est pas sûre de saisir le sous-entendu (ou plutôt, elle préfère ne pas le saisir).
Au dernier moment la sorcière tire sur les signets et livre redresse sa course. Le grimoire remonte brusquement en chandelle. La force centrifuge menace à tout moment de jeter Fora dans le vide. Elle se cramponne violemment à Elinor qui use de tout son savoir-faire pour maîtriser son véhicule.
Enfin, elles parviennent dans les étages supérieurs et le gigax cesse de bouger dans tous les sens. Elinor le pose délicatement sur une corniche.
Fora en descend, soulagée, ou plutôt glisse sur le côté, les guiboles en fromage blanc. Elle tombe une nouvelle fois sur les fesses en se félicitant d'être correctement pourvue de ce côté-là.
Elinor saute à terre et ôte son casque.
— As-tu suivi la manœuvre ? Je viens d'établir une toute nouvelle figure de voltige aérienne sur gigax !
— Je suis super contente pour toi, balbutie Fora. Et puis, tu m'as sauvée aussi, quand même…
— Certes, convient la sorcière avec une fausse modestie évidente.
— Si j'arrivais à marcher, je te sauterais dans les bras sur-le-champ.
Elinor lui sourit en retour. Elle semble heureuse. Et son bonheur effraie Fora.
À force de voir des séries, elle sait que le moment où l'on se croit le plus comblé précède le drame le plus total. Comme Fred dans la saison 5 d'Angel (Joss Whedon est vraiment un enfoiré).
Elle relève les yeux vers Elinor et frissonne tant elle la trouve belle. Des larmes lui montent aux yeux.
— Serais-tu blessée ? s'inquiète la sorcière.
— Non, c'est juste que…
Elle ne parvient pas à en dire plus. Elinor s'agenouille devant elle, ses cheveux noirs retombant devant ses joues. Et derrière le feu vert de ses iris. Fora voudrait que cette instant dure toute une vie.
Soudain, la sorcière tourne la tête.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— N'as-tu pas entendu ?
Fora tend l'oreille. Les coups sourds des marteaux, qui faisaient trembler la salle de lecture jusque dans ses fondations, ont brusquement cessé. Un court silence envahit l'espace.
Pendant une seconde, Fora a l'impression d'être seule au monde avec sa sorcière bien-aimée.
Puis le martèlement reprend, désordonné, chaotique. Elinor se redresse et court regarder par-dessus le garde-fou. Fora parvient enfin à se lever et la suit, toujours chancelante. En jetant un coup d'œil en contrebas, elle découvre une nouvelle scène inattendue.
Les automates se servent désormais de leurs masses comme de piolets.
Ils frappent la paroi de toutes leurs forces, jusqu'à enfoncer les coins de métal dans le papier. Une fois leur outil fiché dans les livres, ils se hissent. Puis, appuyés sur leurs pieds, ils détachent l'arme et attaquent un peu plus haut. Ainsi, ils grimpent lentement sur les murs. Ils rampent à la verticale à la manière des poissons d'argent dans leur termitière.
— On en sera jamais débarrassés ! déplore Fora.
— Prends donc ton mal en patience.
Elinor ne paraît pas trop inquiète, juste tendue et concentrée. Elle observe la foule des automates qui se presse dans la salle de lecture. Ils sont des centaines au niveau du sol, sans compter ceux qui sont en pleine varappe. Et d'autres ne cessent d'arriver par les portes ouvertes.
— On fait quoi maintenant ? demande Fora. On leur sert le thé ?
— Je songeais plutôt à leur proposer de la lecture, réplique Elinor.
Elle lève le bras, comme pour lancer un signal.
Alors, des dizaines de sorcières apparaissent soudain depuis tous les recoins élevés de l'édifice.
Vers l'entrée, le portail immense referme sous la poussée de plusieurs gigax. Les battants claquent avec un bruit terrible. À présent, les Jacquemarts sont enfermés.
— Lancez ! ordonne Elinor.
Un livre tombe du ciel (enfin, pas vraiment, hein) et vient heurter la tête d'un automate, enfonçant le métal. Puis un autre. Et encore un autre.
Sur tous les murs, des volumes sont jetés, les plus lourds possibles, par les mains des sorcières. Une vague de papier croule sur les Jacquemarts amassés. Il y en a de plus en plus.
Des bruits de métal embouti s'élèvent. Les marteleurs se font marteler à leur tour !
Ne comprenant rien, ils tentent de poursuivre leur escalade. Mais, à la manière des assiégeants de château-fort, les projectiles les obligent à dévisser. Ils s'écrasent plus bas, sur leurs semblables.
C'est maintenant une tempête de tomes qui s'abat sur eux. Avec la hauteur, les livres font plus de dégâts que des pierres. L'armée de Jacquemarts, lapidée, accuse le coup.
On voit la troupe disparaître sous des piles à lire, ensevelie. Seuls des bras et des jambes de métal émergent çà et là de l'avalanche papélaire.
Elinor se tourne vers Fora, le regard brillant.
— À toi de porter le coup fatal.
— Hein ? fait Fora en regrettant de ne pas travailler davantage ses répliques.
— Use de ton pouvoir pour les achever… Brûle-les.

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