6 mai 2020

Les Confins. Épisode 48

— Pardon ? demande Fora, estomaquée.
— Il te faut lancer l'étincelle qui détruira ces automates, reprend tranquillement Elinor.
— Mais je suis pas venue pour faire des autodafés !
La sorcière soupire et se détourne.
— Je vous avais avertie qu'elle s'y refuserait…
Alors, la Grise-Moire sort de l'ombre. Elle a dû arriver par l'un des accès de cette corniche. Le visage peiné, elle reste silencieuse. Fora n'y comprend plus rien.
— J'aurais jamais cru entendre ça de votre part. Vous devriez être les dernières à proposer un truc pareil !
— Il n'y a que toi pour le faire. Nous sommes trop liées à ces livres désormais. L'encre coule dans notre sang. C'est le prix à payer pour notre sorcellerie. Détruire ces livres reviendrait à détruire une part de nous-mêmes, expose la Grise-Moire.
Fora secoue la tête, interdite.
— Mais on ne brûle pas les livres !
— Pourquoi ?
— C'est… c'est un truc de nazis !
La Grise-Moire lève les yeux au ciel.
— Ah oui, direct au point Godwin. Tu ne fais pas dans la dentelle, Fora. Écoute, on ne va pas renoncer à des lois de protections de la nature et des animaux sous prétexte que les nazis ont promulgué des législations sur ces sujets…
— Mais c'est pas pareil ! se défend Fora. Protéger la nature, c'est une bonne cause !
— Qui te dit que détruire ces livres n'en est pas une ?
La jeune femme recule vers la rambarde, observant les sorcières comme si elles étaient devenues folles. Elle n'en revient pas. Comment osent-elles envisager aussi froidement cet acte barbare ?
Des pensées se précipitent dans sa tête. Elle revoit le passage de Candide où l'on fait un bel autodafé. Et puis le film Fahrenheit 451 (elle n'a pas encore lu le roman).
Elle songe également à ce détective espagnol, Pepe Carvalho, qui crame un bouquin dans chaque enquête, après l'avoir choisi avec soin. Elle a vu la vieille série diffusée sur Arte. Cela a été un choc pour elle. Aujourd'hui encore, elle ne comprend toujours pas son geste.
— Fora, l'appelle la Grise-Moire, je suis la première à verser ma petite larme quand la bibliothèque d'Alexandrie brûle dans Agora. À chaque vision du film. Ici, il ne s'agit que de quelques exemplaires.
— Il y en a des milliers !
— Pour en sauver des milliards d'autres ! Tu te focalises sur l'acte alors que c'est l'intention qui compte. Nous ne brûlons pas ces livres pour des raisons de censure, ou par haine. Les livres ne sont pas sacrés. La Cryptobibliothèque, oui, à la rigueur. Pour le reste, ce n'est qu'un peu de papier, de colle et de cuir.
Des craquements métalliques montent du fond de la Salle de lecture. Les Jacquemarts sont en train de se dégager des tonnes de volumes lâchées sur eux. La Grise-Moire s'avance et lui effleure l'épaule d'un doigt, mais ce seul contact suffit à bouleverser la jeune femme.
— Écoute, nous sommes pressées par le temps. Les automates vont bientôt reprendre leur ascension. Ils vont continuer à répandre la florule partout. Vois ça comme une stérilisation un peu brutale.
— Les nazis aussi ont des images organiques, marmonne Fora.
Un tremblement la prend, suivi d'une nausée.
— Je suis désolée, je ne peux pas…
— Même si on te dit que les livres reviendront ? Il suffit qu'une personne s'en souvienne pour que l'exemplaire réapparaisse. Rien ne sera perdu.
— Je peux pas prendre le risque. En plus, je suis même pas sûre d'avoir le pouvoir que vous m'attribuez.
Un coup de vent soulève ses cheveux. Elmaryl vient d'atterrir sur la rambarde, ailes déployées.
— Alors ? On ne va plus tenir les portes très longtemps.
— Fora refuse, annonce la Grise-Moire.
L'ange hoche la tête, grave.
— D'accord, dit-elle.
D'un geste souple et ample, elle dégaine l'arme de son dos et la lame se met aussitôt à flamboyer. Fora recule, sentant le souffle sec et brûlant sur sa peau.
— Tu vas me tuer ? bafouille-t-elle. Me menacer ?
— « Ceux qui vivront par l'épée, périront par l'épée », cite Elmaryl.
Elle se redresse et bat des ailes. Ses boucles noires se soulèvent.
— Adieu, murmure-t-elle.
Alors, elle s'élève dans les airs, majestueuse. En cet instant, elle a vraiment l'air d'un ange. Version exterminateur plutôt que gardien, mais ange quand même.
Elmaryl plonge dans le vide, sabre au clair.
Elle vole en piqué, droit sur l'amas de Jacquemarts.
— Qu'est-ce qu'elle fait ? interroge Fora précipitamment.
Personne ne lui répond. Toutes les sorcières ont les yeux fixés sur le sol encombré de la salle.
Elmaryl plane tel un oiseau de feu, traçant un sillage ardent derrière elle. Du tranchant, elle taille dans la foule emmêlée des automates. Un sillon de feu ouvre la pièce en deux, comme si Moïse était soudain devenu pyromane.
Sous la chaleur extrême dégagée, les pages se recroquevillent, noircissent, fument et se carbonisent. Les membres métalliques rougissent et fondent. On dirait le final de Terminator 2. Des bras s'agitent et retombent en gouttes lourdes, presque dorées. Des visages se liquéfient, un peu à la manière de la fin des Aventuriers de l'Arche perdue.
Le spectacle est ignoble. Les traits ramollis des Jacquemarts paraissent doués d'une vie propre et leurs masques grimacent de douleur. Les mains de Fora se crispent sur la rambarde. Malgré sa répulsion, elle ne peut détacher son regard du massacre.
Et puis, horrifiée, elle se rend compte d'un phénomène étrange. Ce ne sont plus seulement l'épée, les livres, les automates qui se consument. Les ailes d'Elmaryl sont en feu ! Ses rémiges se prolongent de flammèches étranges, rayonnantes. Les boucles noires s'embrasent à leur tour.
Avec un cri muet, l'ange tombe dans l'enfer liquide.

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