7 mai 2020

Les Confins. Épisode 49

Hébétée, Fora regarde brûler Elmaryl. Elle n'arrive pas à y croire.
Les odeurs de brûlé et de métal chauffé lui remontent dans la gorge et lui font pleurer les yeux.
— Elle… Elle est morte ?
La Grise-Moire hoche la tête.
— Les anges sont tout aussi liés à la Cryptobibliothèque que sorcières.
— Vous auriez dû me le dire !
Elle sent sa voix se briser.
— Nous te l'avons dit, reprend la Grise-Moire. Je te l'ai dit…
Elle soupire.
— Bon, il faut que j'aille voir les anges et leur présenter mes condoléances, histoire de vérifier qu'on n'est pas en train de se préparer un incident diplomatique. En tout cas, on peut se réjouir : on a gagné. Youhou…
Elle s'éloigne lentement. Ses gestes sont raides comme si son dos la faisait beaucoup souffrir. Elle disparaît, épaules lasses, dans l'obscurité.
Fora se rend compte qu'elle est assise en tailleur par terre, sans se rappeler comment elle en est arrivée là.
— Comment est-ce qu'on en est arrivé là ? interroge-t-elle à voix haute.
— Comme pour tout, répond Elinor. Avec des choix.
Soudain inquiète, Fora lève les yeux vers ceux de la sorcière, essayant de sonder ses prunelles vertes. Elle n'y lit pas de répugnance, ni de mépris. Seulement de la tristesse et de la compassion.
Même cela, c'en est trop pour Fora qui se détourne. Elle ne mérite pas qu'on s'apitoie sur son sort à elle. C'est plutôt Elmaryl qui…
Son cerveau bugue.
Elle aspire l'air de force car ses poumons s'écrasent dans sa poitrine. L'impression d'étouffer. Toutes ces fumées, c'est insupportable.
Glissant la tête entre les barreaux de la rambarde, elle observe le sol en contrebas. Ce ne sont plus que des plaques de cuivre à demi-fondues et des pages noircies que la moindre brise vient pulvériser.
— Le feu est contenu, explique Elinor. La Cryptobibliothèque est sauvée. Cela prendra du temps, mais les livres qui étaient ici reviendront. Il suffit d'une lecture, d'un souvenir de lecture, et les pages commencent à se remplir. Contemple donc ceci.
Elle lui montre deux ouvrages. Il s'agit de La Peste de Camus et du Hussard sur le toit de Giono.
— Quelques secondes plus tôt, l'un et l'autre n'étaient plus que des fibres carbonisées, emportées par le vent, fait Elinor, émerveillée.
En effet, les restes de pages carbonisées volent en tous sens comme une poussière noire.
— J'ai lu aucun des deux, avoue Fora en reniflant.
Un pâle sourire flotte sur le visage d'Elinor.
— Chacun évoque une épidémie. La peste et le choléra. Je pense que les gens les lisent plus volontiers ces romans précis en ce moment.
Tout en l'écoutant parler, Fora voit le papier se régénérer lentement. Le noir redevient blanc, l'encre s'y dessine à nouveau.
Une angoisse lui serre la gorge.
— Et Elmaryl ? Est-ce qu'elle va… ?
Elinor ne répond pas mais tout son visage exprime une négation.
— Mais c'est affreux ! Elle s'est sacrifiée pour moi !
— Pour nous, rectifie la sorcière. Pour la Cryptobibliothèque.
— Elle aurait pas dû !
— Si elle n'avait pas été aussi prompte, quelqu'un d'autre l'aurait devancée. Moi, peut-être.
— Toi ?
Fora sent un grand froid l'envahir. Elle se met à claquer des dents.
— Je crois que je vais vomir…
Elle se penche de nouveau sous la rambarde.
— Évite ce côté, je t'en prie.
Prise de court, Fora relève la tête.
— Hein ?
— Ne va pas rendre sur les ouvrages en cours de résurrection. Cela les abîmerait. En outre, les anges ont entrepris de collecter la Poussière d'Elmaryl.
— Hein ? répète Fora.
Son regard tombe sur le bas de la pièce. En effet, des anges sont là, fouillant dans les débris incendiés, sans craindre de se brûler les mains. Ils recueillent une sorte de poudre brillante dans le creux de leurs paumes qu'ils rassemblent progressivement.
— Quand un ange meurt, il tombe en Poussière, précise Elinor.
Fora remarque que certains anges lèvent les yeux vers elle et lui adressent des coups d'œil peu amènes. Elle les comprend. En cet instant, elle n'a pas une très haute opinion d'elle-même.
Cette victoire a des relents d'échec lamentable, mâtiné d'amertume.
— Je sers vraiment à rien, murmure Fora. Depuis que je suis ici, on m'a demandé un truc. Un seul. Et j'ai été incapable de le faire…
— Nous avons sans doute trop exigé de toi, répond Elinor. Après tout, tu n'es des nôtres que depuis quelques jours.
— Quelques jours ? s'étonne Fora. Je pensais qu'il s'était passé quelques heures seulement.
La sorcière l'observe longuement.
— Tu as mis le pied dans la Cryptobibliothèque depuis plus d'un mois.
Fora se dresse soudain.
— Quoi ? Mais je croyais que le temps passait plus vite ici ! Comme dans les rêves. On a l'impression de dormir pendant des heures et ça ne dure que quelques minutes.
Surprise par la violence de sa réaction, Elinor sourcille.
— Nous ne sommes pas dans un rêve, Fora.
— Mais dans les livres, c'est pareil. Quand tu lis, l'histoire dure des années mais t'as passé seulement deux ou trois heures dans ton canapé.
— J'ignore quoi te répondre. Tu n'as pas vu le temps passer, voilà tout.
— Non, mais tu imagines la panique de mes parents ? Il faut que je rentre tout de suite !
Cette fois, Elinor paraît choquée. Une légère rougeur colore ses joues. Ses lèvres se crispent et ses narines frémissent d'une colère rentrée.
— Nous l'avons effectivement emporté, concède-t-elle en détournant le regard. Il n'y a plus rien pour te retenir ici.
Fora va pour protester.
Une pensée vient cependant censurer son impulsion. Cet arrachement qu'elle ressent au fond d'elle-même est peut-être un moindre mal. Il est temps de partir avant que la douleur ne devienne insupportable.
La fin d'Elmaryl va déjà la hanter jusqu'à la fin de ses jours. C'est à cause d'elle que la florule est arrivée jusqu'ici et que les Confins ont commencé à se déverser dans la Cryptobibliothèque. Cela fait trop lourd à porter.
L'amour, c'est comme un sparadrap. Ça protège les blessures, mais il vaut mieux l'arracher d'un coup sec.
Fora secoue la tête. Ses images sont pathétiques. Pourtant, elle ne parvient à émettre qu'une unique phrase.
— S'il te plaît, ramène-moi à la maison.

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