8 mai 2020

Les Confins. Épisode 50

Visage fermé, Elinor se redresse sans émettre le moindre commentaire. Fora la regarde. C'est déjà un adieu.
Elle n'a pas le choix, de toute façon. Sa présence n'a apporté que des problèmes. Elle n'ose même plus regarder en contrebas les restes de l'ange qu'on rassemble. Elle devra vivre avec cette culpabilité désormais.
Le cœur lourd, elle se lève et va rejoindre la sorcière auprès de son gigax. Elle voudrait lui parler encore. Tout se coince dans sa gorge, les mots et les larmes.
Au moment où elle enjambe le grimoire pour embarquer, une ombre apparaît sur le côté. C'est un souffle qui soulève ses cheveux. L'énorme Raguel est là, incongrue avec sa masse démentielle portée par ses ailes.
— Où est la Grise-Moire ? demande-t-il d'un ton pressant. Je dois l'avertir d'un problème.
— Elle est partie à votre rencontre, répond sèchement Elinor.
Sur ces entrefaites, un second gigax arrive, portant Nawal et Auriane. Cette dernière semble extrêmement anxieuse.
— Je ne trouve pas la Grise-Moire.
Fora sent un long frisson lui remonter le long de l'échine. Cela commence à devenir plus qu'inquiétant. Le sourcil broussailleux de Raguel se fronce.
— La bataille n'est pas terminée, annonce-t-il. Il n'y a nulle trace du Masque de fer parmi les victimes ennemies.
Cette fois, Fora tressaille carrément.
— Ça veut dire qu'Elmaryl est morte pour rien ? s'exclame-t-elle.
— Je vous suggère de ne plus prononcer son nom, déclare doucement l'ange.
Mais son ton est implacable. Elinor vient au secours de la jeune femme.
— L'armée des automates a été stoppée. Mais tout risque de recommencer si on ne met pas la main sur le Masque de fer pour le renvoyer dans les Confins.
Les trois sorcières, l'ange et Fora se dévisagent en silence. Ils ne savent pas quoi penser de ces dernières nouvelles, ni surtout comment réagir. Y a-t-il un lien entre ces deux absences ?
Elinor a eu la même idée :
— Mais pourquoi enlever la Grise-Moire ? Elle ne possède pas le pouvoir de scripture. En tout cas, il n'est pas assez puissant chez elle pour que le Masque obtienne ce qu'il veut.
— Il devait y avoir une autre raison, murmure Auriane.
Fora plisse le front, soucieuse.
— Tu n'as pas essayé la ruminatio pour te rapprocher d'elle ?
— Cela n'a pas marché. J'ai tout essayé.
— Mais il y a des livres partout ! s'exclame Fora. Comment est-ce qu'on peut ne pas la trouver.
— Cela signifie que le Masque l'a déjà emmenée dans le Monde réel, en conclut Raguel.
Déployant ses ailes, il quitte la rambarde et se laisse tomber dans le vide pour retrouver ses camarades. Quelques secondes plus tard, un vol d'anges passe devant elles et s'en va à travers la verrière du toit dont certains carreaux manquent, sans doute tombés avec les coups des Jacquemarts.
Toute la flotte angélique disparaît.
— Ils arriveront trop tard, murmure Auriane. Si le Masque est dans le Monde réel, on ne peut plus rien contre lui…
Fora n'y croit guère.
— Cela ne va pas. S'il avait pu y aller directement, il n'aurait pas enlevé une sorcière et un ange. Il voulait quelqu'un avec le pouvoir de scripture. Il en avait besoin.
— On en revient au même problème, intervient Elinor. Il n'a aucun intérêt à enlever la Grise-Moire dans ce cas.
Nawal prend la parole pour la première fois depuis longtemps :
— Jamais le Masque de fer ne pourrait vaincre la Grise-Moire. Il s'est passé quelque chose.
— Est-ce la Grise-Moire ne connaît pas un truc spécifique qui pourrait intéresser le Masque ? reprend Fora sans voir le temps de réfléchir à cette dernière déclaration. Je ne sais pas moi, une information à laquelle elle seule aurait accès ?
De nouveau, c'est Nawal qui répond.
— Les Unica !
Sans un mot, elle fait virer son gigax et part en quatrième vitesse, Auriane comme passagère. Presque aussi rapide, Elinor fait décoller le sien. Prise de court, Fora saute à son tour sur le dos du grimoire.
Elles partent sur les chapeaux de roue (ou leur équivalent en livre).
Malgré les circonstances, Fora goûte au bonheur retrouver d'être proche de la sorcière.
Le gigax s'élève rapidement et passe à son tour à travers les verrières qui évoquent maintenant un damier avec leur alternance presque régulière de cases vides et de cases pleines.
Un vent frais, épargné par les fumées des livres consumés accueille la jeune femme en hauteur. Elle se penche vers la pilote et demande :
— C'est quoi, les Unica ?
— Ce sont les livres qui n'existent qu'en un seul exemplaire parce qu'ils n'ont jamais été publiés. On n'a que des manuscrits inachevés. Certains ont même été seulement imaginés par leurs auteurs.
Fora comprend qu'on les mette de côté. Elle imagine déjà un écrin magnifique pour accueillir ces trésors. Ils se trouvent sans doute dans la tour, là-bas, qui évoque celle de Pise, mais droite.
Pourtant, Elinor vire de bord.
Elle s'approche du rivage et poursuit sa route au-dessus de l'océan papélaire.
— On va où ?
La sorcière ne répond pas. Elle essaie de refaire le raisonnement de Nawal. Auriane n'a pas pu se rendre auprès des Unica par ruminatio parce qu'ils ne contiennent aucun texte qu'elle connaîtrait par cœur. Tout se tient.
Après quelques minutes de vol à vive allure, Fora aperçoit une île au loin. Sa surface est entièrement occupée par une forteresse et se remparts. À l'une des extrémités battues par les vagues furieuses, se dresse le fort au plan carré, flanqué de trois tours cylindriques. Un mur d'escarpe blanc entoure l'îlot.
— On dirait le Château d'If, murmure Fora.
— Bienvenue dans la Forteresse Vide, répond Elinor.

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