12 mai 2020

Les Confins. Épisode 54

Il ne se passe rien. Fora continue de fixer le livre qui ne bouge pas dans ses doigts. Un horrible sourire se dessine sur le visage du Masque de fer.
— Oui, je vois que tu n'en as pas envie. Tu as raison : on ne détruit pas les livres. Quelle barbare accepterait de commettre une telle ignominie ?
— Elmaryl l'a bien fait, répond une voix.
Fora se retourne, stupéfaite. Elle a reconnu le timbre chaud d'Elinor. Un frisson l'agite tout entière.
— C'est toi ? murmure-t-elle. C'est vraiment toi ?
Alors, elle se rend compte que la sorcière est perchée sur son gigax et elle comprend tout. Elinor lui a demandé de patienter le temps que le grimoire parvienne jusqu'à elle.
— Mais comment… ?
— Pendant que vous étiez distraits, le gigax a plongé dans le puits pour me recueillir.
— Et Auriane ? Et Nawal ?
Elinor a un mouvement négatif du menton.
— Je n'ai pas pu les rattraper. Cet abîme est sans fin.
— « Il y a un trou dans le monde », cite Fora.
— Comment ?
Angel, saison 5, épisode 15, précise la jeune femme. Il faut vraiment que tu voies ça. On se le mate ensemble dès que possible. Après Buffy.
Le Masque de fer croit bon de s'immiscer dans leur conversation.
— Pardonnez-moi, je ne vous dérange pas longtemps. Je prends ce livre et je vous laisse discuter séries entre vous.
Fora se tourne vers le grand méchant et lui tend l'ouvrage. La Grise-Moire et Elinor s'écrient en même temps :
— Ne fais pas ça ! (en fait, Elinor a réussi à dire : « cela »)
Fora poursuit son geste.
Les yeux du Masque de fer brillent d'une lueur de triomphe. Il s'empare du tome, sans trop y croire. Il lâche sa dague pour le manipuler à deux mains. L'arme tombe sur le sol et le bruit métallique résonne sous les voûtes sombres, se propageant à travers l'architecture démente de la Forteresse vide.
Au loin, on entend gronder des Unica dans leurs cages. Ils ont dû sentir qu'un événement était sur le point de se produire, un peu comme les animaux qui prévoient les tremblements de terre. Les cellules s'agitent, les barreaux grincent, les pages frémissent. Cela produit une sorte de cri étrange, un chant funèbre et doux.
— Vous les entendez ? murmure le Masque. Ils célèbrent mon apothéose.
Soudain, il se met à renifler l'air, soucieux.
— Vous ne sentiriez pas comme une odeur de brûlé ?
Obligeante, Fora lui montre le livre qu'il tient à la main et dont les pages ont commencé à fumer. Pris de panique, le Masque essaie de souffler dessus pour éteindre des flammèches qui apparaissent çà et là. Hélas, il ne réussit qu'à attiser le feu, si bien qu'il finit par lâcher l'ouvrage quand il se brûle les mains.
Le livre tombe à terre et s'ouvre au milieu. Les pages noircissent et se racornissent en une momification accélérée. Une grimace d'intense dégoût se peint sur le visage du masque.
— Toi, crache-t-il à l'intention de Fora.
Il dégaine de nouveau son épée, remisée un instant au fourreau, et menace Fora de la pointe tendue devant ses yeux.
— Arrête tout de suite ou je te fais un troisième œil.
— Tu m'as déjà tracé une deuxième raie, réplique Fora du tac-au-tac.
Après une seconde, elle se rend compte que sa phrase pourrait être mal interprétée.
— Je voulais dire : la raie dans les cheveux, hein ! précise-t-elle en montrant sa blessure sur le haut du crâne.
— Nous ne l'entendions pas autrement, répond Elinor avec demi-sourire.
— J'ai l'impression que vous ne prenez pas vraiment les choses au sérieux, déplore le Masque. Tout n'est-il qu'un jeu pour vous ?
Au moment où il pose la question, un filet de vapeur s'élève des dentelles de ses manches. Son costume s'embrase. Un éclair d'étonnement, puis les yeux du Masque virent au désespoir.
— J'étais si près du but, murmure-t-il, défait. Si près. Quel mal y avait-il à ce que j'existe un peu ? Que je connaisse mon quart d'heure de gloire ? Je ne demandais pourtant pas grand-chose. J'aurais pu être le visage de tous ceux qui n'en ont pas. Ceux qu'on ignore, les anonymes, les muets…
Tandis qu'il parle des flammes s'échappent de sa bouche. À son tour, il se consume et se carbonise lentement. Après quelques secondes de cette combustion silencieuse, le masque est réduit à un misérable petit tas de cendres.
— J'ai presque honte de l'avoir détruit après son petit discours, avoue Fora en regardant la pile grise.
— Il n'y a pas que le mensonge qui soit la meilleure arme des méchants, intervient la Grise-Moire. La vérité peut l'être aussi parfois…
— Mouais…
À cet instant, Fora remarque qu'un étrange aura entoure la Grise-Moire, comme si l'air vibrait autour d'elle. Comme des ondes de chaleur…
— Vous ne trouvez pas qu'il fait un peu chaud ? demande la sorcière-en-chef en s'éventant de la main.
— Ne regarde pas, la supplie Elinor.
Mais Fora n'écoute pas. Elle fixe la Grise-Moire, incrédule. Cette dernière hausse les épaules.
— Bon d'accord ! J'ai menti. Mais c'était pour la bonne cause.
— Vous n'aviez pas le droit !
— On est des sorcières, répond la Grise-Moire avec fierté. On fait ce qu'on veut. No Future. Anarchy in the UK et tout le tralala.
Un voile passe dans son regard. Elle s'interrompt une seconde, vaincue par l'émotion.
— Et puis, c'est bien connu, les sorcières, ça finit souvent dans les flammes… Il est temps de passer le flambeau, non ?
Fora voit la main d'Elinor qui lui cache la vue.
Très délicatement, les doigts de la sorcière l'obligent à tourner la tête. Elle l'accueille dans ses bras et l'étreint avec toute la violence de sa douceur.

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