11 avril 2020

Les Confins. Épisode 23

À contrecœur, Fora grimpe sur le dos d'Elmaryl.
Elle est obligée de plier les genoux pour ne pas gêner les ailes. Si on lui avait dit un jour qu'elle s'envolerait les épaules d'un ange, elle ne l'aurait pas cru.
Le plumage est très doux, très blanc, composé de longues rémiges semées d'un duvet délicat. La jeune femme a la surprise de constater que l'extrémité de ces touffes se désagrège au toucher en une poudre brillante qui semble couvrir les pennes et les protéger.
Elmaryl déploie largement ses membres et décolle.
La sensation en est étrange. Fora ressent l'effort musculaire nécessaire, le jeu des muscles sur les omoplates de l'ange, alors que le vol du Gigax avait l'air bien plus magique.
Mais, rapidement, Elmaryl atteint une certaine hauteur et entame son vol de croisière.
Fora se demande à quelle sauce elle va être mangée. Manifestement, les anges (en tout cas, celle-là) détestent les sorcières. Cependant, elles paraissent avoir le même ennemi : un mec masqué qui commande aux poissons d'argent et qui bénéficie de certains pouvoirs.
Bon, en fait, tout cela ne la regarde pas vraiment. Elle a surtout envie de rentrer chez elle.
Pourtant, elle ne peut s'empêcher de songer à ces deux yeux verts qui la poursuivent et qu'elle aimerait revoir avant de partir.
— Je suis vraiment un cœur d'artichaut, marmonne-t-elle.
— Comment ? demande l'ange. Je t'entends mal avec le vent !
— Non, rien…
Fora se concentre un peu sur le paysage.
Bientôt, elle ne sera plus là pour en profiter. Ce sera comme avec les sorcières. Les anges auront hâte de se débarrasser de cette fille tombée de nulle part et qui ne comprend rien à ce qui se passe.
En contrebas, l'océan papélaire s'agite et ses remous profonds forment des gouffres sombres. Elmaryl remonte l'immense chute qui conduit à la première salle. Fora doit s'accrocher fermement pour ne pas être emportée par le flot de confettis et de boulettes de papier.
Peu à peu, les deux femmes reviennent vers les piliers basaltiques du début, ceux qui sont chargés de livres.
Fora se rappelle avoir aperçu une statue d'ange à son arrivée.
Justement, Elmaryl se dirige vers une niche qui ressemble étrangement à celle où la jeune femme a été prise entre le surmulot et Elinor. En songeant à ce prénom, elle soupire.
Puis, elle se reprend et secoue la tête.
L'ange atterrit en hauteur, devant la statue d'ange bizarre déjà observée. C'est toujours un homme en robe avec une tête de charognard, au long cou d'où pendent les amygdales, un nez aquilin et un crâne dégarni.
— Descends.
Fora obtempère en vérifiant qu'il n'y a plus trace de rat géant (ni de sorcière en armure, hélas). Ses jambes tremblent toujours un peu.
Elmaryl s'avance d'un pas lourd vers la statue. Tendant la main, elle trace avec les doigts des signes cabalistiques sur sa poitrine. Les écritures, qui ressemblent à celles de la boîte prison, s'allument un bref instant, comme si elles prenaient feu.
Alors l'ange figé tousse.
Enfin, c'est l'impression qu'il donne. Une poussière très fine lui sort de la bouche, tandis que la gangue de papier qui le couvrait se pulvérise et tombe à terre. La couleur apparaît sous la couche grise.
L'ange s'en extrait.
En fait, il ne porte pas une robe mais un long imperméable couleur mastic, comme les privés dans les films noirs. Il n'a pas qu'une gueule d'oiseau, il en possède aussi les yeux. Des yeux fixes, qui ne clignent jamais.
Ses lèvres semblent murmurer des mots en permanence, comme s'il lisait un libre invisible.
Il a beau ne rien faire, Fora devine qu'il appartient à un tout autre type d'ange. Du high level. Elle ne parvient pas à réprimer un frisson.
Elmaryl s'incline respectueusement.
— Noguel…
Il ne répond pas à son salut.
— Pourquoi m'as-tu réveillé ?
Sa voix ressemble à des pages froissées. Quand il parle, sa peau se plisse sur son visage maigre de momie.
— J'ai été capturée.
— Par qui ?
— Le Masque de Fer. Il est allié aux insectes et maîtrise l'écriture malachim.
Fora lève le doigt pour intervenir.
— Attendez ! Vous avez dit le Masque de Fer. Le Masque de Fer ?
Sans que le reste de son corps ne bouge, l'ange nommé Noguel décale ses pupilles pour les poser sur la jeune femme.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-il d'un ton clinique.
Fora ouvre la bouche, choquée, mais Elmaryl est plus rapide.
— Elle vient du dehors. Elle a été capturée avec moi.
Noguel la détaille rapidement. La jeune femme a l'impression de passer un scanner. Puis, l'ange se désintéresse d'elle avec un dédain blessant.
— Et elle connaît Elinor, ajoute Elmaryl.
Les yeux, étrécis comme des têtes d'épingle, reviennent sur Fora. C'est comme être pris dans le rayon tracteur d'un croiseur interstellaire : impossible de s'en détacher.
— Tiens, tiens… Et que font les sorcières dans cette histoire ?
Fora s'efforce de résister mais, plus elle le fait, plus sa vessie la menace (saloperie de thé vert !)
— Elles sont comme vous, lâche-t-elle enfin. Complètement à la masse !
Elmaryl sourcille. Fora se reprend :
— Enfin, elles se posent des questions, quoi… J'ai parlé avec la Grise-Moire. Elle pense que la florule menace l'étanchéité entre les Confins et la Cryptobibliothèque. Enfin, c'est ce que j'ai cru comprendre…
Après de longues secondes de silence, Noguel se détourne.
— Je dois trouver Raguel, dit-il à Elmaryl.
Cette dernière désigne Fora du menton.
— Et elle ? On en fait quoi ?
— Elle n'a aucune importance.
Noguel avance vers le bord de la niche, déploie toute son envergure et s'envole sans un mot de plus. Elmaryl hésite une seconde. Son regard brille d'une lueur qui ressemble à une excuse.
— Tu as pu venir jusqu'ici toute seule : tu sauras rentrer…
À son tour, elle ouvre ses ailes et bascule dans le vide.
Hébétée, Fora esquisse un geste pour la retenir. Mais trop tard. Elle ne peut qu'observer les deux silhouettes en vol qui s'éloignent entre les piliers gigantesques remplis de livres, sous cette grotte infinie.
— C'est ça ! crie-t-elle à l'attention d'Elmaryl. Raconte-toi ça pour te rassurer !
Sa voix se répercute contre des colonnes, erre en écho dans la caverne immense, finit par s'éteindre dans le lointain.
Fora pratique quelques micro-respirations, comme on le conseille aux femmes qui accouchent. Cela lui permet de retrouver suffisamment son calme pour effectuer un rapide bilan de sa situation.
Elle est seule, elle est crevée, elle est paumée, elle a faim et elle a (encore) envie de faire pipi.
Son regard se tourne vers l'endroit par où elle est arrivée. Elle le distingue à peine à l'horizon. Il y a juste une sorte de petit tas de papier un peu plus haut que les autres qui témoigne de son passage.
Le reste se perd dans l'obscurité.
Il va falloir parcourir des kilomètres pour rejoindre son point d'atterrissage. Ensuite, rien ne dit qu'elle sera capable de remonter.
— Bon, ben, c'est pas gagné, soupire-t-elle.

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