12 avril 2020

Les Confins. Épisode 24

Fora redescend les quelques mètres la séparant du sol en s'agrippant aux reliures qui couvrent le pilier. Elle a l'impression d'avoir retrouvé toute sa gaucherie, comme si, pendant un temps, elle avait oublié son corps maladroit.
D'ailleurs, vers la fin de sa descente, son pied mal assuré glisse et elle s'effondre dans les confettis, les fesses les premières.
— Aïe !
Une envie de pleurer lui remonte dans la gorge.
C'est la fin de sa petite escapade. Finalement, elle n'aura pas accompli grand-chose, à part être sauvée par une sorcière et une ange (oui, elle décide de l'employer au féminin). Plusieurs fois.
Elle se relève, frottant son derrière douloureux.
Ironiquement, au cours de son séjour dans la Cryptobibliothèque, elle n'aura pas ouvert un seul livre, à part pour monter dessus. Cela lui rappelle un dessin de Sempé avec un type qui s'ennuie alors qu'il est entouré de milliers d'ouvrages.
— Au moins, je ne me suis pas ennuyée…
Pour ça, non ! Elle aurait même aimé un rythme d'aventures un peu moins frénétique.
Alors d'où vient cette amertume ? Ce vide qui grandit en elle ?
Tout en marchant jusqu'aux genoux dans la poussière de papier, elle repense à ces dernières heures ou journées. Elle peut se l'avouer maintenant : elle avait bien envie d'être spéciale.
Que la Grise-Moire lui dise : « Tu es une sorcière, Fora », ou un truc équivalent. Une prophétie, même modeste. Pas « Tu vas sauver le monde », juste « Tu vas devenir cool ».
Mais non.
Depuis le début, tout le monde lui a bien fait sentir qu'elle gênait. Qu'elle n'était pas à sa place. On l'a trimballée, on l'a questionnée, on l'a jetée.
Au moins, elle n'aura pas de regret…
À force de ruminer, la voilà au pied de sa zone d'atterrissage. Elle examine une sorte de brèche entre deux énormes piliers basaltiques. Des tonnes de papier se sont déversées dans cette ouverture. Il va falloir remonter le courant.
Fora avance. Mais dès qu'elle pose un pied en avant, cela déclenche une mini-avalanche de confettis. Et elle s'enfonce comme dans des sables mouvants.
Elle insiste. Ses parents sont là-haut. Ils doivent l'attendre, s'inquiéter.
Des vagues nouvelles arrivent, l'ensevelissent jusqu'à la taille.
Fora lutte, nageant presque. Le niveau monte autour d'elle. Ses mains cherchent des prises dans les parois de la brèche. Mais celle-ci est trop large pour qu'on puisse s'appuyer des deux côtés en même temps.
À cette occasion, elle se rend compte que ses mains brillent un peu dans l'obscurité de la faille. Elle ignore si ce sont des protozoaires qui se sont déposés sur ses paumes ou bien un peu de cette poudre qui couvrait les ailes d'Elmaryl.
À présent, la poudreuse atteint son cou et continue de s'écouler, inépuisable, à chacun de ses mouvements.
— Merde !
Fora n'aurait pas dû crier. Les confettis lui emplissent la bouche. Elle tousse. Les larmes lui montent aux yeux. Perturbée, elle trébuche.
Et la vague l'emporte, la culbute et la charrie plus loin.
Émergeant de la couche pulvérulente, Fora crache un par un les confettis qui se sont collés à sa langue et à son palais. Quelle louze !
(Elle l'orthographie ainsi dans sa tête parce que « lose », c'est moche et que « loose » veut dire autre chose. En outre, elle a cherché en ligne l'étymologie du verbe anglais et découvert qu'il venait sans doute d'une racine indo-européenne *leu- signifiant « relâcher, diviser » et qu'on retrouve dans le verbe latin luere qui signifie « délier » ou « expier ».)
Et Fora comprend qu'elle expie quelque chose peut-être.
Elle a peur aussi de ce qu'elle va retrouver chez elle. Combien de temps s'est-il écoulé là-haut ? Combien de malades ? Combien de morts ?
Et elle qui a fui !
En même temps, qu'est-ce qu'elle aurait pu faire ? On lui demande de rester chez elle, elle obtempère. Pourtant, elle se sent inutile et lâche.
À cet instant où elle touche le fond, un bruit lui fait relever la tête.
Elle cherche du regard d'où vient ce claquement, ce frottement étrange. Ses yeux passent en revue les colonnes d'ouvrages empilés. Est-ce qu'il y a encore un surmulot qui se ballade ? Ou une bande de poissons d'argent ? Ou le Masque de Fer (il faudra vraiment qu'elle réfléchisse à la présence de ce personnage, quand même) ?
Fora avise un livre qui s'agite dans son logement. Assez épais, il est coincé entre deux autres volumes. Mais il se débat, s'extirpe peu à peu de sa place et tombe à terre, comme s'il avait été poussé de l'intérieur.
Le silence s'installe.
Fora se fige et n'ose plus respirer. Elle attend. Pourtant rien ne se passe.
C'est sûrement une souris qui a déplacé l'ouvrage en le grignotant. Au moins, la jeune femme est certaine qu'un surmulot ne peut pas tenir dans l'interstice. Cela la rassure un peu.
Profitant de son inattention, le livre s'ouvre de lui-même.
Une page se tourne, puis une autre, comme si une main invisible cherchait un passage particulier. Les feuilles défilent.
Puis le manège s'arrête.
Fora tend le cou pour guetter ce qui se passe.
Elle peut apercevoir l'intérieur du livre. En effet, quelques lignes se mettent à irradier d'une lumière noire, donnant l'impression que l'encre devient blanche et le papier ténébreux.
Un rayon s'échappe du livre et une silhouette se dessine. Elle est d'abord faite de lignes d'écriture, comme si la Matrice était passée des chiffres à l'écriture cursive romaine.
Puis l'encre s'écoule et dévoile lentement un visage.
— Elinor ? se réjouit Fora.
Un sourire espiègle lui répond :
— Non, c'est Auriane…

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