13 avril 2020

Les Confins. Épisode 25

— Je ne sais pas pourquoi mais je sens que tu es déçue, susurre Auriane.
— Je ne vois pas ce qui te fait dire ça…
Fora s'efforce de conserver sa contenance mais elle échoue pour plusieurs raisons.
D'abord, elle est assise sur les fesses, les jambes en l'air, appuyée sur les coudes, suite à la dernière vague de confettis.
Ensuite, elle se souvient très bien que la sorcière aux longs cheveux châtains ne semblait pas la porter dans son cœur.
Enfin, Fora espérait vraiment revoir Elinor.
Elle note qu'Auriane possède également des yeux verts, mais ce n'est pas pareil. Les siens sont gris-vert, avec des sourcils élégamment dessinés et des pommettes saillantes que son sourire accentue.
Pour la première fois, Elinor se rend compte qu'Auriane est plutôt bien de sa personne, ce qui ne fait pas du tout son affaire. Elle l'aurait préférée laide, un peu à la manière des sorcières classiques : un teint verdâtre, un nez crochu, quelques pustules ici et là… On est loin du compte.
— Bon, tu vas rester longtemps le derrière dans la sciure ?
Fora rassemble toute la grâce dont elle est capable pour s'extraire son tas de papier. Son pied glisse un peu mais elle se rétablit sans tomber. Pendant ce temps, Auriane l'observe avec un air goguenard.
— Comment tu as fait pour apparaître comme ça ? demande Fora pour détourner l'attention et satisfaire sa curiosité.
— Il suffit de songer à un livre et à une citation pour se transporter à travers l'un des exemplaires. Évidemment, plus la citation est précise, plus tu as le choix de ta destination et plus elle t'apparaît clairement. On appelle cela ruminatio, comme la lecture silencieuse au moyen-âge.
Fora parvient enfin à adopter la station debout. Elle vient d'assister à de la vraie magie.
— Tu as l'air surprise, murmure Auriane. Tu pensais qu'on se contentait de lire des bouquins en prenant des mines concentrées ? On n'est pas des wiccanes, ni un club de lecture.
— Je vois. C'est comme dans la saison 4 de Buffy quand Tara et Willow vont à une réunion de prétendues sorcières et qu'elles découvrent que ces dernières ne pratiquent pas vraiment la sorcellerie.
— Possible. Je n'ai jamais regardé Buffy.
Fora pose la main sur sa bouche, choquée.
— Pas la peine de me regarder comme ça, s'irrite Auriane. On dirait Elinor…
Puis, jugeant sans doute qu'elle a trop parlé, elle change de sujet.
— Maintenant que tu as atteint le niveau de l'homo erectus, on peut peut-être y aller.
— Où ça ? Tu vas me ramener chez moi ?
Cette fois, c'est la sorcière qui affiche son étonnement.
— Non, je te ramène auprès d'Elinor.
— Ah bon ? s'exclame Fora en essayant de maîtriser le tremblement de sa voix. Je pensais que…
— Que j'allais me débarrasser de toi ? En te renvoyant chez toi ? Ou en enterrant ton cadavre dans un coin ? Tu te surestimes, Fora du Monde réel.
La jeune femme soupire.
— Tout le monde va m'appeler comme ça, maintenant ?
— Il y a des chances…
— En même temps, ça fait classe, non ?
— Tu surestimes aussi le réel. Bon, maintenant, je te conduis à Elinor. Je ne supporte pas de la voir aussi inquiète. Elle était persuadée que les poissons d'argent t'avaient dévorée.
Fora a un geste rassurant.
— Non, ils voulaient simplement m'interroger.
Les beaux sourcils d'Auriane se froncent.
— T'interroger ? Les poissons d'argent ? En quelle langue ?
— En fait, il y avait le Masque de Fer avec eux.
Un voile de panique passe sur les traits de la sorcière. Elle s'avance de quelques pas. Sa voix devient plus grave et plus basse, tout sourire envolé :
— Comment sais-tu que c'était le Masque de Fer ?
— Elmaryl me l'a dit…
— Tu as croisé des anges ? fait l'autre, estomaquée.
— Oui. C'est grave ?
Auriane ne répond pas. Elle paraît bouleversée.
— C'est pire que ce que pensait la Grise-Moire… Il faut qu'on rentre tout de suite à Pardamone… Mais on va rejoindre Elinor d'abord… Je lui ai promis de te ramener saine et sauve si je te trouvais.
— Avoue qu'elle aussi a pensé que tu pourrais m'enterrer discrètement au fond du jardin… enfin, de la Cryptobibliothèque.
— Débrouille-toi pour que je ne change pas d'avis, réplique Auriane d'un ton menaçant.
— D'accord, dit Fora. Mais je pense que tu ne me feras aucun mal. Elinor ne te le pardonnerait jamais.
Auriane s'approche encore. Elle est plus grande qu'on pourrait le croire et domine Fora de quelques centimètres.
— Écoute, tu as rencontré Elinor il y a quelques jours seulement. Moi, je la connais depuis des années…
La phrase reste en suspens. Le sourire revient sur les lèvres de la sorcière qui secoue la tête.
— Mais tu as raison. Elle ne me pardonnerait jamais s'il t'arriverait le moindre mal. Surtout, elle ne se le pardonnerait jamais... Donne-moi la main.
— Là ? Maintenant ? fait Fora, décontenancée.
— Il faut qu'on soit en contact pour que la ruminatio fonctionne. Qu'est-ce que tu connais comme citation par cœur ?
La jeune femme réfléchit.
— Bah, je connais un bout du monologue de Don Diègue dans le Cid. Mon père n'arrête pas de le déclamer à table et…
— Commence.
En se sentant idiote, comme une élève au tableau, devant toute la classe, qui n'a pas appris sa leçon, elle ânonne :
Ô rage ! ô désespoir ! ô…
— À voix basse, nom d'un chien ! s'écrie Auriane.
Alors, toutes deux se mettent à murmurer la tirade de Corneille en se tenant la main comme des écolières.
Au bout de deux alexandrins, Fora voit des lignes danser devant ses yeux. Elle comprend que le texte défile dans son champ de vision. Les lettres grossissent peu à peu, jusqu'à remplir tout l'espace.
Et un voile d'encre s'abat soudain sur le monde.

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