14 avril 2020

Les Confins. Épisode 26

Serrant la main d'Auriane, Fora a l'impression d'être frôlée par des cerises suspendues à un arbre et de piétiner des fruits secs.
Aveuglée, déséquilibrée, elle ne peut s'empêcher de bouger et de basculer sur le côté. Mais la poigne de la sorcière la retient fermement.
Enfin, après quelques secondes, les mouvements cessent et l'univers se stabilise.
La lumière réapparaît comme si on déroulait des bandelettes lui couvrant intégralement le corps et le visage. Ces rubans sont invisibles, seulement chargés de grosses lettres noires.
Quand Fora reprend sa respiration, elle observe le sol à ses pieds.
Déjà, elle repère un livre ouvert sur un tapis de reliures. Ses yeux captent les noms de Don Diègue et de Don Rodrigue.
— Wahou ! Ça marche vraiment ! Vous savez toutes faire ça, chez les sorcières ?
— Plus ou moins, répond Auriane. Mais j'y suis la meilleure.
Et elle part d'un grand rire communicatif qui vient effacer tout ce que sa phrase avait d'orgueilleux. Fora décide de lâcher sa main. Elle est à deux doigts de trouver sa rivale sympathique.
Sa rivale ? Elle s'étonne de s'être formulé ainsi le problème. Ce n'est pas vraiment une rivale, sauf si… Tandis qu'elle entame un débat avec elle-même, la sorcière la ramène à la réalité.
— Il y a un problème…
Fora se fige. Où est Elinor ?
Autour d'elles, il n'y a rien d'autre qu'une sorte de falaise déjà entrevue plus tôt. En contrebas, l'océan papélaire s'agite. Malgré les circonstances, Fora est heureuse de le retrouver, comme un vieil ami.
En pivotant, elle aperçoit l'immense Gigax sur le dos, le vent faisant tourner ses pages. Il n'y a pas trace de la sorcière.
— On devait se rejoindre ici, murmure Auriane. Elle était sur la piste des poissons d'argent.
Du doigt, elle indique un chemin qui s'enfonce dans la côte et descend jusqu'à la surface de la mer. Fora ne l'avait pas remarqué au premier abord.
— Elinor pensait que les insectes t'avaient conduite par là. Moi, je croyais plutôt qu'on t'avait renvoyée chez toi.
— Vous avez toutes les deux raison, mais à des moments différents. Les poissons d'argent m'ont transportée jusqu'à une sorte de fourmilière. Et puis je me suis échappée avec Elmaryl. Et ils m'ont laissée. Alors, j'ai essayé de rentrer.
— Ils ? relève Auriane.
— Oui, Elmaryl m'a conduite jusqu'à un autre ange qui était plus ou moins pétrifié ou « papifié ».
— Tu connais son nom ? insiste la sorcière, les traits tendus.
— Elle l'a appelé Noël, ou un truc comme ça…
— Ce ne serait pas plutôt Noguel ?
Fora claque dans ses doigts.
— Ouais ! C'est exactement ça !
Auriane secoue la tête, catastrophée.
— Ça pose un problème ? s'inquiète Fora.
— C'est très grave, tu ne te rends pas compte ! Noguel est l'un des deux Al Moakkibat !
— Je ne comprends pas ce que cela veut dire.
Mais Auriane ne l'écoute plus. Elle tourne en rond, gardant les yeux grands ouverts, sans ciller. Elle fait songer à un hibou fâché. Enfin après une longue réflexion, elle semble se décider.
— Bon, on y va.
— Où ça ?
— À Pardamone.
— Encore ? s'étonne Fora. On n'attend pas Elinor ?
Auriane plante ses yeux dans les siens.
— Elinor n'aurait jamais abandonné le Gigax de la Grise-Moire. Je pense qu'elle a été enlevée à son tour.
Un grand froid se répand dans la poitrine de Fora. Depuis le début, elle essayait de toutes ses forces de repousser cette idée.
— Par qui ?
— Qu'est-ce que j'en sais ? s'exclame Auriane en levant les mains. Les anges ? Les surmulots ? Les poissons d'argent ?
— Mais ça doit être quelqu'un de puissant, non ?
— Évidemment. C'est pour ça que je m'inquiète. La Grise-Moire saura quoi faire. Monte.
Fora obtempère. Dès qu'elle approche du livre, celui-ci se referme et se retourne. La jeune femme grimpe en selle avec le sentiment de retrouver une monture familière.
Auriane s'installe devant et s'empare des signets qu'elle ajuste longuement. Elle ne paraît pas bien assurée, tel un conducteur inexpérimenté qui passe des heures à régler son siège et les rétroviseurs.
— Tu attends quoi ? s'inquiète Fora.
— C'est pas si facile !
— Je croyais que tu étais la meilleure !
— En ruminatio, pas en reliure !
— Comment c'est possible ?
— Il y en qui sont forts en maths et d'autres en français, non ? Eh bien, là, c'est pareil.
Soudain, le Gigax décolle.
Il hoquette comme un vieux moteur malade. Fora est obligée de s'accrocher à la taille de sa rivale (finalement, le mot lui convient).
— Ne me serre pas comme ça ! proteste la sorcière. Je n'ai pas d'armure moi ! Tu m'empêches de respirer !
Le volume entame un vol vertigineux au-dessus de la falaise qui ressemble à un saut dans le vide.
— Pas question ! réplique Fora. Je veux pas tomber !
Le Gigax se met à pencher sur le côté au point que Fora sent ses fesses glisser sur le cuir.
— Redresse ! Redresse, merde !
Après quelques cahots, le grimoire retrouve un peu son assiette et commence à planer en direction de la cité des sorcières. Enfin, Fora desserre légèrement sa prise. Ses bras étaient au bord de la crampe.
Les deux femmes se taisent. Mais leurs pensées sont entièrement tournées vers Elinor. Où a-t-elle pu passer ? Fora sent l'inquiétude lui tordre douloureusement les entrailles. Un cri de dépit lui échappe :
— Putain !
— Tu es toujours aussi grossière ? s'étonne Auriane.
— Seulement quand j'ai la trouille, ment Fora.
Un silence passe entre elles en même temps que la brise.
— Je ne vois vraiment pas ce qu'Elinor te trouve, soupire la sorcière avec sa franchise brutale.
— Moi non plus…
Cette fois, la jeune femme ne ment pas.

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