12 juillet 2009

Eminence grise


Profitant d'un séjour un France, j'ai fait le plein de livres, disques et films pour tenir face au monde hostile. Parmi mes acquisitions, il y a le dernier album de Cabrel dont on m'avait déjà dit le plus grand bien. J'avais déjà donné à des élèves la chanson "Les cardinaux en costume" à analyser. Je t'en livre maintenant ma version personnelle.

Depuis quelques années, Cabrel prend une stature de grand de la chanson française, un peu comme Souchon. Il semble sortir du sillon sentimental et terroir qu'il creusait jadis et auquel on le cantonnait un peu facilement. Mais cela faisait longtemps qu'il mettait des orties dans ses roses (je sais, elle est facile ; il faut que je me calme sinon je vais me mettre à écrire comme un journaliste culturel ; préviens-moi si c'est déjà le cas).

Sa chanson "Les cardinaux en costume" est le témoignage de cette inspiration piquante (c'était le dernier, j'arrête). La construction en est extrêmement simple : quatre couplets, chacun présentant un problème de société bien connu à travers une saynète réaliste : le sans-abri qui dort près du périphérique parisien, la prostituée qui a un enfant, l'immigré renvoyé dans un pays qu'il n'a jamais connu et la travailleuse dans un atelier clandestin. Un cinquième couplet vient faire le bilan. Quant au refrain, il est en espagnol et l'on n'est pas forcé de le comprendre (moi, j'ai fait allemand LV2, alors j'ai demandé à un collègue compatissant de me traduire).

En examinant les noms des personnages, on se rend compte qu'on fait le tour du monde de l'immigration : Magyd pour l'Afrique du Nord, Mamadou pour l'Afrique noire, N'Guyen pour l'Asie. Comme par hasard, on retrouve les anciennes colonies françaises. Les prénoms sont stéréotypés, on les associe immédiatement à une frange de la population. Le cas de Sabrina est un peu plus complexe puisque ce prénom n'apparaît comme spécifiquement étranger. Il peut évoquer l'Europe de l'est. On ne parle donc pas uniquement des immigrés.

A côté de ces personnages, on trouve les cardinaux en costume qui forment un contrepoint et représentent les nantis. Les oppositions sont de deux types. D'abord, pour les deux personnages masculins, une opposition spatiale. Magyd est associé au dehors et à la lumière des phares, les cardinaux sont à l'intérieur de la voiture dans l'obscurité de leurs vitres teintées. Mamadou est à l'arrière de l'avion quand ils sont à l'avant. D'autre part, les cardinaux sont les clients des personnages féminins et l'échange d'argent est précisé dans le texte ("l'argent qu'elle arrache", "c'est payé au rendement"), ce qui donne une opposition sociale.

Les personnages sont confrontés à une forme de disparition progressive. Magyd est caractérisé par le verbe "dormir" et est désigné par métonymie ("une joue", "une main"). Les articles indéfinis semblent indiquer que ces parties de son corps ne lui appartiennent même plus. Sabrina est déshabillée. Mamadou est "léger comme une plume". N'Guyen est devenue interchangeable et n' a plus d'existence propre ("D'elle on n'a aucune trace", "Celle qui tombe on la remplace"). Son nom est d'ailleurs générique, ce n'est même plus un prénom.

En face, les cardinaux constatent la violence subie par Magyd qui tient un canif pour se protéger, par Mamadou qui est "malheureux". Cependant, ils ne montrent aucune réaction devant ce spectacle ("ça n'a pas l'air d'inquiéter"). Dans le cas de Mamadou, ils sont simplement là, sans verbe, suprêmement indifférents. Ils rajoutent même de la violence en participant à l'économie souterraine de la prostitution et du travail clandestin. Il faut leur arracher l'argent, eux-mêmes se montrent "impatients". Ce sont leurs phares qui viennent perturber le sommeil de Magyd.

Qui sont donc ces cardinaux en costume ? Certes la charge est d'abord anticléricale avec les "donneurs de leçons" et le thème est récurrent dans l'oeuvre de Cabrel. Cependant, et il le dit lui-même sur son site, ce ne sont pas les seuls religieux qui sont visés. Le terme cardinal fait penser à Richelieu et Mazarin qui étaient avant tout des hommes politiques. De même, la mention du costume renvoie aux trois-pièces de nos dirigeants.

Le refrain en espagnol a pour but d'universaliser le propos, tout comme le personnage de Sabrina nous fait sortir du thème unique de l'immigration. En gros, cela dit : "Est-ce de mon pays qu'il s'agit ? Non, c'est impossible". On a ici à la fois une espèce de remarque ironique de l'auteur (bien sûr qu'il s'agit de mon pays) mais aussi la réaction incrédule de la personne qui vient d'écouter la chanson. Le dernier couplet fait le point sur les quatre autres en reprenant les personnages dans l'ordre inverse. Puis, il y a une sorte de mise en abyme où l'on comprend, "quand la salle se rallume", que tout cela était un spectacle, une "séance" de cinéma. Si les cardinaux sont absents, comme on pouvait s'y attendre, "le monde" a vu les choses et est désormais invité à la lucidité et à relire le texte. D'ailleurs, le motif de la lumière fait le lien entre le début et la fin du texte.

Maintenant tu sais. Qu'est-ce que tu attends ?

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