31 mars 2020

Les Confins. Episode 12

Fora pénètre à son tour dans la pièce.
Contrairement à son attente, la salle est de taille moyenne, assez confortable. Les murs sont faits de pierres gravées en lettres grecques. Elles composent les murs comme un manteau d'arlequin pétrifié.
Quant au plafond, il s'agit d'une coupole nervurée de caissons en stuc dont la calotte est percée d'un oculus sommital qui laisse entrer la lumière, à la manière du Panthéon de Rome.
Un rapide coup d'œil apprend à Fora que les caissons sont remplis d'ostraca, des tessons de poterie utilisés comme support d'écriture.
Le sol, lui, consiste en un simple plancher.
La jeune femme en est presque déçue. Cependant, l'une des lames rectangulaire se coince sous les empreintes de ses semelles et se soulève.
Discrètement, elle essaie de la remettre en place de la pointe du pied avant de se rendre compte qu'il ne s'agit pas d'un parquet mais de tablettes de cire assemblées. Chacune peut s'ouvrir pour dévoiler un texte gravé dans la cire.
Dame Elinor s'éclaircit la voix et Fora comprend qu'elle doit relever la tête.
La salle ressemble à une salle de cours sauf qu'au lieu des tables déprimantes du lycée Gustave-Caillebotte, chaque bureau se compose d'un banc et d'un pupitre incliné sur lequel est placée une feuille de parchemin tenue par des presse-papiers de plomb, suspendus à des fils tressés.
Chaque élève est équipée d'un plumier, d'un encrier, ainsi que d'un lutrin attaché à gauche de la table par un bras de bois pour soutenir un manuel.
C'est un rêve de calligraphe !
Époustouflée, Fora examine les élèves qui portent toutes des vêtements blancs sortis d'à peu près toutes les périodes de l'histoire. Certaines sont habillées de tuniques antiques, d'autres de robes médiévales ou Renaissance quand d'autres semblent tirées de la Révolution ou de la Belle Époque. D'aucunes auraient même pu acheter leur vêtement chez Desigual (mais sans les motifs colorés).
Les élèves appartiennent toutes à la gent féminine et ne lui prêtent aucune attention. Leurs regards sont tournés vers le large tableau de cire sur lequel une femme écrit des mots en grec armée d'un énorme stylet qui ressemble à une baguette magique.
Elle se retourne.
— Bon, alors, c'est vrai, comme ça, l'épigraphie grecque n'est pas super folichonne. Mais, vous verrez qu'à la fin de l'année, vous me considérerez comme votre professeure de défense contre les forces du mal. Mais attention : pas la version Quirrell ou Lockhart ; plutôt le versant Lupin. Mais sans les poils et les cicatrices… Ou Maugrey. Mais sans l'œil chelou, ni les cicatrices non plus… Quoique, du coup, je m'interroge… Vous avez remarqué que les meilleurs professeurs de défense contre les forces du mal ont des cicatrices ? C'est une espèce de médaille du mérite chez eux. Mais je m'égare…
Fora observe l'enseignante qui vient de tenir ce discours.
Elle est grande, bien bâtie, toute de noir vêtue, porte de longs cheveux noirs, très raides qui lui descendent jusqu'à la taille. Son visage est ovale avec de faux airs de Mona Lisa, si ce n'est qu'un nez pointu saille au milieu de ses traits curvilignes.
Derrière ses lunettes rondes, on distingue des yeux un peu petits, un peu myopes, même rehaussés de noir.
Cela ne suffit pas à étouffer une lueur intense qui brille dans ces prunelles.
Ce n'est pas de la simple gentillesse, ou de la bienveillance, mais une sorte de bonté rassurante. Fora a immédiatement l'impression que cette femme ne lui causera jamais le moindre mal.
— C'est la Grise-Moire ? demande-t-elle à la dérobée.
Le visage de la femme s'éclaire d'un sourire.
— Ah, je vois que ma petite samouraï est revenue. Je vous laisse. On se retrouve demain. Nawal, tu n'oublieras pas de me rapporter le Genette. Je dois vérifier quelque chose.
Les élèves se dressent dans un raclement de bancs sur le parquet et de froissements de parchemin. Elles quittent les lieux comme des lycéennes normales, riant, discutant, se bousculant.
Tandis que la salle se vide, la Grise-Moire s'approche de Fora et Dame Elinor.
— Alors ? Quelles nouvelles des tranchées ?
Son air est devenu plus soucieux et son front se plisse légèrement.
— Comme vous l'aviez pressenti, la florule se répand dans la Cryptobibliothèque. Le sol est encombré de poussière de papier. Les surmulots surviennent en nombre.
Tout en écoutant, la Grise-Moire remue la bouche. Fora finit par comprendre qu'elle se mord la peau à l'intérieur des lèvres pour mieux se concentrer.
— À cette occasion, j'ai rencontré Fora. Nous sommes rentrées grâce au Gigax.
— Le Gigax ?
Dame Elinor soupire d'avoir laissé échapper le mot. Fora vient à son secours :
— C'est moi qui appelle comme ça vos gros livres volants. C'est une contraction de Codex et Gigas…
— Excellente idée ! approuve la Grise-Moire. Vous contribuez déjà au renouvellement onomastique de notre petite communauté. Vous aviez pensé à Gary Gygax, l'un des créateurs de Donjons & Dragons ?
— Pas vraiment, avoue Fora. Mais c'est peut-être pour ça que le nom sonnait bien.
— Il claque, vous voulez dire ! Si même Elinor, qui, soyons franche, est assez conservatrice, l'emploie, son usage va se répandre comme une traînée de poudre. Les mots ont une vie par ici. La capitale a déjà changé de noms plusieurs fois.
La Grise-Moire se tourne vers Elinor.
— Tu en as assez fait pour l'instant. Repose-toi.
Comme cette dernière ouvre la bouche pour protester, la femme l'interrompt :
— J'aurai bientôt de tes services. Je veux que ma petite samouraï soit au meilleur de sa forme.
La sorcière s'incline et se retire dignement.
La Grise-Moire s'intéresse de nouveau à Fora.
— Je devine que vous nous arrivez du dehors. Il va falloir que vous me racontiez tout cela. Cela fait longtemps que je n'y suis pas allée. Quant à moi, je vous expliquerai les tenants et les aboutissants de notre Cryptobibliothèque. C'est bien le moins que je puisse faire pour vous.
Fora acquiesce, un peu étourdie.
— Vous êtes prête pour un petit sabbat ? demande soudain la Grise-Moire
— Un… sabbat ?
— Oui, vous savez, nous, les sorcières, on sacrifie un coq, on se barbouille de sang et on danse nues au clair de lune…
Voyant l'air effaré de Fora, elle ajoute :
— Non, je plaisante. On va juste boire du thé vert et manger des cookies. Suivez-moi.

30 mars 2020

Les Confins. Episode 11

Une fois dépouillée de ses vêtements, Fora avance vers le cylindre, les bras croisés sur sa poitrine. Elle a connu de meilleurs moments dans sa vie.
En plus, Dame Elinor possède une silhouette à filer des complexes à n'importe qui.
À petits pas rapides, un peu rassérénée par le contact des reliures sous ses pieds, l'adolescente gagne la cabine de décontamination et s'installe face à la sorcière.
Une idée l'effleure soudain et elle a honte de ne pas y avoir pensé plus tôt.
— Mince ! Et les gestes barrière ? Je vous ai peut-être contaminée sans le vouloir !
Elinor semble amusée :
— Présentez-vous le moindre symptôme de cette affection ?
— Non, mais je pourrais être porteuse saine…
Comme pour lui répondre, un jet de gaz glacé l'enveloppe, lardant son épiderme des millions de gouttelettes pointues comme des aiguilles. Pendant une bonne minute, elle est incapable de parler, suffoquée par l'atmosphère de la cabine.
Elle aperçoit juste, à travers le verre embué, le sourire goguenard d'Auriane qui ne les quitte pas des yeux.
Enfin, la douche épineuse s'achève. Elinor ne bronche pas.
— Ne me dites pas qu'il y a une deuxième couche !
Une nouvelle tempête se déchaîne dans le cylindre.
Cette fois, imitant la sorcière, Fora doit lever les bras afin que tout son corps profite du nettoyage. Le bruit est moins fort et elle peut poser une des questions qui l'obsèdent :
— Du coup, on va être confinées toutes les deux ?
Se rendant compte de ce qu'elle vient de dire, elle pique un fard et se reprend :
— Enfin, je ne voulais pas dire ensemble, hein ?
— Il n'existe pas de confinement à Pardamone, consent à expliquer Dame Elinor. Le virus n'a d'effet sur les personnes que dans le « monde réel ».
— Mais alors quel est l'intérêt de tout ça ?
— Dans la Cryptobibliothèque, nous protégeons les livres. Ce sont eux qui tombent malades.
— Sans déconner ?
Elinor ne relève pas et, toujours altière, quitte la cabine. Elle tend la main et attrape, sans la regarder, la pile de vêtements que lui tend Auriane. Il s'agit d'une robe longue, entièrement blanche, à pourpoint brodé.
Fora la suit en frissonnant. Elle cherche des yeux ce qu'elle pourrait enfiler.
— Et moi ?
Auriane désigne négligemment quelques habits posés à terre un peu plus loin.
— Sympa ! maugrée l'adolescente.
Malgré tout, les affaires sont pliées avec soin et propres. Fora s'habille d'un jean blanc et d'un tee-shirt de même couleur, note qu'il n'y a pas de soutien-gorge et renonce à en réclamer un.
Cependant, lorsqu'elle voit que l'on évacue ses vêtements vers une sorte de poubelle, elle réagit :
— Je peux les récupérer les baskets ? J'y tiens.
— Bien sûr…
De mauvaise grâce, Auriane les pousse à l'aide d'une sorte de râteau de bois dans la cabine où les chaussures sont désinfectées à leur tour. Quand Fora les récupère, elle se sent immédiatement mieux, même si une légère humidité demeure à l'intérieur.
— Bien, conclut Auriane, vous êtes prêtes pour la rencontrer.
Fora ignore de qui il s'agit mais le ton employé pour parler de cette personne résonne avec une singulière dévotion.
Auriane se penche alors vers Elinor et l'embrasse à pleine bouche.
Cela dure si longtemps que Fora est obligée de détourner le regard pour ne pas être suspectée de voyeurisme.
Elle remarque à cette occasion que le quai comporte des sortes de grosses baguettes à journaux, placées à intervalles réguliers, comme des poutres pour attacher les longes de chevaux, sauf que les ouvrages sont disposés à califourchon dessus, attendant sans doute un prochain voyage.
Pendant ce temps, Auriane a fini d'inspecter la glotte d'Elinor.
— Je vous invite à me suivre, déclare cette dernière sans la moindre trace d'émotion.
Fora lui emboîte le pas rapidement. Elle a le sentiment d'avoir mis les pieds dans une situation qui la dépasse. Toutes ces jeunes femmes habillées de blanc ne lui inspirent que de la méfiance. Elles font plus nonnes que sorcières. Ce n'est pas vraiment mieux dans son esprit.
Fora arrive devant une sorte d'ascenseur, inséré dans la paroi, qui ne s'arrête jamais. Les cabines ouvertes sont enchaînées et défilent sans interruption, celles de gauche descendant, celles de droite montant.
Elinor saute souplement dans le pater noster.
Fora la rejoint tant bien que mal. Ses jambes tremblent toujours un peu de ses récentes émotions. Une fois encore, elle se retrouve face à la sorcière dans un espace confiné.
Rapidement, elle sent qu'elle va devoir parler pour évacuer la gêne, même si cela doit engendrer encore plus de gêne par la suite.
— Dites, votre copine, elle ne serait pas un peu possessive ?
Elinor la foudroie du regard. Elle lui lance ce qui pourrait ressembler à un éclair froid, la brûlure de la glace.
— Ce n'est pas ma « copine », comme vous dites…
— Il faudrait la prévenir. Elle n'a pas l'air d'être au courant, réplique Fora, à la fois contente d'elle et surprise par sa propre insolence, qui venge un peu son humiliation de tout à l'heure.
L'ascenseur poursuit sa montée le long du bâtiment. Comme les cabines sont ouvertes directement sur le vide, Fora doit se plaquer contre la paroi du fond.
— Comment vous faites pour ne pas avoir le vertige ?
— L'habitude a ses vertus…
L'adolescente s'efforce de ne pas regarder vers le bas. Son seul recours, ce sont les yeux magnétiques d'Elinor.
— On va voir qui, du coup ? demande-t-elle pour ne pas penser qu'elles se trouvent à plusieurs dizaines de mètres du sol et qu'une chute serait mortelle.
— Vous allez avoir l'honneur de rencontrer la Grise-Moire.
Malgré l'air soudain extatique de la sorcière, Fora hausse les épaules. Elle espère ne pas être tombée dans une secte avec un gourou délirant.
— Je suis désolée mais je ne sais pas qui c'est…
— Vous saurez bientôt. Nous descendons ici.
À cet instant, elles ont atteint un palier. Elinor saute sur une passerelle. Fora la suit maladroitement, manquant se tordre une cheville à l'atterrissage parce qu'elle a trop attendu.
Elle se trouve devant un couloir immense. Malgré la luminosité très blanche qui tombe des verrières du plafond, les murs sont chargés de livres dont la disposition propose de nouveaux motifs.
Ainsi, cette fois, ce sont des caisses de bois en forme de losanges, collées les unes aux autres à la manière de coffrages. Chaque casier est rempli de rouleaux empilés et dont dépasse seulement une étiquette qui s'agite au passage des deux jeunes femmes.
L'odeur est différente ici, plus ancienne, plus douce. Cela sent l'Antiquité. Fora ne parvient pas à le définir autrement.
Soudain, Elinor s'arrête devant une porte majestueuse de chêne sculpté en bas-relief représentant une femme en lecture.
Une frise calligraphiée entoure la figure, rappelant à fois les peintures de Mucha et la porte des mines de la Moria.
La sorcière toque poliment au battant.
— Entrez ! fait une voix de l'autre côté.
Elinor pousse la porte, entre dans la pièce et Fora retient son souffle.

29 mars 2020

Les Confins. Episode 10

Fora est tirée du sommeil par une légère pression sur l'épaule.
Elle rêvait de ses parents, là-bas, dans leur appartement soudain vide. Elle se rassure en se disant qu'elle va bientôt les retrouver. Si tout va bien.
— Réveillez-vous, dit doucement Dame Elinor.
Fora soulève ses paupières et se retrouve face à deux émeraudes. Décidément, ces yeux, il faudrait vraiment faire quelque chose. On s'y perd…
Elle se frotte les cheveux, regrette l'absence d'une tartine ou d'un cacao pour le petit déjeuner, avant de se souvenir qu'elle ignore totalement l'heure qu'il est. Son ventre gargouille.
Fora rougit.
— Il n'y a rien à manger ?
— Uniquement des nourritures spirituelles, réplique Dame Elinor en désignant la page dans laquelle Fora est enroulée.
Elle pose pour la première fois les yeux sur le contenu du livre. Malheureusement, il s'agit d'un manuscrit médiéval en latin et calligraphié en minuscule caroline, ce qui le rend impossible à déchiffrer.
— Encore une de vos blagues ? marmonne la jeune fille.
— Vous ne seriez pas du matin ? s'étonne faussement la sorcière.
— Non, je ne suis pas du latin !
Fora rougit de nouveau. Le jeu de mots lui a échappé. Son père adore commencer les mauvais calembours dès le saut du lit, sous l'œil indulgent de sa mère.
Elle ignore pourquoi mais elle aurait préféré dissimuler cette part de son éducation.
Fort heureusement, Dame Elinor ne relève même pas.
— J'ai de quoi remonter votre moral en berne.
Elle se tourne vers l'horizon qu'elle enveloppe d'un mouvement fastueux.
— Nous sommes arrivées à Pardamone…
Fora se penche sur le côté et sa mâchoire se décroche.
C'est une ville.
Ou plutôt, ce sont des villes !
La cité s'étend dans tous les sens : des tours majestueuses qui semblent taillées dans les piliers colossaux aperçus plus tôt, des promontoires tendus au-dessus du vide, des canaux suspendus, des plates-formes au milieu des gouffres, des dômes, des passerelles, des terrasses, des halles.
Certaines parties deviennent inextricables, incompréhensibles, comme des prisons de Piranèse dans leur versant lumineux.
Les parois présentent toutes la même caractéristique : les livres, au lieu d'être refermés à l'intérieur des bâtiments, couvrent chaque espace exposé. Ce sont des reliures à l'infini, des briques verticales, aux couleurs changeantes puisque certains édifices sont entièrement composés de reliures bleu, corinthe, violet, havane, vert antique, vert émeraude ou rouge vénitien.
Et, à chaque rai de lumière émanant de la pierre, répondent les reflets chatoyants des dorures.
À mesure que le Gigax se rapproche, Fora distingue de nouveaux détails.
Des parcs sont ouverts en divers lieux, ainsi que des fontaines, mais aussi des statues nombreuses, à la manière gréco-latine, représentant des anges. Des sortes de tramways en bois creusent les bâtiments et les traversent avec un grondement sourd.
— Personne n'oublie jamais la première fois que son regard se pose sur Pardamone.
Dame Elinor elle-même semble réprimer une émotion intense. Fora est parcourue de longs frissons de bonheur et les petits cheveux de sa nuque se hérissent.
— C'est génial ! s'exclame-t-elle, abasourdie.
Elle ne parvient pas à en dire davantage.
Quand le Gigax aborde à l'immense jetée qui se prolonge vers l'océan papélaire, elle comprend que les rues sont également pavées de livres. Des reliures de cuir épais sont disposées à la manière de dalles. En certains endroits, les ouvrages sont protégés par d'épais carreaux de verre.
Même les arbres qui bordent les quais possèdent des niches creusées dans leur tronc qui présentent des tomes accessibles. Certaines personnes lisent d'ailleurs allongées sur les branches.
Enfin, le bateau-livre touche terre.
Ébahie, Fora le remarque à peine. Elle saisit machinalement la main que lui tend Dame Elinor pour l'aider à grimper sur le quai. Ce spectacle l'éblouit.
— Si mon père pouvait voir ça !
Elle n'a guère le temps de s'extasier davantage.
Une autre jeune femme aux longs cheveux bouclés arrive à pas rapides dans leur direction, soulevant les pans de sa tunique blanche. Elle sourit mais ses yeux expriment une certaine méfiance.
— Qui est-ce ? demande-t-elle à Dame Elinor.
Son regard se pose avec insistance sur la main que Fora n'a pas lâchée. Comprenant sa bévue, la jeune fille a un geste de rejet comme si elle le contact la brûlait.
— Je te présente Fora, fait Dame Elinor sans se départir de son calme. Elle vient du « monde réel ».
L'inconnue semble rassurée.
— Je vois, dit-elle. Je m'appelle Auriane.
— Vous êtes une sorcière, vous aussi ? ne peut s'empêcher de demander Fora.
— Comme les autres, élude Auriane, toujours souriante. Bon, elle vous attend.
— Dis-lui que nous arrivons au plus vite, répond Dame Elinor.
Fora remarque qu'elle tutoie Auriane. D'un signe de la main, la sorcière soulève le bateau-livre des flots. Comme si tout cela était naturel, il vole élégamment jusqu'à une sorte de cabine cylindrique à taille humaine.
— Dans un premier temps, nous désinfectons le Gigax, commence Elinor.
— Puis, ce sera votre tour, complète Auriane avec une lueur coquine au coin de l'œil. Avec la pandémie, nous ne devons prendre aucun risque.
Le Gigax se place dans la cabine entièrement transparente avant d'être arrosé d'un gaz qui en fait trembler le papier. Puis, il ressort, frétillant, secouant ses pages comme un chien mouillé. Fora a presque envie de lui gratter le dos.
Dame Elinor, qui a déjà retiré ses vêtements, s'avance vers le cylindre et passe devant elle, nue comme un ver.
— Ah ouais, carrément ? s'exclame Fora interloquée. Bon…
Elle prend une longue inspiration pour se donner du courage (en se disant que ce n'est pas si différent d'un vestiaire qui n'aurait pas de murs et qui se situerait au milieu d'un espace public, heureusement peu fréquenté) et commence à ôter ses baskets.

28 mars 2020

Cov'Art et les Confins

Camarade, sache que Les Confins, mon roman feuilleton de fantasy, créé au fur et à mesure du confinement, rejoint à partir de son prochain épisode, le dixième, l'initiative de Cov'Art

Si tu as la flemme d'en lire la présentation, sache qu'il s'agit d'un collectif d'artistes qui cherche à apporter un souffle de résilience à la population, de veiller à son bien-être psychique.

Cela tombe bien ; c'était un peu mon idée en entamant mon feuilleton qui décrit une plongée dans la fiction pour échapper à un quotidien trop pesant, que ce soit pour les personnages ou pour les lecteurs-trices. Du coup, à partir de maintenant, la couverture que j'ai  bricolée pour illustrer le roman portera le logo Cov'Art. N'hésite pas à aller sur leur page. Et lis aussi.

Les Confins. Episode 9

Fora en demeure comme deux ronds de flan.
— Une sorcière ? Mais vous êtes trop…
— Jeune ?
— Oui.
— Noire ?
— Hein ? Non…
— Jolie ?
La réplique fait sourire Fora.
— Eh bien, vous ne faites pas semblant d'être modeste, vous !
Dame Elinor redresse fièrement le menton.
— Il est important de connaître ses qualités comme ses défauts.
— Et c'est quoi, vos défauts ?
Elinor lui adresse un regard chargé de sous-entendus :
— Je vous en laisse le plaisir de la découverte…
Fora s'assied sur le livre. Ses jambes ne la portent plus. Pourtant, elle demeure curieuse.
— Donc, vous êtes une sorcière. Et vous lancez des sorts ?
— Selon vous, ce livre a-t-il battu des ailes de son propre chef ?
— Oui, c'est pas faux, maintenant que vous le dites. Mais quel est le rapport entre une sorcière et une Cryptobibliothèque ?
Dame Elinor se campe toujours sur la pliure du Gigax. Elle semble fatiguer mais les courants se calment peu à peu. D'ailleurs, le vacarme des Chutes de papier s'amenuise également.
— Bien, les conditions de navigation seront moins mouvementées désormais. D'ordinaire, je rejoins Pardamone par la voie des airs. Par voie de mer, cela demandera davantage de temps.
Elle se tourne, face à Fora, et entreprend d'ôter les éléments de son armure.
— Pourriez-vous m'aider ? s'enquiert-elle. Je suis fourbue.
Maladroitement, Fora se lève et la rejoint, desserrant les liens de cuir et de soie qui maintiennent les pièces sur ses membres. Elle défait ainsi les canons d'arrière-bras et les jambières.
La silhouette de Dame Elinor s'affine et se féminine à vue d'œil. Cependant, elle s'écroule à demi, comme si elle n'avait tenu que grâce à ces pièces de métal.
— Si vous n'êtes pas une chevaleresse, pourquoi l'armure ? demande Fora
— Le surmulot ne vous a donc pas suffi pour deviner les dangers de notre monde ? Je vous rassure : il en existe d'autres, et de pires.
Fora soupire, agacée par la mauvaise volonté de son interlocutrice.
— Vous avez du mal à répondre aux questions, non ?
Dame Elinor sourcille :
— Il me semble que je me suis montrée plus que coopérative. Vous débarquez de nulle part et je ne vous connais pas.
Blessée de cette attaque, Fora croise les bras et adopte une attitude boudeuse qui parvient d'ordinaire à mettre ses parents hors d'eux.
— Je viens de vous dire que j'arrivais de l'appartement familial, dans le monde réel… !
— Le monde réel ! ricane Dame Elinor. Quelle folle prétention ! Et vous me trouviez immodeste ! Qui vous dit que la Cryptobibliothèque n'est pas plus réelle que votre petit quotidien confiné ?
Fora ouvre une bouche stupéfaite.
— Vous êtes au courant pour la pandémie ?
La sorcière a un geste plein de morgue :
— Bien évidemment !
— Vous avez Internet ici ?
Une grimace de profond dégoût s'imprime sur les traits d'Elinor.
— Ne soyez pas vulgaire…
Elle se penche sur le bord du Gigax et plonge un bras dans l'océan papélaire. Elle en tire une boulette grosse comme le poing qu'elle jette sur les genoux de Fora.
— Allez ! Examinez-la !
L'adolescente s'emploie à déplier le papier froissé. Ce ne sont effectivement plus des boules de confettis agglomérés mais de grandes feuilles chiffonnées qui composent la mer sur laquelle file le Gigax.
Une fois son travail accompli, elle se retrouve avec une page de la taille d'un quotidien et lit le titre, abasourdie.
— C'est un numéro du Monde. Il date d'hier seulement ! Comment le recevez-vous ici ?
— Tout ce qui est imprimé parvient dans la Cryptobibliothèque, ma chère. C'est ainsi que nous nous tenons au courant de ce qui se passe dans votre « monde réel ».
Fora hoche la tête :
— Je commence à me dire que l'un de vos défauts, c'est d'être rancunière…
— Et vous n'avez encore rien vu ! Bien, il est temps de nous reposer. Nous n'arriverons pas à Pardamone avant quelques heures.
Fora aurait bien envie de poser d'autres questions qui lui brûlent les lèvres mais la fatigue l'emporte. Elle se sent glacée et frissonne.
— Mettez-vous sous le papier, suggère Dame Elinor.
Voyant que Fora ne comprend pas, elle tourne une page et en recouvre l'adolescente comme un drap. Cette dernière cesse de trembler presque immédiatement.
Bientôt, Dame Elinor fait de même de l'autre côté du livre.
— Mais le Gigax va se diriger tout seul ?
— Le Gigax ? s'étonne Elinor.
— J'ai formé ça en comprimant Codex et Gigas, explique Fora, les paupières mi-closes.
Après une seconde d'hésitation, la sorcière acquiesce.
— Soit ! Cela me plaît. Pour répondre à votre énième question, le Gigax se dirige seul grâce à mes pouvoirs. Vous pouvez dormir tranquille. Je vous réveillerai quand nous serons en vue de Pardamone. Là, nous pourrons réfléchir à quoi faire de vous.
Épuisée, Fora se sent glisser dans le sommeil. Elle marmonne, à demi endormie :
— J'ai une dernière question…
— J'aurais dû m'en douter.
— Étant donné que nous avons pratiquement le même âge et nous sommes dans la même galère, on pourrait peut-être se tutoyer ?
Un silence lui répond. La voix d'Elinor lui parvient enfin, pincée, très lointaine :
— Si vous le souhaitez ardemment…
Alors Fora s'assoupit, un demi-sourire aux lèvres.

27 mars 2020

Le Monde de Lléna (n') est (pas) paru

Mon roman de fantasy Le Monde de Lléna devait paraître ces jours-ci chez Rageot.

Pour une raison que j'ignore (si tu as une idée, tu me dis), la sortie a été repoussée en juin (tu peux d'ailleurs t'inscrire dans le lien hypertexte donné plus haut pour qu'on t'avertisse au moment de la sortie).

Sinon, histoire de te montrer ce que tu as manqué, j'ai deux réactions de lectrices/lecteurs : le premier sur Book Motion et le second sur Babelio. Et ce sont deux coups de cœur !

Je termine en te signalant que la belle couverture est de Caterina Baldi.

Les Confins. Episode 8

Tout en plongeant, Fora doit s'avouer qu'elle n'a aucune idée de ce qu'elle fait.
Ses notions de natation sont plus que balbutiantes. Sans le signet qui la relie à la page, elle se mettrait même en grand danger.
Elle s'enfonce dans le matériau meuble qui rappelle les piscines à balles. On dirait que les flocons de papier se sont agglomérés pour former des sphères de bonne taille.
Aveuglée, assourdie, Fora fouille à tâtons dans les flots qui la malmènent. Elle brasse des quantités de gros confettis de son bras libre, l'autre demeurant enroulé autour du marque-page.
Soudain, du bout des doigts, elle effleure quelque chose.
Elle espère qu'il s'agit bien du chevalier et non d'un quelconque monstre se promenant sous la surface.
Après un mouvement de recul, elle repart à l'assaut des vagues tumultueuses pour attraper le guerrier.
Elle se retourne un ongle sur un repli d'armure, crie, grommelle, recommence.
Cette fois, elle parvient à saisir une ceinture ou quelque chose d'approchant. Elle tire de toutes ses forces. Ses articulations protestent. Ses muscles se déchirent.
Elle persiste.
Usant de l'énergie qui lui reste après cette série de mésaventures, elle parvient à ramener le chevalier près d'elle. Il s'agit maintenant de le faire remonter sur le Gigax. Cela ne va pas être une partie de plaisir.
Heureusement, les boulettes de papier leur permettent de ne pas trop s'enfoncer dans l'océan.
Fora attrape le chevalier par les aisselles et le hisse. Il est lourd !
De son autre main, elle essaie de remonter le long du signet en profitant du mouvement des vagues lorsqu'elles la portent vers le haut. À chaque fois, elle reprend sa prise quelques centimètres au-dessus.
Enfin, elle pense être arrivée en bonne position. Renonçant à toute dignité, elle passe une jambe sur le Gigax, plante son talon dans la page et utilise cet appui pour faire rouler le corps inerte du chevalier au moment où une lame vient heurter le livradeau.
Cela fait, elle bascule à son tour sur le grimoire ouvert.
Là, allongée sur le dos, il lui faut de longues minutes pour retrouver son souffle.
Puis Fora se redresse, alarmée.
Le chevalier était inconscient. Il faut lui porter les premiers secours !
Elle s'approche du corps évanoui et pose sa tête sur la poitrine cuirassée. Elle n'entend rien avec le mugissement de la chute d'eau toute proche.
Comment traite-t-on les noyés ?
Fora se décide enfin à ôter le casque de son compagnon. Elle tire sur le heaume vaguement oriental avec ses lunettes étranges articulées sur le front.
À sa grande surprise, une cascade de cheveux noirs se répand sur la page blanche comme des arabesques folles.
Fora en demeure bouche bée.
Le chevalier est une femme.
Ou plutôt une jeune femme qui ne doit guère être plus âgée qu'elle. Cela explique la délicatesse de ses traits entrevus et la finesse de sa taille.
Les paupières closes, l'inconnue demeure sans connaissance. On dirait qu'elle ne respire plus.
Fora se penche sur le visage endormi en ayant l'impression de jouer le prince dans la Belle au bois dormant.
Soudain, les yeux s'ouvrent et deux iris émeraude scintillent. Fora se fige.
De nouveau, les sourcils s'arquent pour exprimer un étonnement méfiant.
— Que faites-vous ?
Fora se sent rougir des pieds à la tête.
— Eh bien, je… vous étiez… alors… respiration artificielle ?
La jeune femme reste parfaitement immobile. Elle possède une peau ambrée qui rehausse la beauté de ses yeux clairs.
— Sachez que le fait de m'avoir manifestement sauvée, ce dont je vous remercie, ne vous donne aucun droit sur moi, reprend-t-elle.
Sa voix, qui n'est plus étouffée par le casque, se révèle chaude et douce, plus grave encore.
Fora s'éloigne, extrêmement gênée.
— Pas du tout ! Je…
L'inconnue redresse son buste à quatre-vingt-dix degrés, très raide, et observe les environs.
— Ah, fait-elle, je vois que nous avons atteint les Chutes de Papier.
Fora aurait aimé penser à cette expression bien plus tôt. Elle s'imposait en effet.
Elle se tait cependant pour laisser parler la jeune femme qui se met debout et entreprend de piloter le grimoire en manœuvrant les deux signets.
— Nous allons suivre le courant vers Pardamone. Nous serons plus tranquilles là-bas.
— Pardamone ?
— La cité…
De nouveau, la jeune femme lève les yeux au ciel.
— J'oubliais que vous ignoriez tout de la Cryptobibliothèque.
— Justement, insiste Fora. Si vous pouviez m'expliquer un peu, ce que je fais ici. Et où on se trouve exactement.
— Nous verrons cela à Pardamone, tranche son interlocutrice. Pour l'heure, il nous faut nous éloigner de ces remous dangereux.
L'adolescente résignée s'assied dans le pli du livre, un peu en retrait.
— Je m'appelle Fora, au fait !
— Quelle étrange appellation, s'exclame l'autre. Vous devez en vouloir à vos parents.
Fora hausse les épaules.
— Pas vraiment, je…
Mais sa phrase est interrompue par sa compagne :
— Vous pouvez vous adresser à moi sous le nom de Dame Elinor.
— Dame Elinor ?
Fora trouve que c'est au moins aussi étrange que son propre prénom mais garde cette remarque pour elle.
— Le titre de dame, c'est parce que vous êtes chevalier ?
— Chevalier ?
Dame Elinor éclate de rire.
Pour la première, ses traits des détendent et elle devient extrêmement jolie. Son rire résonne en grappes de notes graves et veloutées.
— Je ne voulais pas vous vexer, grommelle Fora. J'aurais dû dire chevalière ou chevaleresse ?
— Pas du tout, tempère Dame Elinor.
Elle plante ses yeux verts dans les siens et déclare crânement :
— Je ne suis pas un chevalier, Fora. Je suis une sorcière.

26 mars 2020

Les Confins. Episode 7

Émerveillée, Fora voit le bateau-livre devenu oiseau-livre, flotter dans l'air sombre de la grotte. Un vent nouveau vient lui gifler le visage.
Le grimoire survole des remous terrifiants de l'océan papélaire qui s'agite en contrebas. On dirait une mer d'écume.
La jeune fille en profite pour reprendre sa respiration.
— Vous auriez pu me prévenir que ce truc savait voler !
Le chevalier lui lance regard sourcilleux.
— Ce « truc », comme vous l'appelez aussi inélégamment, se nomme un Codex Gigas.
— Ah ? fait Fora, refroidie par le ton glacial.
Levant les yeux au ciel devant son ignorance, le guerrier consent à lui expliquer :
— Ils ont été baptisés ainsi en souvenir du premier Codex Gigas, un manuscrit médiéval écrit au XIIIe siècle par un moine bénédictin du monastère de Podlažice en Bohême. Il mesure près d'un mètre de haut.
Ne sachant que répondre, Fora se contente d'acquiescer.
— Le folio 290 comporte une célèbre enluminure du diable qui lui a également valu le surnom de Bible du Diable, sobriquet que je trouve au demeurant parfaitement ridicule.
— D'accord…
— On raconte qu'il aurait été écrit par un moine emmuré pour avoir rompu ses vœux monastiques. Ce dernier, pour se faire pardonner, aurait promis d'écrire en une nuit un livre couvrant toute l'étendue des connaissances humaines. Incapable de tenir sa promesse, il se serait tourné en dernier ressort vers Lucifer, accordant son âme en échange de son aide. Là aussi : pures fariboles !
Fora hoche de nouveau la tête, consciente de l'étrangeté de sa situation : recevoir un cours sur un manuscrit ancien, tout en chevauchant un, au milieu d'une bibliothèque impossible et souterraine.
— Mais… euh… il volait aussi le manuscrit du moine ?
Le chevalier a un soupir excédé.
— Ne soyez pas ridicule ! D'ailleurs, notre Codex Gigas ne vole pas vraiment en cet instant. Il ralentit simplement notre chute.
En effet, maintenant qu'on le lui dit, Fora se rend compte que, malgré des battements d'ailes frénétiques, l'oiseau-livre perd de l'altitude.
Beaucoup d'altitude.
— Et vous ne pouvez pas le faire voler pour de vrai ? s'écrie l'adolescente, de nouveau saisie par la panique.
— Impossible, rétorque le chevalier. Ce Codex Gigas est conçu pour transporter une seule personne. Il ne peut en supporter deux. Nous allons planer jusqu'au sol.
— Vous voyez, ça aussi, c'est une information que j'aurais aimé avoir plus tôt !
— Chacun sait pertinemment que…
Le guerrier s'interrompt et Fora voit ses yeux s'écarquiller sous l'effet d'une incommensurable surprise.
— Comment pouvez-vous ignorer… ? Non, je ne peux pas y croire… Serait-ce… ? Non…
Fora met fin à son supplice :
— Je viens de la bibliothèque de mes parents. Il y avait une sorte de brèche et…
Le chevalier secoue négativement la tête, désarçonné pour la première fois.
— C'est impossible ! Cela n'est pas arrivé depuis…
Fora tend l'oreille, avide d'en apprendre davantage sur le monde dans lequel elle a mis le pied par inadvertance.
Hélas, au même moment, elle remarque un pilier qui s'approche à vive allure.
Son sauveur, manifestement bouleversé par sa révélation, a manqué de vigilance et conduit le Codex Gigas (Fora trouve le nom un peu long, elle décide de le raccourcir un peu ; instantanément, elle songe à la forme « Gigax » sans savoir pourquoi) vers l'une des colonnes de basalte.
Au dernier moment, le chevalier tente de virer de bord mais l'élan du Gigax est tel qu'il continue de foncer droit vers le fût de pierre.
Dans un râle, le guerrier parvient à tirer sur le signet et à incliner le vaisseau livresque sur le côté.
Hélas, un pan de reliure heurte le basalte.
Le choc est d'une violence inouïe.
Le Gigax se met à tournoyer sur lui-même à la manière d'un boomerang. Une fois encore, Fora est soulevée dans les airs. Sa prise sur le marque-page est si forte qu'elle sent ses paumes saigner.
Son compagnon a moins de chance.
Le pan gauche du livre, rabattu par la collision, le frappe sur le casque et l'assomme à demi. Hébété, il lâche son signet et tombe dans le vide sous l'œil hébété de Fora, incapable de réagir.
Une sorte de plouf retentit presque aussitôt, comme s'il avait plongé dans du polystyrène expansé.
Au même moment, le Gigax atterrit brutalement à la surface de l'océan de papier. Fora est plaquée contre les pages qui, heureusement, amortissent légèrement le choc.
Pendant leur conversation, le grimoire a presque rejoint la mer. Fora ne perd même pas connaissance.
Aussitôt, parmi les flots déchaînés qui ballottent le Gigax, elle se redresse et observe les alentours.
Le chevalier n'est plus visible nulle part.
— Non ! Non !
En plus de craindre une accusation de non-assistance à personne en danger, Fora voit disparaître la seule personne susceptible de répondre à ses questions, voire de la ramener chez elle.
Alors, malgré ses souvenirs houleux de la piscine au collège, elle noue fermement le signet autour de sa taille et, après une longue inspiration, se pince le nez pour sauter dans les vagues.

25 mars 2020

Les Confins. Episode 6

— On va mourir, non ? hurle Fora.
Jusqu'ici, sa vie de lycéenne pré-pandémique était surtout occupée par le nouveau bac, la protestation contre les E3C, ces épreuves de contrôle continu qui se déroulaient jusqu'à présent dans un beau foutoir. Quand elles se déroulaient.
L'adolescente aurait donné beaucoup pour passer directement au post-bac et en finir avec ce gouffre d'incertitudes et de tensions.
À présent, elle n'en est plus si sûre.
Un gouffre, bien réel, s'ouvre en effet devant elle.
Elle s'agrippe comme elle peut au signet énorme qui ressemble à une gigantesque natte oubliée par Raiponce et se plaque contre le papier du livre. Elle découvre d'ailleurs avec plaisir que le contact est doux, presque velouté.
— Je vous prierai de ne pas souiller les pages, avertit le chevalier de sa voix feutrée.
— Vous pensez vraiment que c'est le problème principal, là, maintenant ?
— Le livre passe avant tout, réplique le guerrier d'un ton péremptoire.
Ce n'est peut-être pas le moment de lui avouer qu'elle a atterri ici en piétinant des encyclopédies.
Pendant leur échange, le radeau-grimoire a continué de flotter sur la surface tourmentée des flots de papier, donnant l'impression de surfer sur une vague immense.
— Écoutez, reprend Fora malgré l'angoisse qui lui serre la gorge, je vous remercie de m'avoir sauvée face à ce rat géant, mais j'aimerais bien savoir si on va mourir.
Le chevalier, qui dirige l'esquif en tirant sur le signet à la manière d'un cocher menant ses chevaux, se tourne vers elle, le regard sévère.
— Ces surmulots se révèlent fort utiles quand on les côtoie longuement, assène-t-il d'un ton fâché. Ils permettent d'éliminer de nombreux déchets qui, autrement, encombreraient la Cryptobibliothèque.
— Il y en a quand même un qui a cherché à me dévorer…
Fora est alors frappée par une idée :
— Comment avez-vous appelé cet endroit ? La Cryobibliothèque ?
L'œil que pose le guerrier sur elle est plein d'une commisération inquiète.
— La Cryptobibliothèque, malheureuse ! Mais de quel ciel êtes-vous tombée ?
— Justement, répond Fora, je voulais vous dire…
Elle ne dit rien.
La raison en est simple : son estomac vient brusquement de se frayer un chemin dans son œsophage sous l'effet d'un brusque décrochement du livradeau.
L'esquif rejoint les anneaux du maelström et commence à tourner sur lui-même à vive allure, à la manière des manèges de fête foraine. Les premiers effets du mal de mer se font ressentir et Fora porte une main à sa bouche.
Le regard du chevalier devient carrément effrayant :
— Je vous interdis de rendre gorge sur les pages, somme-t-il.
La jeune fille s'emporte. Pour un peu, elle lancerait à son interlocuteur un vibrant « ok, boomer ! ». Craignant de ne pas être comprise, elle se contente d'un :
— Il va vraiment falloir revoir vos priorités, mon vieux !
— Mon vieux ?
La conversation doit alors être interrompue parce que le bateau-livre (Fora hésite encore sur la meilleure appellation), en descendant lentement dans la gueule du tourbillon, tourne de plus en plus vite.
L'adolescente use de toutes ses forces pour ne pas être éjectée du grimoire. Elle sent même ses pieds se décoller du papier. Les mains crispées sur le signet, elle serre les dents.
Le vent souffle par bourrasques et lui siffle méchamment aux oreilles.
Fora est soulevée par la force centrifuge et prie pour que le marque-page de tissu ne lâche pas.
Enfin, comme dans un lavabo qui se vide, la bibliobarge atteint le siphon et est soudain avalée dans un gargarisme ignoble.
Le livre chute, recouvert d'une marée de confettis.
Fora tient bon.
Elle est malmenée par des courants étranges mais ses mains s'agrippent au signet au point que le sang quitte ses phalanges blanchies.
Du coin de l'œil, elle aperçoit, bouche née, la cascade formidable qui s'écoule. Les chutes du Niagara sont battues, même celles aussi qui apparaissent dans le film Happy together de Wong Kar-wai (elle cherchera le nom exact en rentrant ; son père doit le savoir, il adore ce cinéaste hongkongais).
Un déluge monumental de poudre de papier s'abat en lambeaux blanchâtres sur les gorges noires, comme si un titan avait laissé traîner ses haillons au bord du précipice.
Le chevalier ne s'en laisse pas conter.
Campé sur ses deux pieds, arrimé au signet, il ressemble à ces cowboys dans les compétitions de rodéo qui essaient de se maintenir en selle tout en attrapant un veau au lasso.
Malgré le vacarme, Fora l'entend presque murmurer à l'oreille du livre, ce qui lui semble tout bonnement impossible.
Le sol bouillonnant se rapproche à vive allure.
Ils vont se noyer ! Ou alors ils vont se fracasser sur un récif !
Il n'empêche, Fora aimerait bien savoir ce qu'est exactement cette Cryptobibliothèque dont parlait son sauveur un peu plus tôt.
Au moment où elle croit que tout est définitivement perdu (elle n'est pas très optimiste), le grimoire géant se met à bouger.
En fait, il se replie lentement, comme pour écraser ses deux passagers.
Est-ce dû à la chute ? En tout cas la situation ne s'améliore guère pour eux.
Au bout de quelques secondes, le livre entame le geste inverse. Il s'ouvre totalement.
Puis recommence.
Fora croit rêver.
Les mouvements s'accélèrent, dans un sursaut convulsif. Puis, quand le rythme devient régulier, Fora lui reconnaît une parenté avec des battements d'ailes.
Et en effet, avec une grâce inattendue pour un élément de cette taille, le grimoire se détache de la cataracte et prend son envol.

24 mars 2020

Les Confins. Episode 5

Contre toute attente, Fora ne se trouve pas nez à nez avec un cafard géant mais avec un rat brun, appelé aussi rat d'égout. Une fois encore, son esprit galope à vive allure vers des renseignements peu utiles.
Sauf qu'elle se souvient que le Rattus norvegicus (nouvelle réminiscence), s'il est un omnivore opportuniste, peut parfois devenir un redoutable carnassier. Pour les souris.
Sauf que le surmulot qui lui fait face mesure à peu près trois mètres, sans compter la queue. Dressé sur ses pattes arrière, il exhibe des incisives gigantesques et jaunâtres.
Cette fois, Fora reçoit comme un choc électrique dans le dos.
Elle a échappé (provisoirement) à une pandémie pour se faire dévorer par un animal connu comme un vecteur possible de nombreuses maladies ! La cruelle ironie ne lui échappe pas tandis qu'elle recule lentement vers le rebord de la niche.
À cet instant, un discret grincement se produit derrière elle.
L'adolescente lutte pour contrôler sa vessie. Elle reconnu le bruit du cafard géant !
Elle est prise entre deux feux, ne pouvant plus battre en retraite ni avancer.
C'est la fin !
Elle songe à ses parents qui doivent toujours dormir tranquillement dans leur appartement de Villejuif et qu'elle imagine inconsolables à leur réveil, en constatant sa disparition.
La pensée même de leur chagrin lui fait monter les larmes aux yeux.
— Hem ! Hem !
Fora sursaute. Elle a cru entendre le son de quelqu'un qui s'éclaircit la gorge.
Une personne.
Humaine.
Alors, elle jette des regards de tous les côtés, prête à appeler au secours.
Un soupir impatient éclate tout près.
Désormais, le doute n'est plus possible. C'est l'insecte géant qui a émis ce son.
Fora se tourne vers le cafard caparaçonné, toujours suspendu à son fil.
Maintenant qu'elle l'observe un peu plus longuement, elle lui trouve des allures de samouraï. Surtout la tête qui évoque les casques bombés à ornement frontal, qu'elle avait pris pour des antennes.
Quant aux yeux à facettes, ils se transforment lorsque le monstre lève une patte vers sa face et les soulève littéralement de leurs orbites.
Fora en demeure bouche bée.
Il ne s'agissait pas réellement des yeux mais d'une série de jumelles imbriquées les unes dans les autres, comme un mélange entre une longue-vue télescopique et des lunettes d'essai d'ophtalmologie, bardées de verres et de molettes.
Derrière cet équipement barbare apparaissent deux iris émeraude, pailletés d'or, d'une beauté presque surnaturelle.
Fora voit alors deux sourcils parfaitement dessinés se froncer. Puis une voix à l'intérieur de l'armure de cuivre lui parvient, étouffée, courroucée.
— Je vous conseille de me suivre si vous souhaitez survivre.
En même temps, l'inconnu lui tend un bras secourable.
Tout en essayant de ne pas penser à la fameuse réplique de Terminator 2, Fora voit une partie de ses craintes s'évanouir.
Docilement, elle avance la main vers son sauveur qui l'empoigne sans ménagement par le poignet et l'attire à lui.
Fora trébuche et tombe dans les bras du guerrier (c'est son hypothèse la plus plausible), se cognant au plastron de l'armure.
Aussitôt, le chevalier déclenche une descente en rappel, ou son équivalent dans ce monde étrange, et ils chutent tous les deux dans le vide.
Le rat géant, mécontent, bondit, dents en avant.
Fora voit l'animal manquer son coup, à peine un mètre au-dessus d'eux, et refermer ses mâchoires sur le fil auquel ils sont suspendus.
— Il me paraît à propos de vous cramponner fermement.
Fora obéit, malgré sa surprise d'entendre le guerrier tourner des phrases aussi compliquées dans un tel contexte. À peine a-t-elle resserré sa prise sur la taille étrangement fine de son sauveur que la corde cède sous les assauts du rongeur.
Une fois de plus, ses entrailles lui remontent dans la gorge.
Très à l'aise, le chevalier les fait pivoter d'un coup de rein pour se placer en-dessous de Fora. La jeune fille n'en saisit pas vraiment la raison.
Jusqu'à ce qu'ils heurtent le sol, dix mètres plus bas.
L'armure semble encaisser le choc et Fora ne perçoit qu'un gémissement incontrôlable de la part du guerrier quand ses poumons sont comprimés par le poids de sa passagère.
Heureusement, la couche papélaire (elle aime décidément bien ce mot) a amorti le choc.
Cependant, le guerrier la fait basculer sur le côté dans un mouvement fulgurant.
Tourneboulée, Fora comprend qu'il cherche à la protéger du rat qui les a suivis dans leur chute. Celui-ci tombe lourdement, à quelques centimètres de la jambe de l'adolescente.
Mais elle n'est toujours pas au bout de ses émotions.
Le chevalier la saisit au col et l'oblige à se relever. Fora se redresse et court tant bien que mal sur les traces de son sauveur, en ayant l'impression d'évoluer dans de la poudreuse particulièrement profonde.
Tout à coup, elle voit son prédécesseur sauter en avant et s'affaler à plat ventre dans les confettis.
Deux pas plus tard, sa cuisse heurte une barre tendue à l'horizontale. L'objet est heureusement fait d'un matériau souple et le heurt est plus surprenant que douloureux.
Cependant, emportée par son élan, Fora bascule en avant et atterrit…
Dans un livre !
Elle se trouve avec le chevalier sur les pages ouvertes d'un grimoire aux dimensions incroyables. La surface de l'ensemble doit mesurer quatre mètres carrés puisqu'elle supporte sans mal deux passagers.
Le guerrier s'empare d'un énorme signet de fil bleu et en tend un second à Fora.
— Je réitère mon conseil de tantôt, glisse-t-il.
À cet instant, l'énorme ouvrage se met à glisser sur la sciure blanchâtre. Toute la masse de confettis se met en branle et commence à s'écouler vers ce qui ressemble à un maelstrom de papier.
— Vous êtes sûr de vous ? s'écrie Fora.
— Plaît-il ? s'enquiert le chevalier, sans doute gêné par son casque et le vacarme digne d'une chute d'eau qui résonne désormais sous les voûtes de la bibliothèque.
Fora n'a pas le temps de répéter sa question. Elle s'accroche désespérément au marque-page cousu et ferme les yeux tandis que les remous du tourbillon se rapprochent inexorablement.

23 mars 2020

Les Confins. Episode 4

De saisissement, Fora recule, trébuche, bat des mains, et tombe en arrière.
L'image de cet insecte humain suspendu devant elle s'imprime dans ses rétines. La créature est recouverte d'une chitine aux reflets métalliques entièrement articulée.
Puis, Fora s'enfonce dans un nuage de papier floconneux.
La nausée lui noue les entrailles. Plongée dans la couche blanchâtre, elle se retourne sur le ventre et entreprend de ramper avec un manque singulier de grâce.
Heureusement, sa reptation est dissimulée par les amas de confettis.
Elle avance, les yeux, les oreilles, la bouche, les narines emplis d'une pâte cartonnée, mélange de papier et de sueur.
À bout de souffle, elle redresse la tête à la surface, jette un coup d'œil effrayé en arrière et ne voit plus rien.
Elle reprend sa course folle, mi-roulade mi-reptation, comptant déjà deux points de côté sur le même flanc.
Sous l'effet de la terreur, son cerveau fonctionne à toute allure mais pas dans la direction qu'elle souhaiterait. Là, par exemple, elle se demande quelle allure elle doit présenter à un observateur extérieur, puis comment il est possible de souffrir de deux points de côté au même endroit.
Ensuite, elle songe au fait que, d'après une de ses lectures, au hasard d'une déambulation vespérale sur Wikipédia, le point de côté demeure un mystère pour la médecine moderne.
Fora pense enfin que cette douleur abdominale, survenant généralement au cours d'un effort physique, est tout de même moins fatale que le coronavirus baptisé Covid-19 et qu'elle aurait tort de se plaindre.
Cependant, elle n'a pas envie de mourir, ici et maintenant, même au milieu des livres.
Malgré ces réflexions peu en phase avec une fuite coordonnée et efficace, Fora, ou plutôt son corps, parvient à mettre une certaine distance entre elle et le monstre humanoïde.
Elle arrive au pied d'un pilier et s'efforce de grimper.
Ses pieds ripent sur des gorges de livres, cet espace ouvert entre le dos et le plat. Des volumes basculent tandis qu'elle s'élève. Depuis, le cours de gym de M. Lyhus en troisième, elle n'a guère pratiqué l'escalade.
Cependant, les gestes lui reviennent.
Quand elle se colle à la paroi, elle sent son cœur battre à tout rompre dans sa cage thoracique. L'adolescente poursuit sa route, semant des tomes derrière elle, rongée par le remords d'abîmer ces superbes reliures.
Hors d'haleine, elle s'interrompt un instant, arrêtée à environ cinq mètres du sol. La hauteur est difficile à évaluer en raison de l'épaisse couche de neige papélaire.
Elle sait que le mot « papélaire » n'existe pas, évidemment.
Mais elle ne connaît aucun adjectif désignant le papier alors elle s'en invente un.
Comme ça.
De toute façon, cela se passe dans sa tête et personne, pas même son père, ne viendra lui reprocher son barbarisme.
Une fois chassées toutes ces pensées parasites, Fora tente d'apercevoir le monstre qu'elle fuit.
Il n'y en a plus aucune trace.
Ses yeux s'exorbitent pour aller aux limites de son champ de vision. C'est sûr : la chose n'est plus là.
Elle respire un peu mieux.
Elle avale l'air à pleins poumons et l'oxygène la brûle. Usant de ses dernières forces, elle monte quelques mètres supplémentaires et se hisse sur un surplomb, maudissant une fois de plus son élégance en fuite.
Elle s'étale sur le plateau naturel offert par le pilier de craie.
Soudain, elle se fige et son cœur manque une nouvelle systole.
Une ombre se dresse devant elle.
Par chance, avant de choir dans le vide en reculant hors de portée, Fora se rend compte que la silhouette est totalement immobile. Elle se fige et observe l'apparition avec un détachement tout relatif.
Il s'agit en réalité d'une statue grandeur nature, faite d'un matériau étrange, couleur papier mâché.
Elle représente un ange classique, avec des ailes et une longue robe. Cependant, les traits du visage possèdent un caractère extrêmement anguleux et ridé. C'est comme si une momie avait croisé un séraphin.
En examinant plus précisément le visage, elle note que la sculpture, si l'on fait abstraction de sa couleur bistrée, appartient au courant hyperréaliste. L'ange étrange arbore un nez aquilin, des sourcils épais et sévères, des joues hâves et un cou qui rappelle ceux des vautours.
— Beurk ! ne peut s'empêcher de s'exclamer Fora.
Elle a l'impression d'être plongée dans un épisode de Doctor Who écrit par Steven Moffat qui mélangerait « La Bibliothèque des Ombres » (saison 4) et « Le Labyrinthe des Anges » (saison 5, de la 2e série, bien sûr).
Profitant de ce court répit, elle crache les dizaines de confettis qui ont eu l'audace de se coller à sa peau humide de transpiration, ainsi que, plus surprenant, à son palais et à ses gencives.
Il lui reste à comprendre d'où viennent ces statues baroques.
Elle emploie le pluriel car elle devine qu'il en existe d'autres. D'ailleurs, maintenant qu'elle profite de sa vue plongeant sur la bibliothèque, elle remarque plusieurs silhouettes ailées disposées dans des niches, entre des empilements de livres.
Ils forment des sentinelles immobiles et silencieuses.
C'est au moment où Fora se tourne vers l'endroit par où elle pense être arrivée, dans l'espoir de rentrer un jour chez elle, qu'elle perçoit un couinement suivi d'un reniflement.
Elle ravale péniblement sa salive et jette un coup d'œil prudent en arrière.
— Oh non, murmure-t-elle, ça va pas recommencer !

22 mars 2020

Les Confins. Episode 3

Fora n'y voit presque rien et se rattrape maladroitement aux volumes qui forment une sorte d'arche autour d'elle.
Elle songe à l'image de Gaston Lagaffe, enfermé au milieu d'une caverne entièrement composée de livres, heureux. Son père lui avait offert un tee-shirt à son effigie.
Cependant, l'adolescente ne se sent pas rassurée.
Elle a du mal à se maintenir droite. Ses mains glissent sur des dos dont le cuir s'effrite et il monte une odeur de champignons des profondeurs de la faille.
Heureusement, un peu plus loin, le terrain se transforme. Les ouvrages sont disposés plus régulièrement, de manière à former un escalier d'encyclopédies.
Fora hésite à fouler ces beaux tomes. On lui a appris toute petite à respecter les livres.
Elle n'a guère le choix. Et puis, l'excitation l'emporte sur tout le reste.
Presque à tâtons, elle descend les marches une à une en se guidant dans un tunnel de livres, maintenu par une superbe clé de voûte qui a dû être un dictionnaire dans une vie antérieure.
Elle progresse avec précaution tandis que les lueurs des réverbères, encore visibles au loin, s'effacent peu à peu.
Bientôt, elle se trouve dans le noir complet.
Seule sa respiration résonne à ses oreilles, ainsi que le frottement de ses semelles sur les vélins. Pour Fora qui hésite encore à passer au végétarisme, voire au véganisme, le fait de piétiner de la peau morte est particulièrement troublant.
Au fur et à mesure, même la rumeur trouble de la rue avec le bus de nuit qui passe de temps à autre, s'éteint.
Elle est seule dans le noir.
Elle ne panique pas, sans doute à cause de la proximité rassurante des livres. Elle a été dressée à leur trouver toutes les vertus, si bien qu'elle n'imagine pas qu'il puisse lui arriver quoi que ce soit de mauvais en leur présence.
Pourtant l'obscurité totale l'inquiète. Elle se demande combien de temps cet escalier voûté va se prolonger dans les profondeurs. Il va bientôt falloir songer à revenir sur ses pas.
Fora se retourne pour regarder la lueur fantomatique à l'entrée du tunnel.
Soudain, le sol se dérobe sous ses pieds…
Elle pousse un cri, étouffé par les parois de papier, et bascule en avant. Son cœur s'arrête et ses entrailles lui remontent dans la gorge.
C'est la chute libre !
Sous ses mains, qui lui entre dans la bouche, elle sent une sorte de poussière, de sciure sur laquelle elle glisse sans pouvoir se retenir. Elle perd tout repère.
Son seul réflexe consiste à se recroqueviller en position fœtale et à protéger son visage. Cela ressemblerait presque à un toboggan de parc aquatique, sans l'humidité.
« Je vais mourir » est son unique pensée.
Heureusement, avant d'être victime d'une crise cardiaque, elle sent la pente s'infléchir en douceur. Le sol redevient à peu près plat. Fora secoue les pieds et les mains pour se débarrasser de la couche poussiéreuse qui la recouvre.
Essayant d'oublier les battements précipités dans sa poitrine, elle examine l'étrange matériau granulaire dans lequel elle baigne. Ce sont de petits fragments blanchâtres, semblables à des confettis baroques : du papier.
Elle a appris récemment, dans les bonus de la dernière saison de Game of Thrones (elle n'a osé dire à personne qu'elle l'avait aimée), que la neige qui apparaissait à l'écran était en fait une poudre de papier.
Et, en effet, elle a l'impression d'être allongée dans une congère tiède.
Tout à coup, une pensée la frappe : elle y voit !
Redressant la tête, Fora observe les alentours à la recherche d'une source lumineuse et demeure bouche bée, malgré les confettis qui lui collent aux lèvres.
Elle se trouve dans une grotte gigantesque, avec des piliers de basalte étranges qui rendent une clarté douce, comme si la pierre brillait.
Mais ce n'est pas ce qui retient son attention.
Le roc a été taillé partout et, dans les niches sculptées, s'étalent des livres par milliers, non, par millions !
Ils montent à perte de vue dans les hauteurs. En outre, les reliures dorées à l'or fin brillent d'un éclat chaleureux qui lui donne l'impression d'avoir atterri dans l'antre de Smaug.
Un vertige l'étreint.
Le sommet de cette bibliothèque de pierre noire se perd dans l'ombre. Des colonnes cyclopéennes se dressent à intervalles réguliers. Celles-là sont formées de concrétions calcaires blanchâtres.
Ces énormes piliers stalagmitiques, dont les formes évoquent parfois la tour de Pise, sont eux-mêmes chargés de livres.
Fora crache machinalement deux confettis au goût de carton, tournant sur elle-même pour embrasser les lieux du regard.
— La vache !
L'écho de sa voix se répercute sur les monstrueux pilastres, se prolongeant à l'infini, rebondissant de bord en bord. Elle examine le sol qui ressemble à la fin du Stalker de Tarkovski, dans la Zone, avec ses amoncellements blanchâtres, presque arénuleux.
Fascinée, Fora ne sait plus où donner de la tête. Dire qu'un instant plus tôt, elle arpentait l'appartement familial au milieu de sa banlieue rouge en déshérence.
Deux idées s'imposent alors à elle.
D'une part, elle n'a aucune idée de la manière de retourner sur ses pas. La chute a été longue et elle complètement perdu de vue l'escalier par lequel elle est arrivée. Cela lui provoque un petit pincement au niveau du diaphragme.
D'autre part, elle a la brusque certitude de ne plus être seule.
Un léger grincement s'élève dans son dos.
Glacée, le souffle court, elle pivote lentement sur elle-même pour apercevoir un être suspendu à un fil et dont la tête en bas, à la Spiderman, se trouve à la hauteur de la sienne.
Fora a juste le temps d'apercevoir des yeux d'insectes sertis dans une carapace cuivrée avant de se mettre à hurler.

21 mars 2020

Les Confins. Episode 2

Au début, tout semble normal. Ce ne sont que des alignements de livres.
Fora est presque déçue.
Cependant, à mesure que ses yeux s'accommodent à l'obscurité, elle remarque des détails troublants.
D'abord, il n'y a plus trace de l'écran de télévision : le rectangle noir a disparu, comme avalé par les livres.
Puis, Fora note que les ouvrages sont étrangement empilés.
Çà et là, les dos se décalent de façon infime. Cela l'étonne car son père a à cœur de ranger sa bibliothèque avec soin, disposant les volumes par taille et par ordre alphabétique.
Elle l'a même surpris une fois à aligner ses Pléiades avec une règle.
Ils n'ont plus jamais reparlé de ce moment gênant.
En se penchant, Fora comprend ce qui a attiré son attention : les étagères sont manquantes. Les tablettes de bois, les échelles se sont tout simplement évanouies.
Les tomes sont empilés directement les uns sur les autres.
Fora se redresse et soupire. Un début de crampe intercostale la fait grimacer. D'où vient ce phénomène ?
Ce serait dommage qu'elle commence à délirer au bout de seulement quelques jours de confinement. Elle en sourit toute seule mais un pincement dans la poitrine continue de lui rappeler sa peur.
Elle songe qu'il lui est souvent arrivé de rêver de l'appartement
— Je roupille, en fait…
Elle a dû s'endormir en sursaut dans son lit.
Cela fait partie des événements surprenants : elle a beau ne rien faire de ses journées, le soir, elle est fatiguée et s'écroule sur sa couette.
En général, il suffit de se dire qu'on rêve pour pouvoir en sortir et recouvrer le contrôle de ses pensées. Elle inspire profondément et essaie de prendre conscience de son corps, depuis les racines de ses cheveux, jusqu'à ses pieds nus.
Elle sent ses mèches longues peser sur ses épaules et son dos, ses orteils enfoncés dans l'épais tapis oriental et dont la laine moussue lui chatouille les phalanges.
Tout cela est bien trop réel, trop tangible.
Elle sent même un étrange parfum qui lui chatouille les narines, une odeur un peu piquante de papier moisi et de vieux cuir.
— Bon ! se dit-elle à haute voix. Ça ne marche pas.
Elle pourrait se pincer mais elle n'en a pas envie. Cette atmosphère de rêve éveillé lui plaît. Elle a presque peur que cela s'arrête.
Après tout, il ne s'agit nullement d'un cauchemar.
Rien ne l'empêche de prolonger l'expérience, de rester, une fois de plus, suspendue entre deux états.
Alors, tenant toujours le rideau relevé, elle tend la main gauche vers le mur de livres. La pulpe de son index s'aplatit doucement contre le dos d'un livre qu'elle ne connaissait pas. Il est assez gros, épais, courtaud. Le contact est agréable, comme si elle caressait une autre peau.
Soudain, elle ne rencontre plus aucune résistance. Le volume cède sous pression, pourtant légère, de sa main.
— Oh, non !
Le tome s'enfonce comme une brique dans un mur sans mortier. Elle essaie de le rattraper, imaginant le bruit affreux qu'il va produire en tombant.
En une fraction de seconde, elle imagine déjà ses parents debout dans le noir, l'interrogeant sur ses errances nocturnes.
Ou pire : elle se réveille !
Ses gestes sont rapides mais maladroits. En tentant d'agripper le livre en fuite, elle heurte du dos de la main les autres volumes qui l'entourent.
Ils sont si légers ! On dirait des boîtes de chaussures vides. Ils s'effondrent ! Toutes ses tentatives se soldent par un échec total.
Le mur de livre s'effondre à la manière de dominos verticaux.
Fora ferme les yeux, ne voulant pas assister à ce désastre, comme si ses paupières pouvaient atténuer le vacarme d'une bibliothèque écroulée.
La tête rentrée dans les épaules, aveugle, elle attend.
Rien ne vient, à part un léger frottement.
Et puis une brise douce lui effleure le visage.
Après de longues secondes d'attente, elle rouvre les yeux.
Devant elle, le mur s'est fracturé, enfoncé, abattu. Certains livres se sont entassés comme un tas de gravats à l'entrée de l'anfractuosité.
— Bah, merde, alors !
Fora n'en revient pas. Ce tableau est impossible.
Le mur du salon est mitoyen au bureau de son père et il n'est guère épais. Il n'y a aucun espace possible pour accueillir une telle cavité.
Afin d'en avoir le cœur net, Fora contourne la bibliothèque et va jeter un coup d'œil dans le bureau. Elle passe la main sur la paroi. C'est à cet endroit que son père range son vélo d'appartement. Le plâtre est intact, si l'on excepte les traces de pédales vers le bas.
Déconcertée, Fora revient dans le salon.
Le trou est toujours là. Elle sent même un air doux s'en échapper, à l'encontre de toutes les lois de la physique classique et de la géométrie euclidienne, ce qui fait beaucoup.
Une légère sueur baigne maintenant le front de Fora.
Si elle rêve réellement, les choses risquent de devenir intéressantes. Si elle ne rêve pas, eh bien…
Dans les histoires, c'est le moment où le héros hésite avant de se lancer dans l'aventure. Son père lui a déjà exposé ce schéma un nombre incroyable de fois.
Et, en effet, Fora hésite.
Elle demeure là un moment, dressée devant cette bouche d'ombre qui semble l'appeler. Il s'élève de ces profondeurs obscures une sorte de murmure que Fora perçoit quand elle tend l'oreille.
Bon, elle ne va pas rester là cent sept ans.
On n'a pas souvent l'occasion d'explorer son propre appartement et d'y découvrir des lieux inédits.
Cependant, comme Fora est une fille pratique, elle va chercher ses baskets dans l'entrée. Elle retraverse la pièce sur la pointe des pieds afin de ne pas faire de traces sur le précieux tapis.
Avalant sa salive, elle inspire et enjambe le tas de livres pour pénétrer dans la faille ténébreuse.