30 avril 2020

Les Confins. Épisode 42

Une épée flamboie soudain. Fora tourne la tête et reconnaît Elmaryl qui tient son arme, mâchoires serrées, prête au combat.
Raguel a un geste d'apaisement.
— Elmaryl, écoutons donc ce que les sorcières ont à nous dire avant de les attaquer.
L'ange émet un grognement avant de remiser sa lame dans son étui dorsal. La tension redescend de plusieurs crans, en tout cas pour Fora qui imaginait déjà les anges et les sorcières s'entre-massacrer.
— Le problème est simple, reprend la Grise-Moire en croisant les bras. On peut rester ici à se toucher le zboub. Ou bien on peut se sortir les doigts et combattre ensemble le Masque de fer et ses automates. Pour cela, nous avons besoin de Fora.
Cette dernière lève les mains.
— Oulala ! Je n'ai rien demandé, moi !
— Justement, rebondit Raguel, que voulez-vous ?
Les bras de Fora lui en tombent. Elle en a assez que tout le monde se tourne vers elle.
— Je n'en sais rien, moi ! Est-ce que je vous en pose, des questions ? J'aimerais juste qu'on me laisse tranquille en fait ! Que vous me lâchiez un peu la grappe !
Plusieurs anges plissent les lèvres devant son écart de langage.
— Elle aussi, elle dit des gros mots ! proteste-t-elle en montrant la Grise-Moire.
— Elle a plus de style, réplique Elmaryl.
Fora lui jette un regard noir. Elle n'en peut plus de sentir les regards sur elle. Elle en vient à penser qu'elle a inventé cet univers dans sa tête et que tous ces gens sont des personnages qui attendent son bon vouloir pour continuer leur histoire.
D'ailleurs, elle n'exclut plus cette explication à présent.
Elle ne voit pas d'autre raison à l'importance qu'on lui donne. Voilà pourquoi ses pensées semblent prendre vie. Et puis, cette Elinor est trop parfaite, en tout cas pour s'intéresser à elle.
D'ailleurs, Elinor se détache du groupe des sorcières. Elle a remis son armure qui lui souligne la taille, comme un rappel de leur première rencontre.
— Fora, dit-elle de sa voix grave et chaude, nous avons besoin de toi. Les Jacquemarts sont revenus en nombre accru. Pendant que nous conversons, ils fondent sur Pardamone. Si nous n'agissons pas bientôt pour les arrêter, ils prendront la cité. Et ils ne s'en arrêteront pas là. Ils occuperont toute la Cryptobibliothèque puis ton Monde réel. Notre seul espoir repose en toi.
— Au secours, Obi-Wan Kenobi, traduit la Grise-Moire, vous êtes mon seul espoir.
— Évidemment, si vous citez Star Wars, vous êtes sûre de m'avoir, réplique Fora avec une fausse mauvaise humeur. De toute façon, qu'est-ce que j'ai à perdre ?
— La vie ? propose Elmaryl.
— Oui, je veux dire : à part ces choses évidentes. Si vous n'existez que dans ma tête, je n'ai qu'à jouer le jeu et continuer à rêver. Et si tout cela est vrai, il vaut mieux que je vous aide à mon humble niveau.
Noguel a assisté à cet échange sans manifester la moindre émotion. Fora se demande si c'est dû au fait qu'il est censé écrire tout le temps. Peut-être qu'il enregistre tout. Mais comment prend-il des notes ? Autant, pour Raguel, la chose est claire avec ses yeux bizarres.
La jeune fille décide que chaque mouvement du nez acéré de l'ange est en fait un signe d'écriture, comme s'il agitait un calame.
— Mon appendice nasal vous fascine ? demande-t-il, ayant suivi le regard de la jeune femme.
Fora pique un fard. Elle bredouille quelques mots que personne ne comprend, pas même elle. Heureusement, le regard d'Elinor la soutient.
— Ok, dit-elle, je vais vous aider. On dira pas que j'ai reculé au dernier moment.
Un long frisson l'agite, comme si elle venait de prendre la décision la plus importante de sa vie. D'une certaine manière, elle fait le pari de la fiction. Pascal n'aurait pas été content.
La Grise-Moire frappe dans ses mains.
— Eh bien, voilà ! C'est décidé. Et vous, les anges ? Qu'est-ce que vous en dites ?
Les El Moakkibat s'interrogent du regard. Des tas d'informations ont l'air de passer entre eux deux, comme s'ils bénéficiaient d'un wifi personnalisé. Finalement, le gros Raguel hoche la tête.
— Unissons nos forces, acquiesce Noguel le maigre. Pour le moment.
Fora ne peut s'empêcher de se dire que ce sont un peu les Laurel et Hardy du monde angélique. La Grise-Moire opine.
— Nous, on y retourne. On vous attend à la cité.
Les sorcières commencent à murmurer et disparaissent les unes après les autres. Elinor est la dernière à s'évanouir dans un livre ouvert. Fora trouve que la Grise-Moire est vachement confiante quand même.
Cependant, les anges déploient leurs ailes. Ils sont impressionnants avec leur envergure de près de cinq mètres. Un à un, ils s'envolent et plongent dans le puits central de la Bibliothèque.
Fora n'a pas le temps de dire ouf qu'on la saisit par la taille pour la soulever.
— Mais euh ! proteste-t-elle.
— Tu préfères voyager avec Noguel ? demande Elmaryl.
— Non, ça va aller, merci.
Du coup, Fora se laisse emporter par l'ange. Arrivées au niveau de la balustrade, elles plongent dans le vide.
Fora lutte alors contre la panique et ses entrailles qui lui remontent dans la gorge. Le décor défile à vive allure, flouté par la vitesse. Pourtant, une fois qu'elle a retrouvé ses esprits, la jeune femme se rend compte que des éléments changent.
Elle se trouvait dans un environnement assez moderne. Peu à peu, les meubles changent, prennent des allures d'Ancien Régime, les poteaux de béton sont remplacés par des arcs brisés gothiques, puis des colonnes grecques cannelées. C'est du moins ce que son œil parvient à capter.
Enfin, elles parviennent au niveau des piliers de basalte qui font maintenant penser à des constructions calcaires dignes des grottes.
Fora comprend qu'elles remontent le temps.
Plus elles s'enfoncent, plus elles parviennent aux formes primitives de la Cryptobibliothèque.
Elle n'a pas le temps de partager sa découverte avec l'ange qui la porte car elles plongent dans l'immense maelström de papier qui les engloutit dans ses remous énormes.
Puis, c'est la chute titanesque. Le Niagara de la cellulose.
Et l'océan papélaire s'ouvre devant ses yeux. Elmaryl a volé à une allure incroyable. C'est à se demander comment son visage n'est pas déformé par le déplacement d'air. Cela pourrait donner des grimaces amusantes.
Une fois encore, Fora n'a guère le loisir de profiter de sa pensée car elles parviennent déjà en vue de Pardamone.
Cependant, la jeune femme ne parvient pas à distinguer les limites de la cité. Ses quais paraissent à moitié engloutis par la marée.
En s'approchant, elle se comprend que ce ne sont pas les vagues de papier qui l'ont inondé mais des quantités incalculables de Jacquemarts aux reflets cuivrés.
Tels les zombies de World War Z, les automates ont avancé au fond de l'océan, invisibles, et sont remontés à la surface en suivant la pente du fond marin. Il y en a plus que d'hommes de Sauron à l'assaut de Minas Tirith.
— Ah ouais, quand même ! s'exclame Fora, impressionnée et tremblante.

29 avril 2020

Les Confins. Épisode 41

Le stylo n'imprime pas. La bille doit être sèche. Fora secoue le 4 couleurs en adressant un regard d'excuse à l'ange. Réessaie.
La tentative échoue lamentablement.
Sortant les grands moyens, elle lèche le bout du Bic pour l'humidifier.
— C'est un peu gênant si vous continuez à me regarder comme ça.
Raguel demeure sans réaction. Il semble perdu dans ses pensées. Peut-être continue-t-il à lire en ce moment même. Cela expliquerait le mouvement continuel de ses orbites oculaires.
Fora s'y reprend à trois fois avant de parvenir à tracer un petit trait sur la feuille. Du doigt, elle aplatit le fragment de papier qu'elle a déchiré en appuyant trop fort.
— C'est bon. J'y vais.
Au moment de rédiger vraiment, elle se rend compte qu'elle n'a aucune idée des mots qu'elle va écrire. La jeune femme se redresse brusquement sur son banc.
— Je peux écrire n'importe quoi ? répète-t-elle.
— Je vous ai déjà répondu, je crois.
— Non, mais imaginons que ce soit du charabia. Un truc qui ne veuille rien dire. Comme le singe qui tape à la machine…
— Essayez toujours. C'est bien le but de cette évaluation.
Fora repose la pointe sur le papier. Elle serre les lèvres, concentrée. Et relève le stylo.
— Et si c'était limité ?
— Comment ? demande Raguel avec un zeste de lassitude.
— Si je n'avais droit qu'à trois essais, comme les codes secrets de carte bleue ou les souhaits du génie de la lampe d'Aladin ?
— Je vais finir par croire que vous avez peur, mademoiselle.
Fora lève les bras au ciel.
— Bien sûr que j'ai la trouille ! s'exclame-t-elle. Vous vous représentez ? Un mot de travers et l'univers disparaît ! Ou alors, j'ai juste un zéro en orthographe et l'air ridicule. C'est pas courant comme alternative.
L'ange soupire longuement.
— Au moins, vous prenez désormais les choses au sérieux.
— Avec tout ce que vous m'avez dit sur le monde et ses différentes interprétations, vous m'avez mis le doute. Et puis…
Une fois encore, deux yeux verts viennent la guetter dans un coin de son cerveau (ce qui est une image assez bizarre). Sa voix tremble quand elle pose sa question suivante :
— Est-ce qu'on peut tomber amoureuse d'un personnage ?
De nouveau, un pâle sourire passe sur les lèvres de l'Anagnoste.
— Bien sûr. Vous le savez parfaitement. Il est des gens dont le grand amour n'existe que dans des livres. Tout du moins pour les autres. Voilà où repose la magie véritable : quelques signes noirs sur un support clair et des Confins s'ouvrent à l'infini. Vous viviez une vie, vous en vivrez des centaines, des milliers peut-être. La lecture provoque une expansion du monde et une expansion du moi considérables. Quoi qu'on en dise, c'est l'unique manière d'approcher la complétude de l'expérience humaine.
— Je suis pas sûre d'avoir tout compris, mais j'aime bien quand vous parlez, murmure Fora en retour.
Ragaillardie, elle se retourne vers son lutrin, stylo en main, avec l'impression d'engager une joute avec un chevalier invisible.
— Bon alors…
Avant que la bille effleure de nouveau la page, une saute de vent vient soulever la feuille sous sa main. Elle regarde sur le côté et aperçoit l'un des anges qui vient de se poser au sommet d'une étagère. Il se tient debout et sa tête frôle le plafond. Ses ailes, repliées, sont invisible.
Nouveau courant d'air. Un deuxième ange apparaît de l'autre côté.
Ils semblent avoir opté pour des trench-coats, à mi-chemin entre le Cassiel des Ailes du désir et le Castiel de Supernatural.
En voici un troisième. Fora le voit accroupi sur la rambarde d'un escalier.
Il en vient toujours davantage, à la manière d'oiseaux qui se rassemblent en vue d'une migration. Leurs silhouettes sombres, leurs mines sinistres évoquent des corbeaux.
L'un d'eux s'avance. Fora reconnaît le fameux Noguel, déjà rencontré plus tôt avec sa mine de charognard. Il salue son frère d'un signe de tête. Noguel est aussi maigre que Raguel est gros.
Fora se tait devant la silhouette longiligne, si sèche qu'elle semble prête à se briser comme une brindille. Et pourtant une puissance hors du commun irradie de ce corps de vieillard.
— Elles arrivent, déclare-t-il.
Raguel opine, grave. Et tous d'attendre, solennels et silencieux. Fora ne sait plus où se mettre.
— Vous voulez que j'y aille… ? propose-t-elle.
— Ne bougez pas, ordonne Noguel d'un ton cassant.
Au même moment, une sorte de tremblement de terre parcourt la bibliothèque. On dirait qu'un énorme bélier vient donner des coups de boutoir dans les fondations même de l'édifice.
Une secousse agite les rayonnages, si violente qu'un gros ouvrage glisse de son étagère à chaque sursaut et finit par tomber à terre. Il se réceptionne sur le dos et s'ouvre en deux.
Aussitôt une rafale vient feuilleter ses pages.
Le même manège se répète avec un second ouvrage, dans une autre rangée. Fora remarque que le vent n'a pas l'air de souffler dans le même sens, comme si une mini-tornade s'était insinuée dans le Cryptobibliothèque.
Un tiers livre chute à son tour, compulsé par un souffle venu d'encore ailleurs.
Puis les chutes se multiplient. Les livres s'amoncellent dans les allées. Toujours ouverts, toujours frémissants. Fora frissonne, refroidie par le courant d'air.
Enfin, des silhouettes émergent des ouvrages.
La première est Auriane. Cette fois, elle n'arbore pas son éternel sourire mutin. Elle paraît très remontée.
La suivante n'est autre qu'Elinor. Elle parait la chercher du regard et ses yeux anxieux s'arrêtent sur la jeune femme, rassurés. Par réflexe, Fora pose la main sur son cœur, comme si cela pouvait l'empêcher de s'emballer.
— Rhhâ, mais arrête ! se morigène-t-elle.
Des dizaines de sorcières en blanc poppent çà et là. L'endroit commence à devenir vraiment encombré.
Enfin, la dernière à se montrer est la Grise-Moire. Elle est là, terrible, les bras croisés, toisant les anges du regard. On dirait qu'elle a mis du khôl pour l'occasion.
— Apparemment, c'est l'heure du concours de kiki, lance-t-elle sans plaisanter.

28 avril 2020

Les Confins. Épisode 40

— M'évaluer ? s'étonne Fora. Vous parlez comme un prof…
Elle se souvient qu'elle est élève de terminale et que les épreuves du bac l'attendant à son retour.
— Ne possédez-vous pas ce que les sorcières appellent le pouvoir de scripture ?
— Ben, c'est ça le problème. Je n'en suis pas sûre…
— D'où l'évaluation.
Fora suit l'ange colossal entre les rayonnages.
— Les sorcières ne m'ont pas évaluée, elles.
— Bien sûr que non. Elles doivent estimer que ce serait déchoir que penser dans un cadre trop étroit et rigoureux. Heureusement, nous sommes là pour pallier cela.
Même si l'ange ne paraît pas avoir complétement tort, Fora n'apprécie pas qu'il critique la manière d'être des sorcières.
— Vous êtes qui, d'abord ?
Il se retourne un instant, la dominant de la tête et des épaules.
— J'oubliais qu'on ne vous avait pas préparée à cet entretien. Je suis l'Anagnoste.
Fora a une moue d'incompréhension.
— C'est censé me dire quelque chose ?
— Eh bien, dans l'antiquité latine, l'anagnoste était l'esclave chargé de la lecture pour les maîtres.
— Vous êtes esclave ?
— Pas au sens où vous l'entendez. Mais mon devoir consiste à lire sans cesse. Je suis l'un des deux Al Moakkibat. Nous sommes deux anges archivistes qui consignons les activités des hommes. Selon la tradition musulmane, nous nous relayons : l'un écrit et l'autre lit. Vous avez déjà rencontré mon frère, je crois : Noguel.
— Vraiment ?
— Il est grand et maigre, avec un nez en bec d'oiseau.
Fora ouvre grand la bouche.
— Ah ! C'était lui ? Je n'aurais jamais deviné que vous étiez frères.
— La fraternité fait fi des ressemblances.
— Si vous le dites.
Ils avancent encore de quelques pas dans le corridor de livres avant d'arriver à un espace dégagé qui semble être un point de convergence des différentes rangées. L'endroit forme une sorte d'hexagone au centre duquel se dresse une écritoire à pupitre, semblable à celles qui se trouvaient dans la salle de classe de la Grise-Moire.
— Installez-vous, je vous en prie.
— Comment refuser quand c'est demandé aussi gentiment… ?
Fora va s'asseoir sur le banc. Face à elle, des plumes et des encriers. Elle en prend une en main, maladroitement.
— Vous me facilitez pas la tâche avec ce matos…
Sans un mot, l'ange nommé Raguel fouille dans l'une des poches de son veston et en tire deux Bic 4 couleurs. Ils paraissent minuscules dans sa main.
— Voulez-vous celui à pointe fine ou celui à pointe moyenne ? demande l'Anagnoste en montrant d'abord l'orange puis le bleu.
— C'est ça la différence entre les deux ? s'exclame Fora. J'avais jamais remarqué. Eh ben, je suis pas venue pour rien.
Elle s'empare du bleu, plus par goût qu'autre chose.
— Et maintenant ?
— Écrivez.
Fora demeure indécise, la pointe en l'air.
— Je peux écrire n'importe quoi ?
— On n'écrit jamais n'importe quoi.
Elle commence à fatiguer de ses aphorismes.
— Disons que ça fonctionne. Qu'est-ce qui m'empêche d'écrire que je rentre chez moi ?
— Rien, répond Raguel.
— Et ça vous inquiète pas ? Vous avez pas un grand plan pour moi ? Ou alors, ça fait partie de l'évaluation ?
Dans son for intérieur, Fora s'attend surtout à se ridiculiser devant l'Anagnoste.
— Pourquoi voudriez-vous rentrer chez vous ? demande l'ange.
— Pour retrouver mes parents ! Mes amis !
— N'avez-vous pas de connaissances tout aussi importantes ici ?
— Oui, concède Fora. Mais c'est pas pareil. Ici, c'est… comment dire ? Pour de faux…
— Ah. Et vous pensez que le Monde réel est « pour de vrai » ?
— Bien sûr !
Après quelques secondes, elle ajoute, indécise :
— Non ?
— Vous faites donc partie de ces gens qui proclament qu'il existe une vérité éternelle et absolue, attestée par une religion ou par la science.
Fora a l'impression d'être tombée en plein de cours de philo et de ne pas avoir révisé sa leçon avant.
— Attendez, la science et la religion, ce sont deux choses différentes.
L'ange évacue la remarque d'un geste désinvolte.
— La science n'est qu'une interprétation du monde. Par bien des aspects, elle n'est qu'un relief de nos illusions religieuses. Rien dans le monde n'obéit une rationalité éternelle. Votre Monde réel n'est pas plus vrai que la Cryptobibliothèque ou les Confins.
— Comment pouvez-vous dire ça ? fait Fora avec un frisson.
— Chacun de ces univers, chacune de ces dimensions, si nous les nommons telles, ne sont qu'une tentative d'interprétation du monde. Vous êtes venue ici dans un but fort simple et grandiose tout à la fois : vous réapproprier l'infinité de ces interprétations.
— Comment ? souffle Fora.
Pour la première fois, un sourire se dessine sur le large visage de l'ange.
— En lisant, répond-il. En écrivant…
Fora hoche la tête, déboussolée. Ce Raguel l'a convaincue malgré elle. Alors, elle prend son 4 couleurs et l'approche du papier. La bille effleure la page sur le pupitre.
Et Fora commence à écrire.

27 avril 2020

Les Confins. Épisode 39

Fora se réveille comme d'un mauvais rêve.
Quand elle ouvre les yeux, elle aperçoit, sans grande surprise, une bibliothèque. Cependant, le décor n'évoque que de très loin les immenses piliers et l'océan papélaire auxquels elle était habituée.
On est plus proche d'une bibliothèque universitaire. Fini le désordre anarchique de Pardamone, tout est désormais au cordeau.
Autour de la jeune femme s'étendent des étagères, des kilomètres de rayonnages parallèles dont les lignes de fuite donnent le vertige. Les arbres ont laissé place à des meubles géométriques, même si certains doivent être assez anciens.
Les ouvrages, en revanche, sont les mêmes.
Ce sont des reliures magnifiques rangées par tailles et par couleur, avec des nerfs sur le dos ou des dorures. Le plafond est assez haut et fait de lambris. Il répond au plancher qui couvre le sol, donnant l'impression que l'on pourrait mettre la pièce la tête en bas sans que cela change quoi que ce soit.
Comme elle le craignait, Fora souffre d'un sacré mal de crâne en se levant. Quelqu'un l'a vraiment assommée par-derrière. Les anges sont un peu des gros cons, comme disait la Grise-Moire.
L'ambiance est très différente ici. On a le sentiment que les livres sont domestiqués quand, vers la cité des sorcières, ils étaient encore à l'état sauvage. Comme si un processus civilisationnel était passé par là (Fora se demande si le coup sur la tête ne lui a pas ouvert la porte à des expressions beaucoup trop compliquées).
Elle se relève et le monde tangue un instant.
Où est passée Elmaryl ? C'est pourtant à elle que Fora doit ce traitement de faveur.
Elle progresse de quelques pas entre deux rangées de livres qui semblent se poursuivre à l'infini. Elle remarque que le sol est parfaitement propre. Elle peut presque apercevoir son reflet dans le parquet vitrifié.
Le silence est angoissant après les grondements de l'océan et les murmures du vent.
Fora s'avance, effleurant les dos des ouvrages dont le contact familier la rassure. Que fait-elle ici ? Pourquoi les anges l'ont-ils amenée là ? Quel est leur but ?
Tout à coup, elle entend le bruit d'une page qu'on tourne. Elle en sursaute, malgré la faible intensité du son. Le cœur battant soudain, elle allonge le pas. Il faut qu'elle voie quelqu'un.
Après un moment, les rayons bifurquent brusquement, comme si on avait cassé les belles droites des meubles. De loin, cet angle était invisible.
Fora suit la route. Cette fois, elle distingue au loin une sorte de flou, un trou dans les lignes. Une interruption.
Le souffle court, elle marche avec précaution.
En effet, elle arrive peu à peu devant une rambarde.
Devant elle s'ouvre une cage d'escalier vertigineuse, un puits sans fond, de section carrée. Chaque côté doit mesurer plus de vingt mètres. Elle n'en distingue aucune limite ni vers le haut, ni vers le bas. Seulement des étages et des étages de livres semblables.
Un long escalier court tout autour de ce puits où tombe une lumière douce, celle-là même qui donnait une impression de flou un peu plus tôt. En fait, il n'y en a pas qu'un. Des marches de bois forment des guirlandes un peu partout, se croisant, se chevauchant, se séparant, rompant fugacement la monotonie des alignements.
De nouveau, Fora perçoit un froissement de papier.
Elle se retourne. Un peu plus loin se dresse un divan modèle Récamier, avec un dossier oblique au chevet. Mais ce n'est une femme qui est étendue languissamment dessus.
Il s'agit d'un homme extraordinairement obèse.
Ses cheveux sont rares et noirs, ses sourcils épais, de même que ses favoris et sa moustache. Son visage est partagé en deux par une fossette au menton que l'on retrouve au bout de son nez, comme s'il avait heurté une porte et en avait conservé la trace.
Mais le plus étonnant, ce sont ses yeux. Des yeux à la fois avides et tranquilles, des yeux d'ogre paisible, jamais en repos, qui reviennent toujours au début de la ligne comme une machine à écrire. Sauf qu'il s'agit d'une machine à lire.
Malgré son immobilité de statue, l'homme est entièrement engagé dans sa lecture. Ses épaules de géant, son cou titanesque, ses bras herculéens, serrés dans une redingote d'un autre âge, sont tendus par l'effort.
Mis à part son regard oscillant, son souffle est le seul autre signe de vie. Il inspire lourdement, expire plus lourdement encore et sa respiration fait vibrer le papier. Il est manifestement capable de diriger l'air de ses énormes narines de manière à tourner les pages sans l'aide des mains.
Un reniflement, et il passe au feuillet suivant.
Admirative, Fora va à sa rencontre. Ce gros bonhomme ne semble pas bien méchant.
Elle a beau s'approcher à moins de deux mètres de lui, il ne lève pas les yeux de son ouvrage. Elle le regarde lire encore un moment, parvenir à la fin d'un chapitre… et poursuivre.
Alors, elle s'éclaircit la gorge.
— Hum !
L'inconnu ne réagit toujours pas.
— S'il vous plait ? insiste Fora.
Il lève un doigt impérieux, un doigt énorme, digne d'un colosse de pierre. Fora se tait, douchée.
Cependant, elle se rend compte que le lecteur a soudain accéléré son rythme. Les pages se tournent de plus en plus vite. Elles défilent jusqu'à défier la capacité humaine de lecture. Cinq secondes par page, trois secondes, deux, une…
À présent, on dirait qu'une tempête souffle en continu sur l'ouvrage.
Dès que la dernière page est atteinte, l'homme referme le tome et plante son regard dans celui de Fora. Surprise, elle constate que ses yeux continuent d'aller et venir horizontalement, comme s'il continuait de lire sans livre.
— Je n'aime pas arrêter ma lecture au milieu, déclare-t-il d'un ton maussade.
— Ok… Est-ce que vous pouvez me dire ce que je fais ici ?
— Vous êtes sans doute venue chercher un livre, fait-il d'un geste large qui embrasse le décor.
Sa main est si gigantesque que Fora craint de s'enrhumer avec le déplacement d'air ainsi créé.
— Non, en fait, on m'a enlevée. J'étais tranquille à me balader en forêt, à côté de la cité de Pardamone quand…
— Ah, souffle l'inconnu, c'est vous ?
— Ben, je sais pas… Je suis Fora… Fora du Monde réel.
L'inconnu hoche la tête. Il se redresse avec effort de sa méridienne qui gémit sous son poids. Une fois debout, il doit mesurer près de deux mètres.
Fora recule, impressionnée par le gabarit. Pour se donner une contenance, elle l'interroge :
— Mais… euh… vous en avez beaucoup des visiteurs ?
— Jamais, pourquoi ?
— Comment se fait-il que vous ne sachiez pas qui je suis ?
Il hausse ses épaules monumentales.
— On espère toujours, répond-t-il. Je vous prie de bien vouloir me suivre, Fora du Monde réel.
— Je peux en connaître la raison ?
L'homme arque un sourcil soucieux.
— Ils ne vous ont rien dit ? C'est classique…
Mécontent, il se fourrage les favoris d'une seule main, l'un avec son pouce, l'autre avec son index.
— Eh bien, lâche-t-il finalement, je suis chargé de vous évaluer…

26 avril 2020

Les Confins. Épisode 38

Fora veut rester seule.
Comme un fait exprès, elle ne croise personne dans les escaliers gigantesques, les corridors énormes, les salles monumentales, les immenses plates-formes. Elle se perd plusieurs fois dans le dédale d'architecture, avec l'impression d'évoluer dans une bibliothèque abandonnée.
Dans la cohue, quelques livres sont tombés, quelques reliures se sont ouvertes. Il y a même une ou deux pages détachées de leur ouvrage, semées çà et là.
Elle finit se repérer et se retrouver dehors.
Au loin, une rumeur monte, formidable.
C'est l'écho des combats qui font rage. Il faut croire que les Jacquemarts ont accosté. Fora imagine les sorcières à cheval sur leurs grimoires fondant sur les automates comme des kamikazes/chevaliers.
Un tremblement la prend. Tout cela n'est pas pour elle. Elle doit revenir au monde.
Ses pas la conduisent à travers des parcs enchanteurs où tous les arbres ont été aménagés en bibliothèque en fonction de leur morphologie. On voit ainsi des rayons sculptés dans le bois qui suivent la courbe des troncs dont certains sont tordus comme des arches et s'entremêlent à d'autres plus droits.
Elle aurait presque envie de s'arrêter et d'ouvrir un livre à l'ombre de ces chênes rassurants, même s'il n'y a pas beaucoup de lumière. En fait, en passant tout près d'une de ces frondaisons, elle se rend compte que les sorcières y ont pourvu : des espèces de lucioles se promènent sous les branches, produisant une douce clarté.
— Ça suffit ! s'exclame la jeune femme en sentant sa détermination faiblir.
Heureusement, elle atteint bientôt les limites de la cité. Les livres s'arrêtent brusquement et elle retrouve la terre. Puis ce sont des herbes hautes dont les pointes viennent lui chatouiller les paumes.
Elle se croirait presque à la fin de Gladiator, quand Maximus marche vers l'au-delà. Son sentiment est renforcé par les carcasses métalliques des Jacquemarts dont des membres immobiles dépassent de la prairie.
Enfin vient la forêt.
Soulagée de ne plus être visible, elle pénètre sous les arbres. Ceux-là possèdent une apparence étrange. Quand Fora les touche, elle sent sous ses doigts la dureté de la pierre.
Il s'agit d'une forêt pétrifiée. Racines, troncs, branches : tout n'y est plus que pierre, à part les feuilles qui semblent chuchoter à chaque saute d'air. Cela fait penser à des papiers piqués sur des pointes par des balayeurs de l'ancien temps.
En fait, ce sont sans doute des pages échappées de la cité qui se sont prises dans les branchages les plus aigus. Fora se rappelle un voyage en Grèce où elle avait aperçus des buissons épineux entièrement couverts de morceaux de sacs plastiques.
Cette forêt a tout de même un peu plus de classe.
À terre, elle retrouve la sciure familière des hachures de papier.
Le couvert des arbres lui permet de respirer. Enfin, elle ne ressent plus la pression sur ses épaules. Elle est partie ! Elle a tourné les talons !
Tout cela devenait trop pour elle. Elle n'est qu'une adolescente, après tout. Sa seule ambition consiste à aller se vautrer dans son lit en attendant la fin du confinement. Avec un peu de chance, la vie a peut-être même repris là-bas, pendant son absence.
Elle va peut-être retrouver les gens dehors, vivant comme si de rien n'était. Pourtant, sans savoir pourquoi, elle en doute un peu.
Qu'importe ! Elle doit rentrer.
Il n'y a plus qu'à espérer que la forêt conduise vers un endroit où elle puisse rejoindre le premier étage de la Cryptobibliothèque.
Elle sait que son plan est débile. Mais rester était devenu insupportable. Ses pieds foulent la poudre papélaire, comme font les enfants, en envoyant des gerbes un peu partout. À certains endroits, ce sont encore des pages presque entières qui donnent des impressions d'automne.
Le paysage manque un peu de vert.
Fora s'arrête sur ce mot qui évoque une certaine sorcière. Elle secoue la tête avec rage. Ce n'est pas le moment de faire du sentiment. La comédie est finie, le rideau est retombée, le bouquin refermé.
Soudain, elle entend un bruit.
Fora se fige. Y aurait-il des animaux dans cette forêt morte ? Elle tend l'oreille. Des sons d'air déplacé. Est-ce que ce sont des oiseaux ? Pourtant, elle n'entend aucun chant.
Et puis, au détour d'une branche, elle aperçoit une silhouette adossée à un chêne. Elle sursaute violemment et fait un pas en arrière.
— Oh, putain ! s'écrie-t-elle la main sur la poitrine. Tu m'as fait peur !
— Je ne voulais pas t'effrayer, déclare Elmaryl.
Fora souffle, appuyée à un tronc. Son cœur fait des bonds dans sa cage thoracique.
— J'ai vraiment eu la trouille…
— Qu'est-ce que tu fais là ? demande doucement l'ange.
Fora se redresse et hausse les épaules.
— Tu vois : je me promène…
Elle ignore pourquoi elle ment soudain. D'ailleurs, l'ange ne paraît pas vraiment la croire.
— Tu sais, la nature, les feuilles, le vent dans les saules…
Elmaryl ne répond toujours pas.
— Et toi ? tente timidement Fora.
— Je te cherchais.
— Ah bon ? fait-elle, réellement surprise. Pourquoi ?
L'ange soupire et ses boucles brunes tremblent sous son souffle.
— Quand on a attaqué le Masque de fer, j'ai vu de quoi tu étais capable…
— Moi ? Je suis plutôt incapable, si tu vois ce que je veux dire !
— Tu as le pouvoir de scripture.
Fora secoue la tête.
— Mais non, c'est des conneries. J'ai réessayé pour en avoir le cœur net. J'ai même pas réussi à plier en deux un bateau en papier…
— Ce pouvoir peut tout changer, reprend Elmaryl sans la regarder dans les yeux.
En fait, elle ne l'a pas dévisagée une seule fois depuis le début de leur conversation.
— Tu m'as écoutée ? Je te dis que je suis bonne à rien. Tout ça c'est un hasard ! Un coup de bol ! Une coïncidence méchamment ironique !
Cette fois, l'ange parle à voix basse :
— Je suis désolée.
— Non, mais c'est pas grave… Même moi, je m'en suis remise et…
Fora n'a pas le temps d'achever sa phrase.
Elle sent qu'au moins la moitié des troncs de la forêt viennent de s'abattre brusquement sur un coin de son crâne. Du coup, elle perd aussitôt connaissance en se disant qu'elle va avoir un mal de tête de tous les diables au moment de se réveiller.

25 avril 2020

Les Confins. Épisode 37

Elinor se redresse, déjà professionnelle.
— Je dois me changer, déclare-t-elle en guise d'excuse.
La sorcière sort d'un pas rapide, échangeant un regard fugace avec Auriane. Cette dernière reste sur place. Ses yeux gris vert se posent sur Fora qui n'en mène pas large.
— Je ne t'ai pas remerciée, je crois…
— Hein ?
— D'avoir sauvé Elinor.
Sur ces mots, Auriane s'en va. Fora demeure seule dans la pièce.
Il va falloir qu'elle se secoue. Le monde s'écroule autour d'elle. Elle aimerait revenir au moment où elle avait juste à faire des blagues et à regarder les gens s'agiter autour d'elle.
Mais ce temps est passé.
Maintenant, on lui colle des responsabilités dont elle ne veut pas. Combattre ces automates ? Ce Masque de fer ? Très peu pour elle. Elle préfère retourner bouquiner chez ses parents.
D'ailleurs, ils doivent être morts d'inquiétude, là-bas, à Villejuif. Peut-être qu'ils croient à une fugue. Si seulement elle pouvait leur passer rien qu'un coup de fil ! Ou si elle leur avait laissé un mot.
Intérieurement, elle prend sa décision.
Elle va faire de son mieux pour aider les sorcières et, ensuite, elle se barre. Après tout, quand elle n'avait montré aucun talent particulier, tout le monde a cherché à la renvoyer dans ses pénates.
Fora se relève, inspire un bon coup et se dirige vers la sortie de la salle de bain.
Elle arrive dans le couloir où des sorcières filent dans tous les sens. Ça a l'air sérieux. On ne fait plus attention à elle. Cet empressement lui donne envie de se mettre à courir elle aussi.
Elle résiste à la tentation. Elle ne sait même pas où elle va.
Peut-être retourner à la tour d'où on aperçoit toute la région ? Elle avance, comme au ralenti, au milieu des jeunes femmes à la course. Elle repère au passage un ou deux garçons qui semblent l'exception.
Après quelques errements, elle parvient à l'escalier en colimaçon. Elle en grimpe les marches une à une avec autant d'entrain que si elle montait à l'échafaud. Ça va être le moment de révélation.
Ou pas.
Et si les sorcières se trompaient ? Si tout cela n'était qu'une énorme coïncidence ? Il n'y a aucune raison pour qu'elle ait la moindre parcelle de pouvoir.
Il suffit de demander à ses profs de Gustave-Caillebotte. Rien que sur le bulletin : « Très bon travail, mais élève bien trop discrète à l'oral », « Excellent niveau, s'il y avait une plus grande participation, ce serait parfait », « Souvenez-vous que dans langue vivante, il y a vivante »… (Bon, celle-là n'était pas super sympa).
Ses parents seraient d'accord aussi. Si quelqu'un pouvait avoir le don de scripture, ce serait son père. Après tout, c'est lui, l'écrivain. Fora, elle, n'a jamais rien écrit d'autre que les rédactions qu'on attendait d'elle. Et le résultat n'avait rien de magique.
Tout à sa réflexion, elle parvient à la fin de l'escalier. Le monde s'ouvre au-delà des murailles, des remparts.
Un tumulte grandit.
Là-bas, elle aperçoit des Jacquemarts. Cependant, ils ne se trouvent plus du côté de la forêt, mais ils arrivent par vaisseaux entiers sur l'océan papélaire. Évidemment, ils sont embarqués sur des bateaux en papier. Ils devaient avoir des feuilles gigantesques pour obtenir des pliages aussi monstrueux.
Par contre, il y en a beaucoup. On se croirait au milieu du film Troy quand les Achéens prennent la mer par milliers pour aller démonter les Troyens. Fora sourit. Elle a presque entendu la voix de la Grise-Moire prononcer cette phrase dans sa tête.
— Allez ! s'encourage-t-elle à haute voix.
Elle se frotte les mains en regrettant de ne pas avoir une lampe merveilleuse à disposition. Ça lui faciliterait beaucoup les choses.
Fora inspire, expire, se concentre.
— Je voudrais que ces bateaux prennent l'eau !
Rien ne se passe.
Fora tend la main, doigts écartés, comme pour lancer un mauvais sort à la flotte ennemie. Toujours aucun effet.
La jeune femme se réjouit d'effectuer ces essais toute seule. Personne n'est là pour assister à ce désastre. Par acquit de conscience, elle tente un dernier coup. Il manque peut-être une référence geek :
— Qu'un dragon vienne les cramer, comme Daenerys avec la flotte esclavagiste à Meereen !
Néant. Pas même un petit éclair au bout des doigts.
Fora est plus soulagée que déçue. Elle a eu tort de s'en faire une montagne. Tout cela n'était qu'un malentendu. C'est un peu comme avec Elinor. Elle s'est monté la tête. Mais la sorcière a d'autres chats à fouetter.
— Je n'ai plus rien à foutre ici…
Elle a fait ce qu'elle a pu. Ce n'est tout de même pas sa faute si cela ne fonctionne pas !
Maintenant, il vaut mieux partir. Sans dire au revoir, ce sera plus simple. Elle n'a pas envie de voir la déception dans leur regard. Ou, pire encore, le fait qu'elles s'attendaient à son échec.
Tout cela était un beau rêve. Elle s'est identifiée à l'héroïne d'une histoire. Mais cette histoire n'est pas la sienne. Il est temps de passer le générique de fin.
Fora redescend les marches, plus légère. Elle revient dans le couloir.
Bientôt, elle va quitter la cité et refermer la porte derrière elle. Sans bruit. Comme elle le fait d'habitude.
Et, puisque la voie maritime est bouchée par les Jacquemarts, elle partira par la forêt.

24 avril 2020

Les Confins. Épisode 36

L'océan papélaire réapparaît. Ainsi que le demi-jour étrange de la Cryptobibliothèque. Et le vent.
Les cheveux de Fora se soulèvent et allègent un instant le poids qui pèse sur ses épaules. Mais la brise retombe bientôt et les mèches avec elle.
Telle une somnambule, la jeune femme remonte sur le gigax remis à l'horizontale. Elle ne lâche pas Elinor.
Elle sait que si, pendant un court instant, une seconde même, un millième, sa peau ne touche plus sa peau, elle va rompre avec la Cryptobibliothèque. Le Monde réel va la récupérer.
— Comment vas-tu ? demande Elinor.
La sorcière est placée derrière elle et la maintient pour lui éviter de tomber du grimoire.
Il y a un certain confort à se sentir ainsi portée.
Maintenant, elle a la chanson de France Gall dans la tête. Les paroles tournent. Et tournent.
Enfin, pour la première fois, Fora comprend que la cire et le son sont des métaphores. La cire, c'est ce dans quoi on gravait les premiers disques. Et le son, ce n'est pas la céréale, c'est la musique.
Voilà pourquoi la chanson lui est venue. Elle s'étonne elle-même du fonctionnement de son psychisme. Ce que chante France Gall, c'est exactement ce qu'elle vit. Elle est une poupée d'encre et de papier. Une cocotte. Un origami raté.
On attend d'elle qu'elle devienne une sorcière. Personne ne l'a dit mais elle sent leurs espoirs. Les autres voudraient qu'elle utilise ce don (si don il y a) pour remporter la bataille qui se joue.
— Nous sommes arrivées, murmure Elinor.
Fora frissonne en sentant le souffle sur sa nuque. Sans la sorcière aux yeux verts, elle aurait déjà craqué.
La cité de Pardamone est déjà en vue.
Le gigax se pose doucement au sommet de la tour. Fora sent le sol sous ses pas. Elle se souvient de cette impression étrange de fouler des couvertures de cuir qui rappellent un peu les surfaces des aires de jeux sécurisées pour les enfants. Le plancher est élastique et le pied y rebondit légèrement. Son corps avait enregistré la sensation sans passer par la conscience.
Qu'y a-t-il encore qu'elle ignore sur elle-même ?
Elle entend vaguement Elinor parlementer avec les autres sorcières.
— Ça va aller, marmonne Fora. Je vais me reprendre. C'est juste un coup de mou.
Elinor acquiesce. Elle a dû obtenir gain de cause car La Grise-Moire et ses deux acolytes les ont laissées. Fora n'a même pas pu profiter de la déconvenue d'Auriane.
En fait, elle ne parvient pas à s'en réjouir. Une fois de plus, c'est trop de responsabilité d'arriver au milieu d'un couple et de le briser.
— Tu sais, ce n'est pas mon genre…
— De quoi parles-tu ? demande Elinor.
Elle l'emmène à travers un long couloir familier. Des sorcières habillées de blanc les regardent passer sans un mot. Un murmure les accompagne, à la manière d'une ola ou d'une vague, mais faite de sons indistincts.
Finalement, elles arrivent dans le vestiaire qu'elle a entrevu plus tôt, avant son départ. Elinor la fait asseoir auprès d'un bassin de marbre. Il s'agit en fait d'une salle de bain, ou de douche, avec de larges vasque remplies d'eau.
La sorcière veut s'éloigner ; Fora la retient.
— Non, reste avec moi.
Elinor fronce les sourcils, non pas avec irritation comme d'habitude, plutôt avec inquiétude. Alors, sans lâcher sa main, elle s'efforce d'attraper, de ses doigts libres, un peu d'eau.
— Nous allons te débarbouiller un peu, explique-t-elle.
Fora sent le liquide froid sur son visage. En coulant, l'eau devient noire. Elle ne pensait pas être si sale.
— Le phénomène est ordinaire dans l'Index, expose Elinor. L'encre est omniprésente et macule tout ce qui y pénètre.
— Alors, il faut toujours se… purifier en revenant de là-bas ?
— En effet.
Elinor poursuit la toilette en silence.
Ses gestes sont d'une douceur inattendue. Elle ne manifeste aucune impatience et s'acquitte de sa tâche consciencieusement. Pendant ce temps, Fora se perd dans les yeux verts que l'encre noire fait ressortir encore davantage.
— Le Masque de fer, commence Elinor.
— Non…
Fora voudrait qu'elle se taise, oublier un peu le monde extérieur. Mais la sorcière est impitoyable.
— Le Masque de fer nous donne du fil à retordre depuis fort longtemps. Les différents auteurs qui ont travaillé son personnage n'ont pas réussi à fixer son identité. Il est comme fou. Pendant un moment, il a cru bon s'assassiner d'autres personnages. Bien sûr, ils reviennent toujours…
Fora n'y échappera pas. Alors, à son tour, elle recueille un peu d'eau dans sa paume droite, depuis la vasque toute proche. Les doigts tremblants, elle effleure la joue d'Elinor. Le contact l'électrise. Quand elle retire sa main, elle voit de l'encre et du sang.
Les larmes lui montent aux yeux en songeant aux épreuves qu'Elinor a traversées. La gorge serrée, elle ne parvient pas à parler. Les iris émeraude se plantent dans les siennes.
Elinor desserre légèrement les lèvres, comme pour parler ou pour un baiser. Fora fait toujours la même chose quand, dans un film ou une série, un couple s'embrasse. Elle entrouvre la bouche.
— Tu m'as sauvée, murmure Elinor.
Toujours incapable d'émettre le moindre son, Fora songe qu'il serait temps de recueillir sa récompense, quand bien même la sorcière l'a déjà sauvée deux fois auparavant.
Elinor ne bouge plus. Elle se fige, comme si elle prenait sur elle pour résister à un élan.
— Tu peux toutes nous sauver, ajoute-t-elle.
Et elle détourne le regard. Fora recule, sentant que le moment est passé.
— Non, siffle-t-elle enfin. Je ne suis là pour sauver personne. Je suis juste une ado qui a peur du monde et qui s'est réfugiée dans une bibliothèque.
— Et alors ? Nous en sommes toutes là. Mais justement, nous nous retrouvons dans ce qui devrait être un refuge et ce refuge va être assiégé. Pourquoi crois-tu que le Masque de fer ait enlevé un ange et une sorcière ? Il s'est attaqué aux deux gardiens de la Cryptobibliothèque parce qu'il est persuadé que nous détenons le secret de l'écriture, ou plutôt de la scripture.
Fora lâche enfin la main d'Elinor. Elle se redresse sur ses jambes flageolantes. Impitoyable, la sorcière poursuit :
— Il voulait que j'écrive pour lui. Il a torturé l'ange sans rien obtenir. Il veut mettre à profit la florule pour s'échapper. Mais il ne tiendra pas dans le Monde réel si son identité n'est pas assez affirmée. Il deviendrait une sorte de fantôme, comme celui des œuvres inachevées.
— Ça existe, des trucs pareils ?
Fora n'obtient aucune réponse. Ce n'est pas de la mauvaise volonté de la part d'Elinor. C'est simplement que la porte du vestiaire s'ouvre à la volée.
Auriane entre, suspicieuse. Après embrassé la scène du regard et jugé que rien de compromettant ne s'y jouait, elle annonce gravement :
— Les Jacquemarts. Ils lancent un nouvel assaut.

23 avril 2020

Les Confins. Épisode 35

Le monde disparaît, subitement enrobé d'un noir d'encre.
Fora a toujours du mal à comprendre ce qui se passe. Les mots entendus résonnent toujours en elle. Son vertige intérieur est bien plus vertigineux encore que ce qui advient tout autour.
Puis, les ténèbres se déroulent après quelques secondes, tel un masque de sommeil qu'on ôte.
Les forment réapparaissent dans son champ de vision. En cet instant, la main d'Elinor est le seul contact qui l'empêche de tomber.
Il fait toujours nuit.
Le décor ressemble aux rues de Paris, à la porte cochère où elles sont arrivées un peu plus tôt. Et, en effet, à la place de l'entrée, se dresse le Gigax et son montant de papier.
— J'ai écrit le poème de Baudelaire au bas de la page, confie la Grise-Moire. C'est une espèce de sortie de secours. Comme ça, dès qu'on récite les vers, on se retrouve près d'un Gigax. Parce que la ruminatio ne suffit pas pour se déplacer dans les Confins.
— D'accord, acquiesce Fora.
Elle a l'impression de ne rien voir, de ne rien entendre, si ce n'est à travers un voile distant, avec le retard d'un éloignement extrême, comme quand la foudre tombe et que le roulement du tonnerre ne nous parvient que longtemps après l'éclair.
Elmaryl soutient toujours son compagnon par les aisselles. Elle s'approche du Gigax.
— Attendez, murmure la Grise-Moire.
— Merci, glisse l'ange sans faire mine de s'arrêter.
— Nous devrions discuter de tout cela ensemble, reprend la sorcière-en-chef. La menace semble inédite, du moins dans ces proportions. Nous devons comprendre pourquoi le Masque de fer a enlevé un ange et une sorcière.
Elmaryl secoue ses boucles noires.
— Je n'ai pas le temps maintenant. Je dois ramener Yaasriel au plus vite pour qu'il soit soigné.
Elle adresse un regard de côté à Fora :
— Et vous avez ce qu'il vous faut de votre côté…
— Je peux vous ramener plus rapidement chez vous, propose la Grise-Moire après un soupir.
— Il ne vaut mieux pas…
Les deux anges s'éloignent et disparaissent dans l'ouverture.
— Bien, fait la Grise-Moire, visiblement déçue, ne tardons pas trop.
Fora sent qu'on la tire par la main. Elle résiste.
— Que faites-vous ? demande Elinor, surprise.
— Non, répond la jeune femme.
— Pourquoi donc ?
Fora n'arrive pas à parler.
Elle aimerait ressentir autre chose qu'une trouille affreuse qui lui monte des entrailles et lui cloue les jambes. Comment a réagi Harry Potter déjà ? Est-ce qu'il était ravi ? Soulagé ? Angoissé ? Elle a complétement oublié. Parce qu'elle partait du principe qu'il ne pouvait être que content.
Alors pourquoi est-ce qu'elle n'est pas en train de sauter de joie et de faire des claquettes ? Outre le fait qu'elle n'y connaît rien en claquettes, elle se sent plombée par la révélation.
Elle ne doute pas, non. Elle sait que c'est vrai.
Tout lui semble se mettre en place depuis le début. La dernière pièce du puzzle vient s'emboîter dans le dernier trou qui restait.
Voilà pourquoi il lui a suffi de penser à une prophétie pour qu'il s'en crée une.
Voilà pourquoi tout le monde a accepté si vite le nouveau mot de Gigax.
Voilà pourquoi la simple évocation d'un personnage l'a fait apparaître.
Voilà pourquoi on a adopté l'appellation « Fora du Monde réel ».
Voilà pourquoi l'idée même d'une clé l'a matérialisée.
Elle en oublie sûrement. Le poids d'une responsabilité nouvelle lui tombe sur les épaules.
Alors, elle serre la main d'Elinor.
Elle voudrait que l'univers se résume à cette main, à ces doigts délicats, à cette peau tiède et veloutée, rendue moite par l'étreinte prolongée, vivante enfin.
Auriane semble s'impatienter. Elle surveille les alentours avec crainte. De même, Nawal s'est postée sous la porte cochère pour guetter toute arrivée intempestive. Elinor ne dit rien.
C'est la Grise-Moire qui prend la parole, toujours tranquille.
— Je suis désolée, dit-elle avec une sincérité évidente. Je ne pensais pas qu'un tel truc te tomberait sur le coin de la gueule. Je dois avouer que c'est plutôt rare en plus. On était même en recherche d'un tel talent à Pardamone.
Elle laisse passer une pause.
— J'imagine que tu as déjà compris ce que c'est que le pouvoir de scripture. C'est un peu comme la Force. Cela permet d'influer sur le réel. Avec l'écriture. Mais de façon bien plus radicale qu'avec la ruminatio, la reliure ou l'emblème.
Un autre silence.
— La différence, avec toi, c'est que tu n'as rien écrit du tout. Même pas griffonné deux mots sur du papier. À moins que tu nous aies caché quelque chose, mais j'en doute... Je n'ai jamais vu une chose pareille. Je commence à croire que c'est la raison pour laquelle tu as pu accéder à la Cryptobibliothèque.
Fora se demande depuis quand la Grise-Moire la tutoie. Elle pense à tout sauf à cette histoire de scripture. Elle fuit. Comme elle a fui le confinement, par l'intérieur, le repli.
C'est bien, la fuite. On en dit souvent du mal, mais ça permet de continuer à vivre. Sans se soumettre. Elle est un être de fuite.
— Je suis un être de fuite, murmure-t-elle.
— Comme nombre d'humains, répond la Grise-Moire. Il n'y a pas grand-monde qui lutte et la plupart se soumet. Pardamone n'existerait pas sans la fuite. Nous sommes des exilées, des migrantes. Il y a une beauté, une grâce, un courage dans la fuite. On refuse de se détruire ou de détruire l'autre. On se crée autre chose. On imagine. On tend vers.
Fora écoute toujours, absente à son propre corps. La voix douce de la Grise-Moire reprend :
— Certains fuient toujours. Mais que faire quand on a « du monde atteint les bornes » ? Ne faut-il pas se retourner ? Car la fuite ultime, c'est le vieux capitaine qui lève l'ancre. C'est la mort encore. Au pied du mur, on ne peut que se fracasser le crâne. Ou l'on fait face. Sinon la fuite n'aura servi à rien.
La jeune femme ne sait plus quoi faire. Elle est comme un mannequin aux bras ballants. Poupée de cire, poupée de son.
Pourquoi tout est-il devenu soudain si sérieux ?
Alors elle entrevoit une lueur verte qui la rassure et la remplit. Et une voix, grave et chaude, celle d'Elinor, et qui lui parle :
— Viens…, chuchote-t-elle.
Soulevée par ce seul mot, cette unique syllabe, Fora se laisse enfin entraîner par la sorcière à travers le grimoire.

22 avril 2020

Les Confins. Épisode 34

Fora n'en croit pas ses yeux. Elle songeait au personnage encore quelques minutes plus tôt et le voilà qui prend vie devant elle. Il y a vraiment quelque chose de magique au sein de l'Index.
La jeune femme se tourne vers Elinor qui semble stupéfaite.
— C'était mon idée, se vante Fora. J'ai pensé à lui et pop ! Il débarque !
Jean Valjean lance un regard sombre sur l'intérieur de la cathédrale. Manifestement, il n'apprécie guère la pagaille créée dans le lieu de culte. Il avance sans un son, les poings balançant au bout de ses bras.
Il bouscule légèrement la Grise-Moire et Elmaryl qui faisaient difficilement face à Quasimodo et va se planter devant le bossu de Notre-Dame.
Les deux personnages hugoliens se toisent un instant. L'air se charge d'électricité. Puis les monstres sacrés se mettent en branle, tournant l'un autour de l'autre avec des allures de fauves en chasse.
Puis, ils se saisissent comme des lutteurs.
Dans l'équilibre des forces, ils s'immobilisent mutuellement, enchevêtrés dans des clés compliquées que Fora ne parvient pas à démêler.
On entend les souffles lourds et rauques des combattants. Et puis le craquement des articulations. Le claquement des paumes sur la peau pour assurer une meilleure prise.
L'affrontement est titanesque et immobile.
Profitant de ce répit, la Grise-Moire et Elmaryl vont prêter main forte aux deux sorcières, mises à mal par Gwynplaine dont le sourire éternel est plus que perturbant. Il donne l'impression de se moquer sans cesse de ses adversaires.
Le Grippe-Sou de Ça est moins flippant.
Comme il respire vite, ses lèvres distendues vibrent comme pour un ébrouement.
Quand il voit deux renforts, ses yeux flamboient d'une colère affreuse. Il recommence à attaquer de plus belle, tentant d'embrocher ses adversaires qui esquivent tant bien que mal.
— Fora, fait Elinor doucement, il est temps…
Elle montre le cadenas.
— Comment voulez-vous que j'y arrive ? s'emporte Fora. Je n'ai pas assez de force pour ouvrir un truc pareil. Ce serait plus facile si j'avais la clé !
Elle trépigne de frustration et remarque alors un objet métallique à ses pieds, perdu dans les plumes, invisible jusqu'alors.
Décontenancée, elle se baisse et ramasse… une clé. Elle ressent une émotion bizarre, faite de joie et d'une certaine insatisfaction, comme devant un scénario paresseux.
— Il se passe des trucs chelous ici, grommelle-t-elle.
Cependant, elle enfonce la clé dans la serrure et ouvre le cadenas. Elinor sort précipitamment de la cage, trop basse pour se tenir debout. La circulation sans doute coupée dans les jambes, elle trébuche et tombe dans les bras de Fora qui n'en demandait pas tant.
Une émotion violente lui paralyse la glotte quand elle sent le visage d'Elinor à quelques millimètres du sien. Toujours ses yeux, si proches. Et le reste aussi.
— C'est toi…
La voix semble venir de loin.
— Pardon ? bredouille Fora, éperdue.
— Je n'ai rien dit, répond Elinor.
Et son souffle vient caresser le visage de la jeune femme. Elle pourrait tout aussi bien être plongée dans une brise printanière, quand le vent a passé parmi les arbres en fleur et s'est chargé de leurs fragrances indécises.
Il faut un moment à Fora pour revenir à la réalité.
— Mais si ce n'est pas toi… ?
Son regard fait le point par-dessus l'épaule délicate d'Elinor, juste à la naissance du cou, un endroit où elle mourrait d'envie de poser ses lèvres, juste un instant. Le Masque de fer apparaît en contrebas, lui coupant toute envie de câlin.
— C'est toi, susurre-t-il de son timbre étouffé.
Dans son émotion, il imite la voix d'Elinor à la perfection.
— Quoi, moi ? rétorque Fora, un peu honteuse de sa réplique minable.
Au même moment, le corps inconscient de Quasimodo passe à travers la salle et vient s'écraser sur le Masque de fer, qu'il emporte de toute sa masse.
Jean Valjean, après s'être débarrassé du sonneur de cloches, marche sur Gwynplaine. Ce dernier tente de lui planter son épée entre les côtes. Impassible, terrible, Valjean saisit la lame dans sa main gauche. Il avance, sans prendre garde au sang qui s'écoule de son poing serré.
Puis, il décoche un magnifique uppercut dans le menton sinistré de Gwynplaine qui s'écroule aussitôt sans demander son reste.
Puis, Valjean demeure les bras ballants, telle une personne somnambule qui se réveille au milieu de la rue en pyjama.
— Tu veux bien arrêter de peloter ma copine ? demande Auriane.
Fora lève les mains comme si elle était tombée au milieu d'un braquage de banque.
— Pas du tout ! Ce n'était pas… ! Je… !
— J'accepte tes excuses, coupe la sorcière.
Postée devant l'autel, elle tend une main secourable à Elinor. Celle-ci hésite une demi-seconde avant d'accepter. Le délai est suffisamment long pour donner de faux espoirs à Fora, et assez court pour se révéler humiliant.
Elle se retrouve perchée à un mètre vingt au-dessus du sol, seule, l'air stupide.
C'est dommage, elle avait le sentiment que l'heure du baiser fougueux était arrivée. En plus, ce n'est pas souvent qu'on peut se rouler des pelles dans une église, a fortiori quand cela concerne deux femmes.
Par chance, la Grise-Moire arrive droit sur elle et l'interpelle.
— Fora, pas de temps à perdre ! Il faut y aller maintenant si on ne veut pas avoir les Jacquemarts aux fesses.
Auriane, triomphante, tient la main d'Elinor. Elle la tend ensuite à Nawal, laquelle attrape la dextre de la Grise-Moire. Fora s'ajoute au cercle, bientôt rejointe par Elmaryl et le dénommé Yaasriel. L'ange a pris le soin d'emporter les ailes découpées.
Auriane entame un sort de ruminatio.
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage…
Après de longues secondes, Fora se rend compte qu'elle est seule avec Auriane à tenter de réciter un extrait des Fleurs du mal (le poème sur l'albatros).
— Eh bien quoi ? Personne d'autre ne le connaît ? s'étonne la sorcière.
Mais tous les yeux sont fixés sur Fora. La Grise-Moire elle-même ne peut retenir un sourire énorme.
— Tu l'as, déclare-t-elle.
— Mais quoi ? s'inquiète Fora comme si on allait lui proposer un diagnostic particulièrement pessimiste.
— Mais le pouvoir, répond la Grise-Moire. Le pouvoir de scripture… Tu es une sorcière, Fora.

21 avril 2020

Les Confins. Épisode 33

— D'où ils sortent, ces types ? demande Fora.
— Tout de même ! s'emporte Auriane. C'est Quasimodo à gauche et Gwynplaine à droite. Tu n'as pas lu Notre-Dame de Paris et L'Homme qui rit ?
— J'ai vu le Disney, avoue la jeune femme d'une toute petite voix en rentrant la tête dans les épaules. Et Quasimodo, c'était un petit bossu mignon. Pas une espèce de Hulk malade. Et le Joker qui l'accompagne, j'en ai jamais entendu parler. Je voulais lire ça avant d'aller en prépa littéraire.
— Ah, intervient la Grise-Moire avec des étoiles dans les yeux, l'hypokhâgne, il n'y a que ça de vrai ! Excellent choix ! Tu vois que tu n'es pas arrivée ici pour rien. Excuse-moi, je te tutoie.
— C'est rien, vous pouvez, répond Fora.
— Et tu as eu une excellente intuition : beaucoup de commentateurs considèrent que le Joker de Batman est inspiré de L'Homme qui rit. C'est encore plus frappant quand on le rencontre en vrai.
Un horrible grincement attire leur attention. Le Masque de fer vient de se racler la gorge en produisant un bruit qui rappelle le frottement d'une brosse métallique sur un seau en aluminium.
— Êtes-vous venus céans pour vous battre ou bien pour bavarder ? demande-t-il, ayant repris sa voix d'outre-tombe.
— En fait, on était plutôt partantes pour les deux, renvoie joyeusement la Grise-Moire.
Devant sa décontraction, Fora se tourne discrètement vers Nawal et lui sourit, soulagée.
— J'ai compris : quand on meurt dans l'Index, on ne meurt pas vraiment, c'est ça ?
— Pas du tout, répond la ninja.
— Ah…
Fora sent toute son assurance s'envoler.
— Mais, euh, la Grise-Moire est super forte, non ? Elle va tout défoncer !
— Pas forcément. Elle n'est pas notre meilleure combattante…
— Hein ? fait Fora, ébahie. Mais pourquoi c'est elle, le chef ?
Nawal lui lance un regard plein d'incompréhension.
— Eh bien, à cause des histoires.
— Des histoires ?
— Personne ne les raconte mieux qu'elle.
Fora lève les bras, éperdue.
— Et là, le Masque de fer, elle va lui raconter une putain d'histoire du soir pour l'endormir ?
— Je vais vous briser ! fait la voix d'airain.
Fora montre l'individu, comme pour appuyer sa thèse :
— Il a pas l'air trop prêt à commencer sa nuit, je trouve…
— À l'assaut ! hurle le Masque. Tue ! Tue !
Quasimodo et Gwynplaine s'avancent, effrayants.
Le premier a une verrue sur l'œil gauche, la tête dans les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les jambes torses.
Le second a la bouche fendue, les lèvres débridées, les gencives dénudées, les oreilles distendues, les cartilages décloisonnés, les sourcils et les joues désordonnés, le muscle zygomatique élargi, avec les coutures et les cicatrices estompées, la peau ramenée sur les lésions, tout en maintenant la face à l'état béant.
Hugo avait vraiment le don de créer des monstres.
— Mais, dans les bouquins, ce sont pas des gentils ? demande encore Fora en reculant, horrifiée.
— Plutôt, convient Auriane en brandissant son arme. Mais il ne faut pas toujours se fier à ce qu'on lit. Le Masque de fer n'est pas un méchant à l'origine, c'est une victime.
— Du coup, est-ce qu'on peut quand même espérer que Jean Valjean vienne à notre secours ?
C'est à ce moment que Gwynplaine tire son épée, tandis que Quasimodo se jette sur eux. Rapidement, la Grise-Moire dessine dans son livre, un peu à la manière de cette vieille publicité pour les cahiers qui traîne encore sur Internet (elle a oublié la marque exacte).
Aussitôt, une sorte de gigantesque éléphant se dresse au milieu de la cathédrale. Il porte un obélisque sur le dos. En barrissant, il charge les deux ennemis. Gwynplaine se jette souplement sur le côté.
Quant à Quasimodo, il fait face ses mains meurtrières grandes ouvertes, les pieds solidement posés sur les dalles. Quand le pachyderme arrive à sa portée, il lui agrippe les défenses.
Sous la puissance de l'élan, le bossu recule. On entend ses pieds nus glisser sur le marbre. Puis, tout à coup, l'éléphant arrête sa course. Le borgne l'a stoppé ! Contractant ses muscles contrefaits et noueux, il oblige peu à peu le géant à baisser la tête.
Tandis que cette lutte formidable se joue, Gwynplaine s'est approché d'Auriane, la lame nue. Il se fend, comme pris d'un rire inextinguible. La sorcière pare in extremis.
Nawal vient en renfort et ajuste une flèche. La plume s'enfonce dans le chapeau du bretteur et l'envoie rouler au loin avec son panache. Elles sont maintenant deux à essayer de contenir les assauts du Lord dont le sourire figé monte jusqu'aux oreilles.
L'éléphant pousse un cri de douleur.
Il vient d'être renversé sur le flanc. Alors, sa peau de pachyderme se plisse et se replie. Il se froisse et disparaît. Fora commence à craindre sérieusement pour son avenir à court terme.
— Va délivrer les prisonniers, lui murmure la Grise-Moire. On s'occupe de Quasimodo.
Elmaryl, épée au clair, vient épauler la sorcière.
À peine portée par ses jambes, Fora effectue un détour pour se faire discrète.
— Putain, mais qu'est-ce que je fous là ? se répète-t-elle en boucle, les dents serrées. Je devrais être confinée chez moi, tranquillou…
Elle progresse pourtant vers les cages suspendues. Désintéressé des combats, le Masque de fer a repris ses ordres et glapit disharmonieusement (l'adverbe n'existe sans doute pas mais Fora s'en fout).
— Écris ! hurle-t-il à l'adresse d'Elinor.
— Je n'ai pas ce pouvoir !
Les iris vertes croisent celles de Fora, qu'elle aime bien décrire comme étant noisette (marron, c'est trop moche). La jeune femme pose un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
Elinor lève les yeux au ciel comme si on lui avait donné un conseil stupide et inutile. C'est sans doute le cas mais Fora manque d'expérience en la matière.
Pour ne pas penser qu'elle se rapproche sciemment d'un psychopathe armé et masqué, elle réfléchit à ce qui peut se cacher derrière la visière de son casque. Elle imagine des scénarios fous, inventant un jumeau maléfique à la Grise-Moire qui chercherait à se venger d'une humiliation quelconque.
Mais la voici déjà à portée des cages. Elinor vient de tendre quelques pages au Masque de fer. Elle agit ainsi pour, selon toute vraisemblance, détourner l'attention du méchant.
— Lisez donc, j'y ai consigné ce que vous m'avez prescrit. Tout cela est resté lettre morte, si j'ose dire.
Les genoux en fromage blanc, Fora vérifie que le Masque de fer est plongé dans sa lecture, à l'écart. Elle grimpe sur l'autel, piétinant avec dégoût la paire d'ailes rognées, et s'accroche aux barreaux glacés.
Elle trifouille le cadenas qui ferme la porte.
— Eh bien ? chuchote Elinor, un peu pâle. Parvenez-vous à quoi que soit ?
— C'est coincé !
— N'est-ce pas le propre des serrures ?
Fora s'acharne. Se casse encore un ongle. Elle voudrait tant briller aux yeux d'Elinor. Jouer les sauveuses à son tour.
Au moment où elle va renoncer, avouer son impuissance, une nouvelle plaque d'égout (en plein milieu de l'église ?) s'ouvre à grand bruit. Tout le monde se tourne vers la gueule noire.
Une silhouette en sort.
C'est un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l'âge. Il peut avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cache en partie son visage brûlé par le soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d'argent, laisse voir sa poitrine velue ; il a une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu usé et râpé, blanc à un genou, troué à l'autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.
Il est difficile de rencontrer un passant d'un aspect plus misérable.
Et pourtant, il dégage une puissance formidable. Un éclair se fait dans la conscience de Fora.
— Oh, putain ! C'est Jean Valjean !

20 avril 2020

Les Confins. Épisode 32

Aussitôt un fluide blanchâtre s'écoule depuis la bouche d'égout.
Avec horreur, Fora se rend compte qu'il s'agit de poissons d'argent. Ils tombent par dizaines dans le tunnel. Il y en a des petits, des grands, mais ce sont les plus modestes qui parviennent à s'immiscer dans le trou.
Fora pousse un cri et commence à piétiner les insectes dans le ruisseau ignoble. Elle éclabousse violemment les murs de brique décolorée d'eau sale et de sang. Elle les sent grouiller sur elle, sur ses jambes, sur son ventre.
— Suis-moi ! intime Nawal.
La petite ninja lui tend la main. Elle est déjà montée jusqu'au niveau du sol. Luttant contre la nausée, Fora monte sur les barreaux. Elle écrase des carapaces. C'est pire que dans Indiana Jones 2 !
Enfin, deux bras la saisissent par les aisselles et la soulèvent.
Fora émerge à l'air libre, en pleine lumière. Elle a été portée par Nawal et Auriane. Autour d'elles, un cercle de feu s'étend.
C'est Elmaryl qui agite son épée si rapidement qu'elle paraît armée d'un fouet ardent. Son ruban enflammé repousse une armée de poisson d'argent. D'âcres odeurs de brûlé envahissent l'atmosphère.
Cependant l'intensité de la flamme n'a rien à voir avec celle atteinte dans la fourmilière un peu plus tôt.
Pendant ce temps, la Grise-Moire a ouvert tranquillement un livre qu'elle portait en bandoulière.
La reliure noire est prolongée par une lanière de cuir qui permet de ne pas le perdre. Pour éviter que l'ouvrage ne s'ouvre au mauvais moment, un loquet métallique maintient les couvertures solidaires.
La sorcière-en-chef se tient droite et consulte l'ouvrage comme si elle était toute seule chez elle. Du doigt, elle trace des lignes étranges. En se dévissant le cou, Fora aperçoit des images dont elle suit les contours.
Soudain, un être de papier s'élève : un horrible dragon dardant sa triple langue vibrante, faisant grincer les dents de fer aiguës qui, semblables à des peignes, garnissent sa mâchoire.
Son corps est couvert d'une peau écailleuse. Il s'avance en rampant sur les dalles. Battant de ses ailes son dos rugueux, il traîne sa longue queue de serpent qu'il enroule en nœuds serrés.
— Ben, merde alors ! s'exclame Fora.
Le dragon se dresse de toute sa hauteur et exhale un souffle noir et vomit de la fumée. Dès qu'elle touche les poissons d'argent, ceux-ci sont réduits en cendres. Peu à peu, les insectes reculent et disparaissent.
— C'est quoi, cette magie ?
— De la sorcellerie, corrige la Grise-Moire. La sorcellerie des emblèmes. On redessine une gravure présente dans un livre et on lui donne vie.
À cet instant, le dragon énorme se rétracte, comme consumé par sa propre flamme, ou qu'une main invisible le froissait. Il diminue comme peau de chagrin et disparaît.
— Malheureusement, ça ne dure pas très longtemps, regrette la Grise-Moire. Celui-là était tiré de Hypnerotomachia Poliphili. Et on perd la page en même temps.
Elle montre son exemplaire où une feuille a été entièrement brûlée par le sort.
— Les premières fois, je cramais un bouquin entier pour un pauvre sortilège. Ça me rendait malade.
Elmaryl n'a pas attendu. Foulant les carcasses de chitine qui craquent sous ses bottes, elle avance vers le fond de la cathédrale.
En effet, au bout de la nef, sous les rosaces multicolores malgré l'obscurité, devant le maître-autel, se trouve le Masque de fer. Il ne semble guère s'intéresser aux intruses.
Toute son attention est tournée vers une double cage dorée suspendue à la verticale de l'autel, couvert d'une nappe blanche. Deux personnes y sont enfermées et le cœur de Fora fait un bond quand elle reconnaît la première : Elinor.
Un long frisson part de son échine et remonte jusqu'à ses omoplates avant de se diffuser dans ses bras.
Malgré elle, son corps se met en branle. Son pied s'avance.
La Grise-Moire l'arrête d'un bras tendu sur sa route.
— Attendez.
Elle adresse un signe à Nawal qui enclenche une flèche sur son arc amovible. Il s'agit en réalité d'une longue plume blanche.
— Vraiment ? marmonne Elmaryl. Tu vas utiliser des rémiges angéliques en ma présence ?
— Je n'ai pas d'autre munition, répond Nawal, gênée.
Auriane dégaine une sorte de baguette semblable à celle que brandissait Elinor un peu plus tôt.
Les quatre femmes se mettent alors en marche. Les cris du Masque de fer résonnent sous les voûtes de la cathédrale et montent dans les aigus, comme si Dark Vador subissait une panne de transformateur de voix, un peu à la manière du doberman de Là-haut.
— Et crie ! hurle le Masque de fer. Et crie !
Fora tremble pour Elinor qui semble abattue dans sa cage, les cheveux défaits, l'armure arrachée.
À côté d'elle, une sorte d'être androgyne, tel un personnage de manga, demeure imperturbable. Ses yeux fendus n'expriment rien. Il est d'une beauté à couper le souffle.
— C'est un ange ? demande Fora.
— Yaasriel, indique Elmaryl. Il est chargé des 70 saints calames.
— D'accord, acquiesce la jeune femme sans comprendre ce qu'on lui dit.
Elle a l'impression que les poissons d'argent ont fui et que le Masque de fer est seul. Il a fait installer des écritoires dans les cages et donné des plumes à ses deux prisonniers.
Avec horreur, Fora se rend compte que ce qu'elle prenait pour une nappe blanche ornée de motifs rouges sur l'autel se révèle être deux ailes tranchées.
— Le salopard ! gronde Elmaryl.
Elle brandit son épée flamboyante.
La lumière attire enfin l'attention du Masque de fer. Son visage demeure de marbre (enfin, de fer). Il claque simplement des doigts et se retourne vers les barreaux dorés.
Alors deux individus gigantesques et patibulaires viennent l'encadrer.
L'un est horriblement laid, contrefait et musculeux. L'autre, atrocement défiguré, est affublé d'un sourire ignoble.