23 avril 2020

Les Confins. Épisode 35

Le monde disparaît, subitement enrobé d'un noir d'encre.
Fora a toujours du mal à comprendre ce qui se passe. Les mots entendus résonnent toujours en elle. Son vertige intérieur est bien plus vertigineux encore que ce qui advient tout autour.
Puis, les ténèbres se déroulent après quelques secondes, tel un masque de sommeil qu'on ôte.
Les forment réapparaissent dans son champ de vision. En cet instant, la main d'Elinor est le seul contact qui l'empêche de tomber.
Il fait toujours nuit.
Le décor ressemble aux rues de Paris, à la porte cochère où elles sont arrivées un peu plus tôt. Et, en effet, à la place de l'entrée, se dresse le Gigax et son montant de papier.
— J'ai écrit le poème de Baudelaire au bas de la page, confie la Grise-Moire. C'est une espèce de sortie de secours. Comme ça, dès qu'on récite les vers, on se retrouve près d'un Gigax. Parce que la ruminatio ne suffit pas pour se déplacer dans les Confins.
— D'accord, acquiesce Fora.
Elle a l'impression de ne rien voir, de ne rien entendre, si ce n'est à travers un voile distant, avec le retard d'un éloignement extrême, comme quand la foudre tombe et que le roulement du tonnerre ne nous parvient que longtemps après l'éclair.
Elmaryl soutient toujours son compagnon par les aisselles. Elle s'approche du Gigax.
— Attendez, murmure la Grise-Moire.
— Merci, glisse l'ange sans faire mine de s'arrêter.
— Nous devrions discuter de tout cela ensemble, reprend la sorcière-en-chef. La menace semble inédite, du moins dans ces proportions. Nous devons comprendre pourquoi le Masque de fer a enlevé un ange et une sorcière.
Elmaryl secoue ses boucles noires.
— Je n'ai pas le temps maintenant. Je dois ramener Yaasriel au plus vite pour qu'il soit soigné.
Elle adresse un regard de côté à Fora :
— Et vous avez ce qu'il vous faut de votre côté…
— Je peux vous ramener plus rapidement chez vous, propose la Grise-Moire après un soupir.
— Il ne vaut mieux pas…
Les deux anges s'éloignent et disparaissent dans l'ouverture.
— Bien, fait la Grise-Moire, visiblement déçue, ne tardons pas trop.
Fora sent qu'on la tire par la main. Elle résiste.
— Que faites-vous ? demande Elinor, surprise.
— Non, répond la jeune femme.
— Pourquoi donc ?
Fora n'arrive pas à parler.
Elle aimerait ressentir autre chose qu'une trouille affreuse qui lui monte des entrailles et lui cloue les jambes. Comment a réagi Harry Potter déjà ? Est-ce qu'il était ravi ? Soulagé ? Angoissé ? Elle a complétement oublié. Parce qu'elle partait du principe qu'il ne pouvait être que content.
Alors pourquoi est-ce qu'elle n'est pas en train de sauter de joie et de faire des claquettes ? Outre le fait qu'elle n'y connaît rien en claquettes, elle se sent plombée par la révélation.
Elle ne doute pas, non. Elle sait que c'est vrai.
Tout lui semble se mettre en place depuis le début. La dernière pièce du puzzle vient s'emboîter dans le dernier trou qui restait.
Voilà pourquoi il lui a suffi de penser à une prophétie pour qu'il s'en crée une.
Voilà pourquoi tout le monde a accepté si vite le nouveau mot de Gigax.
Voilà pourquoi la simple évocation d'un personnage l'a fait apparaître.
Voilà pourquoi on a adopté l'appellation « Fora du Monde réel ».
Voilà pourquoi l'idée même d'une clé l'a matérialisée.
Elle en oublie sûrement. Le poids d'une responsabilité nouvelle lui tombe sur les épaules.
Alors, elle serre la main d'Elinor.
Elle voudrait que l'univers se résume à cette main, à ces doigts délicats, à cette peau tiède et veloutée, rendue moite par l'étreinte prolongée, vivante enfin.
Auriane semble s'impatienter. Elle surveille les alentours avec crainte. De même, Nawal s'est postée sous la porte cochère pour guetter toute arrivée intempestive. Elinor ne dit rien.
C'est la Grise-Moire qui prend la parole, toujours tranquille.
— Je suis désolée, dit-elle avec une sincérité évidente. Je ne pensais pas qu'un tel truc te tomberait sur le coin de la gueule. Je dois avouer que c'est plutôt rare en plus. On était même en recherche d'un tel talent à Pardamone.
Elle laisse passer une pause.
— J'imagine que tu as déjà compris ce que c'est que le pouvoir de scripture. C'est un peu comme la Force. Cela permet d'influer sur le réel. Avec l'écriture. Mais de façon bien plus radicale qu'avec la ruminatio, la reliure ou l'emblème.
Un autre silence.
— La différence, avec toi, c'est que tu n'as rien écrit du tout. Même pas griffonné deux mots sur du papier. À moins que tu nous aies caché quelque chose, mais j'en doute... Je n'ai jamais vu une chose pareille. Je commence à croire que c'est la raison pour laquelle tu as pu accéder à la Cryptobibliothèque.
Fora se demande depuis quand la Grise-Moire la tutoie. Elle pense à tout sauf à cette histoire de scripture. Elle fuit. Comme elle a fui le confinement, par l'intérieur, le repli.
C'est bien, la fuite. On en dit souvent du mal, mais ça permet de continuer à vivre. Sans se soumettre. Elle est un être de fuite.
— Je suis un être de fuite, murmure-t-elle.
— Comme nombre d'humains, répond la Grise-Moire. Il n'y a pas grand-monde qui lutte et la plupart se soumet. Pardamone n'existerait pas sans la fuite. Nous sommes des exilées, des migrantes. Il y a une beauté, une grâce, un courage dans la fuite. On refuse de se détruire ou de détruire l'autre. On se crée autre chose. On imagine. On tend vers.
Fora écoute toujours, absente à son propre corps. La voix douce de la Grise-Moire reprend :
— Certains fuient toujours. Mais que faire quand on a « du monde atteint les bornes » ? Ne faut-il pas se retourner ? Car la fuite ultime, c'est le vieux capitaine qui lève l'ancre. C'est la mort encore. Au pied du mur, on ne peut que se fracasser le crâne. Ou l'on fait face. Sinon la fuite n'aura servi à rien.
La jeune femme ne sait plus quoi faire. Elle est comme un mannequin aux bras ballants. Poupée de cire, poupée de son.
Pourquoi tout est-il devenu soudain si sérieux ?
Alors elle entrevoit une lueur verte qui la rassure et la remplit. Et une voix, grave et chaude, celle d'Elinor, et qui lui parle :
— Viens…, chuchote-t-elle.
Soulevée par ce seul mot, cette unique syllabe, Fora se laisse enfin entraîner par la sorcière à travers le grimoire.

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