13 mai 2020

Les Confins. Épisode 55

Fora n'a même plus la force d'essuyer les larmes qui lui coulent sur les joues.
— Tu parles d'un ascenseur émotionnel, bégaie-t-elle.
Quand elle se sépare enfin d'Elinor et qu'elle se tourne vers l'endroit où se trouvait la Grise-Moire, elle ne voit plus que quelques cendres noires qui se dispersent.
— Je me suis fait avoir, encore une fois…
— Écoute-moi, murmure Elinor.
Elle oblige la jeune femme à la regarder dans les yeux. Fora se plonge dans ses prunelles, même si elle ne trouve plus de métaphore pour en évoquer la couleur.
— Il faut que je te ramène chez toi.
— Tu n'as plus besoin de moi, c'est ça ?
— Non ! se récrie la sorcière. Pas le moins du monde ! Au contraire, nous allons avoir un besoin criant de ton aide.
— Si c'est vrai, pourquoi nous séparer ?
Elinor réfléchit. Elle cherche les mots justes.
— Si je devais m'exprimer comme la Grise-Moire, je dirais qu'à heure actuelle tu es comme une grenade dégoupillée. Tu possèdes le pouvoir de scripture, la chose est indéniable. Néanmoins…
Fora sent que le pire est à venir.
— Néanmoins, reprend Elinor, il est encore inculte et indiscipliné. Il te faut apprendre à le maîtriser, sans quoi nous allons au-devant de graves déconvenues.
— Comme la mort de la Grise-Moire ? Ou celles d'Auriane et de Nawal ? Celle d'Elmaryl ?
— Tu es innocente de tout cela.
— Innocente comme une bombe atomique !
Fora secoue la tête.
— Tu as raison : je peux pas rester ici trop longtemps. Tu te rappelles quand on croyait simplement que j'étais porteuse de la florule ?
Elinor hoche la tête, l'œil humide.
— Et puis, quand tu me regardes avec ces yeux-là, je peux rien te refuser, avoue Fora.
En silence, elles montent toutes deux sur le gigax.
Malgré son air impassible, Elinor semble pressée. Elle doit craindre que d'autres malheurs n'arrivent. Fora va s'installer à l'arrière du grimoire, pour la dernière fois peut-être.
Elles décollent et s'envolent au-dessus des chaînes, des escaliers, des arches entremêlés, survolant le récitant sur sa colonne qui poursuit sa lecture aux Unica.
Le gigax franchit le seuil de la Forteresse vide.
Il émerge au-dessus de l'îlot, prend de la hauteur. Fora lance un ultime regard à l'océan papélaire. On l'écrira peut-être avec une majuscule la prochaine fois.
Puis, c'est le moment de remonter la cataracte immense et de revenir dans la première salle de la Cryptobibliothèque, avec ses gigantesques piliers de basalte et de livres.
Tout est allé si vite !
Fora ne ressent rien. Elle sait pourtant que les désarrois la rejoindront bientôt, avec un temps de retard. Elle songe aux androïdes à émotions différées dans le 2046 de Wong Kar-wai. À quel moment les répliques du séisme lui reviendront en plein cœur ?
Alors, elle goûte un peu le vide en elle.
Le parfum d'Elinor.
La caresse de ses cheveux.
Elles sont revenues déjà au point de départ. Fora reconnaît l'endroit où l'éboulement de confettis a eu lieu. Ce n'était pas si difficile à retrouver finalement.
Le gigax s'enfonce dans le boyau obscur et remonte vers une improbable surface. C'est comme dans la fin du Voyage au centre de la Terre, quand les aventuriers sont propulsés sur un plateau rocheux par de la lave en fusion.
Est-ce que cet univers va disparaître quand elle n'y sera plus ?
Enfin une lumière apparaît au bout du tunnel.
— C'est ici que nos chemins se séparent, murmure Elinor.
Elle semble lutter contre l'émotion. Son beau visage est baigné de larmes.
— Je reviendrai, non ? demande Fora.
— Évidemment, répond la sorcière. Nous avons l'intégrale de Buffy contre les vampires à visionner ensemble…
Sa voix se brise dans un sanglot. C'est Fora qui doit la consoler.
— Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Je vais chercher Auriane et Nawal. Elles ont pu atterrir dans une autre dimension des Confins. Et puis, nous dirons adieu à la Grise-Moire. Et il y a encore les anges avec lesquels nous devons envisager la suite de la crise. Nous devons également refermer les dernières failles vers les autres mondes et…
Fora lui ferme la bouche d'un baiser. Elle garde les paupières closes pour mieux s'imprégner de toutes les impressions, pour mieux imprimer les souvenirs de cet adieu dans chacune de ses fibres.
Cela ressemble à une chute dans le vide, à un atterrissage dans un océan insondable, au voyage des pétales de cerisier quand le vent printanier se lève.
Et puis tout cela cesse.
Il n'y a plus que deux yeux verts qui s'éloignent dans l'ombre avant d'être dévorés par les ténèbres.
Fora frissonne.
Elle est seule.
Frictionnant ses bras nus, elle se retourne et remonte les derniers mètres où elle foule des dalles de reliures. Elle écarte un rideau et…
Elle retrouve son appartement.
C'est le plein jour. Rien ne semble avoir changé. Le salon est toujours là, la bibliothèque aussi. La lumière semble plus claire, c'est tout.
Soudain, sa mère passe devant elle, son éternelle casquette vissée sur le crâne.
— Maman ?
— Qu'est-ce qu'il y a ? fait cette dernière surprise.
— Eh bien, je suis de retour.
— Ah, tu as fini ton livre ?
— Mon livre ? s'étonne Fora.
Sa mère la regarde comme si elle était devenue folle.
— Ça fait presque un mois et demi que tu trimballes ce bouquin partout avec toi. Même à table. Tu nous adressais à peine la parole. Des grognements, des borborygmes. Une véritable somnambule…
— Vraiment ?
— Oh, oui, une caricature d'adolescente. Mais bon, ton père était content. Tu sais, lui, dès qu'il s'agit de lecture, il te passe tout.
Une idée surgit soudain dans l'esprit de Fora.
— Attends, tu as bien dit un mois et demi ?
— Eh bien, oui, on est le 13 mai. Les cours du lycée doivent reprendre en juin. Ou pas. C'est toute une histoire.
— Le confinement est terminé ?
— Depuis mardi. Il faudra vraiment que tu me prêtes ce bouquin. Il a l'air de t'avoir captivée au point d'en perdre la notion du temps…
Fora s'avance vers la fenêtre. Le monde ne semble pas si différent sauf que, dans la rue, beaucoup de gens se promènent avec des masques.
Elle n'a pas dû rater grand-chose d'intéressant. Pour l'instant, elle préfère ignorer le décompte des morts. Son regard se concentre sur le parc Pablo Neruda dont elle aperçoit les frondaisons au loin.
Fora va sortir.
Bien sûr.
Mais ensuite, elle rentrera. Elle ira dans sa chambre et elle cherchera le livre dont sa mère lui parlait.
Elle ne le trouvera pas.
Alors, elle s'installera à son bureau, elle prendra un carnet, un stylo et, avant d'oublier tous les événements qui se sont déroulés dans la Cryptobibliothèque, guettant le moment où les émotions différées lui parviendront enfin, elle écrira.

12 mai 2020

Les Confins. Épisode 54

Il ne se passe rien. Fora continue de fixer le livre qui ne bouge pas dans ses doigts. Un horrible sourire se dessine sur le visage du Masque de fer.
— Oui, je vois que tu n'en as pas envie. Tu as raison : on ne détruit pas les livres. Quelle barbare accepterait de commettre une telle ignominie ?
— Elmaryl l'a bien fait, répond une voix.
Fora se retourne, stupéfaite. Elle a reconnu le timbre chaud d'Elinor. Un frisson l'agite tout entière.
— C'est toi ? murmure-t-elle. C'est vraiment toi ?
Alors, elle se rend compte que la sorcière est perchée sur son gigax et elle comprend tout. Elinor lui a demandé de patienter le temps que le grimoire parvienne jusqu'à elle.
— Mais comment… ?
— Pendant que vous étiez distraits, le gigax a plongé dans le puits pour me recueillir.
— Et Auriane ? Et Nawal ?
Elinor a un mouvement négatif du menton.
— Je n'ai pas pu les rattraper. Cet abîme est sans fin.
— « Il y a un trou dans le monde », cite Fora.
— Comment ?
Angel, saison 5, épisode 15, précise la jeune femme. Il faut vraiment que tu voies ça. On se le mate ensemble dès que possible. Après Buffy.
Le Masque de fer croit bon de s'immiscer dans leur conversation.
— Pardonnez-moi, je ne vous dérange pas longtemps. Je prends ce livre et je vous laisse discuter séries entre vous.
Fora se tourne vers le grand méchant et lui tend l'ouvrage. La Grise-Moire et Elinor s'écrient en même temps :
— Ne fais pas ça ! (en fait, Elinor a réussi à dire : « cela »)
Fora poursuit son geste.
Les yeux du Masque de fer brillent d'une lueur de triomphe. Il s'empare du tome, sans trop y croire. Il lâche sa dague pour le manipuler à deux mains. L'arme tombe sur le sol et le bruit métallique résonne sous les voûtes sombres, se propageant à travers l'architecture démente de la Forteresse vide.
Au loin, on entend gronder des Unica dans leurs cages. Ils ont dû sentir qu'un événement était sur le point de se produire, un peu comme les animaux qui prévoient les tremblements de terre. Les cellules s'agitent, les barreaux grincent, les pages frémissent. Cela produit une sorte de cri étrange, un chant funèbre et doux.
— Vous les entendez ? murmure le Masque. Ils célèbrent mon apothéose.
Soudain, il se met à renifler l'air, soucieux.
— Vous ne sentiriez pas comme une odeur de brûlé ?
Obligeante, Fora lui montre le livre qu'il tient à la main et dont les pages ont commencé à fumer. Pris de panique, le Masque essaie de souffler dessus pour éteindre des flammèches qui apparaissent çà et là. Hélas, il ne réussit qu'à attiser le feu, si bien qu'il finit par lâcher l'ouvrage quand il se brûle les mains.
Le livre tombe à terre et s'ouvre au milieu. Les pages noircissent et se racornissent en une momification accélérée. Une grimace d'intense dégoût se peint sur le visage du masque.
— Toi, crache-t-il à l'intention de Fora.
Il dégaine de nouveau son épée, remisée un instant au fourreau, et menace Fora de la pointe tendue devant ses yeux.
— Arrête tout de suite ou je te fais un troisième œil.
— Tu m'as déjà tracé une deuxième raie, réplique Fora du tac-au-tac.
Après une seconde, elle se rend compte que sa phrase pourrait être mal interprétée.
— Je voulais dire : la raie dans les cheveux, hein ! précise-t-elle en montrant sa blessure sur le haut du crâne.
— Nous ne l'entendions pas autrement, répond Elinor avec demi-sourire.
— J'ai l'impression que vous ne prenez pas vraiment les choses au sérieux, déplore le Masque. Tout n'est-il qu'un jeu pour vous ?
Au moment où il pose la question, un filet de vapeur s'élève des dentelles de ses manches. Son costume s'embrase. Un éclair d'étonnement, puis les yeux du Masque virent au désespoir.
— J'étais si près du but, murmure-t-il, défait. Si près. Quel mal y avait-il à ce que j'existe un peu ? Que je connaisse mon quart d'heure de gloire ? Je ne demandais pourtant pas grand-chose. J'aurais pu être le visage de tous ceux qui n'en ont pas. Ceux qu'on ignore, les anonymes, les muets…
Tandis qu'il parle des flammes s'échappent de sa bouche. À son tour, il se consume et se carbonise lentement. Après quelques secondes de cette combustion silencieuse, le masque est réduit à un misérable petit tas de cendres.
— J'ai presque honte de l'avoir détruit après son petit discours, avoue Fora en regardant la pile grise.
— Il n'y a pas que le mensonge qui soit la meilleure arme des méchants, intervient la Grise-Moire. La vérité peut l'être aussi parfois…
— Mouais…
À cet instant, Fora remarque qu'un étrange aura entoure la Grise-Moire, comme si l'air vibrait autour d'elle. Comme des ondes de chaleur…
— Vous ne trouvez pas qu'il fait un peu chaud ? demande la sorcière-en-chef en s'éventant de la main.
— Ne regarde pas, la supplie Elinor.
Mais Fora n'écoute pas. Elle fixe la Grise-Moire, incrédule. Cette dernière hausse les épaules.
— Bon d'accord ! J'ai menti. Mais c'était pour la bonne cause.
— Vous n'aviez pas le droit !
— On est des sorcières, répond la Grise-Moire avec fierté. On fait ce qu'on veut. No Future. Anarchy in the UK et tout le tralala.
Un voile passe dans son regard. Elle s'interrompt une seconde, vaincue par l'émotion.
— Et puis, c'est bien connu, les sorcières, ça finit souvent dans les flammes… Il est temps de passer le flambeau, non ?
Fora voit la main d'Elinor qui lui cache la vue.
Très délicatement, les doigts de la sorcière l'obligent à tourner la tête. Elle l'accueille dans ses bras et l'étreint avec toute la violence de sa douceur.

11 mai 2020

Les Confins. Épisode 53

La main sans force de Fora se replie sur du vide. Elle a du mal à mouvoir ses doigts tant ils sont crispés. Ses yeux sondent le gouffre de ténèbres qui s'ouvre devant elle. Il n'y a rien.
Pourquoi Elinor a-t-elle demandé à être lâchée ?
Une petite voix lui apporte la réponse. De toute façon, il n'y avait plus d'espoir. Fora allait céder à l'épuisement. La sorcière lui a simplement évité de tomber avec elle.
La jeune femme se redresse comme un ressort. Une vague de colère la traverse. Pivotant sur elle-même, elle fait face au Masque de fer.
— C'est de votre faute !
— On dit : « c'est votre faute », corrige l'intéressé qui se pavane toujours, collé à la Grise-Moire. En l'occurrence, c'est ta faute, Fora. Tu le sais bien, il n'y a pas à épiloguer là-dessus. À présent, tu vas aller chercher le livre que je te demande. Sinon, cette guerre va faire une nouvelle victime…
La colère de Fora s'éteint aussitôt qu'elle est née. Après Elmaryl, et Nawal et Auriane, voilà que c'est le tour d'Elinor. Il y a comme un trou dans sa poitrine.
— Eh bien, alors ? s'enquiert le Masque. On a un gros chagrin ? Sèche tes larmes, mon enfant. Rien de tout cela n'est vrai. Bientôt, tout cela sera oublié. Tu retourneras à ta vie d'avant. Tu n'auras qu'à refermer le livre. Si tu veux, je peux même t'accompagner jusqu'à chez toi, Fora du Monde réel. Tu n'as qu'à me récupérer ce livre.
— Est-ce que je vais oublier ? souffle la jeune femme.
— Ce sera comme un rêve, promet le Masque. Imagine un cauchemar. Tu te réveilles en sueur, le cœur battant. Tu y repenses encore dans la journée et, un peu plus tard, il t'est sorti de la tête. Il en sera ainsi de la Cryptobibliothèque. Je te le promets. N'oublie pas que j'ai désormais les connaissances de la Grise-Moire…
Cette dernière veut protester mais elle ne peut que gémir tandis que la lame s'enfonce dans son dos.
— Arrêtez ! supplie Fora. Je vais le faire. J'en ai assez de toute cette violence.
Elle approche, les jambes chancelantes, de la margelle du puits. Contrairement à ce qu'elle attendait, le grimoire n'est pas très loin en contrebas. Cela ressemble à une fosse à ours.
Elle enjambe le muret et saute au fond du puits.
En bas, le tome s'agite, gonfle ses pages comme un chat son pelage. On dirait un peu le Monstrueux livre des Monstres que Hagrid fait commander à Harry pour les cours de Soins aux créatures magiques.
Cependant, à l'approche de Fora, l'ouvrage se calme et semble même faire le gros dos, aussi félin que les gigax sont canins. La jeune femme avise l'énorme chaîne de métal qui le rattache au mur.
Hésitante sur la marche à suivre, elle lève les yeux vers le Masque.
— Tu n'as qu'à tirer dessus. Pour toi, ça ne sera pas un problème. Il te suffit de le vouloir.
Elle approche donc des maillons énormes et les soulève dans sa main toujours tremblante. Elle imagine qu'ils sont faits de papier. Soudain, leur poids s'allège dans sa main. Et, quand elle tire dessus, ils se déchirent.
Alors, étonné de la facilité avec laquelle tout cela se déroule, elle s'empare du livre tout à fait dompté. Il n'est pas trop ardu de grimper au mur dont les pierres saillent de manière à lui offrir des prises bienvenues.
Une fois en haut, elle voit le Masque qui lui tend la main.
— Tu vois, murmure-t-il. Tout est simple pour toi.
Un éclat de convoitise brille dans ses yeux.
— Finalement, nous ne sommes pas très différents, toi et moi. Nous cherchons tous les deux à retourner dans le Monde réel, quel qu'en soit le prix.
Au moment où Fora va lui confier l'ouvrage, elle est prise d'une hésitation et suspend son geste.
— Mais si vous allez dans le Monde réel aussi, comment est-ce que je pourrais oublier ?
— Je ne serai qu'une histoire ! Un personnage comme les autres, répond le Masque. Allons, donne-moi ce livre.
Elle ressent une tension dans sa voix.
— Tu peux l'arrêter ! s'écrie soudain la Grise-Moire. Brûle le livre !
— Non ! hurle le Masque, soudain terrifié.
Fora recule, serrant la reliure contre elle.
— Il va disparaître en même temps, assure la Grise-Moire. Il est attaché à lui maintenant.
— Elle ment ! bave le Masque, ivre d'un soudaine rage.
Fora examine le volume qu'elle tient dans ses mains. Il lui serait si facile de le faire disparaître.
— Ne fais pas cela, petite ! supplie le Masque aux abois.
Il lève une main tremblante.
— Tu oublies que la Grise-Moire est dans le livre, elle aussi…
Fora interroge l'intéressée du regard. Cette dernière ricane joyeusement.
— Oh, le mytho ! Ne l'écoute pas, Fora !
— C'est vrai ? demande cette derrière. Vous ne risquez rien ?
— T'ai-je déjà menti ?
Alors Fora fixe l'ouvrage. Il suffirait qu'elle le veuille pour que tout se consume, à la manière de Thanos qui fait tomber en poussière les gens d'un simple claquement de doigts.
— Non !
Le Masque vient de se précipiter en avant. Il a cessé de menacer la Grise-Moire de sa dague et dégainé sa rapière. La pointe passe juste au-dessus de la tête de Fora, lui écorchant le cuir chevelu.
Heureusement, ses jambes en guimauve lui ont été utiles pour une fois. Elle a glissé à terre, évitant ainsi le coup fatal.
Roulant sur le côté, elle prend le grimoire à bout de bras. Elle peut en lire la couverture : Victor Hugo, Les Jumeaux. Ira-t-elle jusqu'au bout cette fois ?
— Brûle, murmure-t-elle.

10 mai 2020

Les Confins. Épisode 52

La mâchoire de Fora lui en tombe.
Elle en ressent d'ailleurs une douleur presque semblable à celle déclenchée par la série de bâillement qui avait accompagné le cours de géographie sur « La recomposition du territoire urbain en France : métropolisation et périurbanisation ».
Nawal, elle, n'hésite pas. Elle arme une flèche avec la vivacité de l'éclair et l'envoie en pleine tête du Masque de fer.
La plume s'envole. Le double de la Grise-Moire lève une main négligente et le trait se transforme en avion en papier ! Il change de trajectoire et poursuit sa course, loin de sa cible, se perdant dans les recoins obscurs de la Forteresse vide.
— Oh, comme c'est mignon, ricane le Masque de fer. Tu pensais réellement m'atteindre avec ce jouet ? En tout cas, bravo pour les réflexes, tu as failli me surprendre.
D'un autre geste, elle semble chasser un insecte imaginaire.
À cet instant, le sol se dérobe sous les pas d'Auriane et de Nawal. Il faut quelques secondes à Fora pour comprendre ce qui se passe : la pierre a été changée en feuille de papier.
Les deux sorcières passent à travers comme les fauves dans les cerceaux de papier au cirque. Fora les voit chuter et disparaître de sa vue, avalées par l'ombre.
Elinor, qui était juste à côté, a le temps de se jeter en avant et de se rattraper au bord encore solide. Fora ne réagit que beaucoup plus tard en se précipitant, ventre à terre, pour l'aider.
Elle n'ose pas lui toucher les mains, de peur de lui faire lâcher prise.
— Qu'est-ce que je peux faire ? demande-t-elle, tremblante.
Malgré la panique, le regard d'Elinor demeure serein.
— Prends-moi par l'avant-bras !
— C'est une drôle de proposition, murmure Fora.
— Vraiment ? Tu possèdes les ressources pour plaisanter dans un moment pareil ?
— Je sais pas faire autrement.
— C'est pour cette raison que je t'…
Fora n'entend pas la fin tellement le sang bat à ses tempes mais le mouvement des lèvres d'Elinor est éloquent. Alors, la jeune femme se penche en avant, referme ses deux mains sur les avant-bras de la sorcière, juste en dessous du poignet.
— Je te tiens !
De la dextre, Elinor lâche sa prise dans une fissure du sol et saisit à son tour l'avant-bras de Fora. Leurs peaux glissent contre les paumes.
— Je suis désolée, j'ai les mains moites ! se désespère Fora.
Cela ne paraît pas décourager la sorcière qui renouvelle le mouvement de la main gauche. Elle cesse de riper lentement vers le trou. Fora tente de la faire remonter mais elle n'est pas assez forte. Ses articulations s'étirent douloureusement sans aucun effet.
À cet instant, la voix de la Grise-Moire retentit de nouveau.
— Eh bien, on m'oublie dans toute cette histoire. Ma petite Fora, tu as encore un rôle à jouer. Mais, tout d'abord, je voulais te remercier.
— Me remercier ? fait-elle entre ses dents.
— Tout à fait. Rien n'aurait été possible sans toi. Je l'ai compris dans la cathédrale, quand tu as utilisé la Force, ou je ne sais quoi, pour faire apparaître la clé de la cage. Et dire que je cherchais encore le pouvoir de scripture chez cette sorcière et cet ange de seconde zone ! Hu hu !
C'est très étrange d'entendre le timbre si familier de la Grise-Moire tenir un discours de grand méchant. Et vraiment effrayant. Si elle n'était pas occupée à empêcher la femme de sa vie (ouah ! elle vient vraiment de penser ça ?) de tomber dans les oubliettes, Fora serait morte de trouille.
Elle entend les pas du Masque qui s'approche, poussant la Grise-Moire devant lui (ou elle, du coup).
— Je voulais te remercier. Tu m'as libéré.
— Mais j'ai rien fait ! J'ai même pas le pouvoir de scripture que tout le monde voudrait me voir utiliser !
— Oh, si, tu le possèdes ! Mais à l'état brut, sauvage ! Il te suffit d'une pensée pour qu'elle prenne vie. C'est toi qui as songé à un jumeau maléfique à la Grise-Moire.
Fora se mord les lèvres. Non ! Ce n'est pas vrai. Ou plutôt oui, mais l'idée l'a seulement effleurée pendant la mission dans l'Index.
— Cela a suffi et me voilà !
Fora note mentalement que le Masque reste un homme puisqu'il s'agit d'un jumeau et non d'un jumelle.
— J'ai été délivré par toi. Enfin, je possédais tous les souvenirs de la Grise-Moire. Et ses capacités intellectuelles. Il ne m'a pas été difficile de l'approcher pendant que vous vous battiez contre mes soldats de plomb en pensant triompher. Elle a beau être sorcière, elle craint toujours une lame bien placée.
— Si je n'avais pas eu le dos en compote, je t'en aurais retourné une, intervient la Grise-Moire, (la vraie) pour la première fois.
— Vous allez bien ? s'inquiète Fora.
— À part la dague qui me rentre dans les lombaires, je suis en pleine forme. Ne cède pas à son chantage… Aïe !
— Ne m'interromps pas, sœurette, reprend le Masque de fer. Surtout pour spoiler ! J'allais effectivement exercer un chantage sur notre petite prodige. Si tu libères le livre qu'il me faut, je ne tuerai pas la Grise-Moire.
Fora ne sait plus quoi penser. Ses forces l'abandonnent petit à petit. Ses muscles sont agités de spasmes de mauvais augure. Cependant, Elinor, toujours très calme d'apparence, lui signifie muettement de tenir encore un peu.
Alors la jeune femme tient toujours. Ce qu'elle ne ferait pas pour ces yeux verts ! M. Lyhus, le prof d'EPS, n'aurait pas obtenu le dixième de cet effort.
Fora comprend qu'elle doit gagner du temps.
— Pourquoi vous avez besoin d'un livre ? demande-t-elle.
— Oh, déplore le Masque de fer apitoyé, on a été oubliée au moment de la distribution de matière grise ? Soit, je vais me montrer grand seigneur et t'expliquer ce que j'attends de toi. À quoi bon échafauder des plans brillants si personne ne les comprend ?
— Moi, j'avais compris, fait la Grise-Moire.
Un gémissement de douleur indique que son ravisseur l'a de nouveau piquée de la pointe de sa dague.
— Je vais délier l'unicum des Jumeaux de Victor Hugo, révèle le Masque.
— Je vois pas du tout l'intérêt, avoue Fora, tandis qu'Elinor l'encourage du regard à poursuivre la conversation.
— Heureux les simples d'esprits, soupire le Masque. Ce n'est pas le manuscrit inachevé qui se trouve ici. Il ne s'agirait pas d'un unicum. Ce livre fantôme est le texte rêvé par Victor Hugo, mais qu'il n'a pas pu écrire, et qui n'a donc pas pu être publié. Si je parviens à l'amener dans le monde d'où tu viens, il ne sera plus un unicum. Je serai complet, je serai partout. Je serai immortel !
— Encore un peu, chuchote Elinor qui pâlit, à bout de force.
— Mais, reprend Fora, vous avez déjà une identité maintenant. Ça vous suffit pas ?
— Tu crois donc que j'ai rêvé d'être une sorcière empâtée ?
— Mais va te faire foutre ! s'exclame la Grise-Moire.
— Cette apparence n'est que transitoire. Je dois graver dans le marbre mon level-up en tant que protagoniste, si je puis dire.
— Mais pourquoi vous avez besoin encore de moi ? s'étonne Fora qui voit ses articulations blanchir dangereusement.
— Oh, un petit rien du tout. Tu vas simplement ôter la chaîne du livre. Moi, je ne peux pas, je suis dedans.
— Ne fais pas cela, Fora ! ordonne la Grise-Moire.
— Si tu ne m'obéis pas, je serai au regret de poignarder la Grise-Moire. Puis, je laisserai tomber ta sorcière dans son trou. Enfin, je t'exécuterai à ton tour.
— Vous êtes fort en négociation, vous ! s'exclame Fora, dépassée.
— Lâche-moi, ordonne Elinor à voix basse.
— Hein ?
— Maintenant.
Fora panique. Elle sent que la sorcière cesse de serrer ses avant-bras.
— Non ! Non ! Pas toi !
Leurs peaux recommencent à glisser l'une contre l'autre. Saloperie de mains moites !
— Maintenant, répète Elinor.
Les yeux baignés de larmes, Fora résiste tant qu'elle peut. Mais elle arrivée à l'extrême limite de sa résistance.
Elinor lui échappe.
Dans un froissement, la sorcière est brusquement avalée par l'ombre.

9 mai 2020

Les Confins. Épisode 51

Le gigax se pose dans la cour, non loin de celui de Nawal, arrivé quelques minutes avant elles. Un peu de poussière se soulève au moment où les pages du grimoire effleurent le sol.
Tout est angoissant ici.
Personne n'a dû venir depuis longtemps car le décor est couvert d'une couche de poudre grise, extrêmement fine, dernière forme de la décomposition du papier. Leurs pas s'impriment dans l'espèce de cendre quand ils foulent la terre battue.
— Pourquoi vous mettez les exemplaires uniques dans cet endroit ? demande Fora avec un frisson.
— Tu en saisiras la raison par toi-même, murmure Elinor.
Elle ne semble pas ravie d'être là. Une porte se dresse un peu plus loin, faite entièrement de fer. Auriane et Nawal sont occupées à ouvrir les deux battants qui semblent peser leur poids.
Elinor et Fora en profitent pour les rejoindre. Personne ne parle quand le portail s'entrebâille avec un grincement de mauvais augure. Des relents de renfermé et de désespoir remontent du seuil obscur.
— On y voit rien là-dedans, marmonne Fora qui n'a guère envie de s'aventurer dans des souterrains.
Ses yeux s'accoutument rapidement à la pénombre. Les décors sont de nouveau ceux des Prisons de Piranèse mais en version dark, cette fois (si, si, c'est possible). Partout ce sont des trous garnis de barreaux, des escaliers en spirales dont certaines marches manquent, des voûtes monumentales à demi effondrées, des gibets qui supportent des statues brisées au bout de leurs cordes.
— La vache, c'est super glauque !
Nawal est déjà entrée, son arc portatif à la main. Elle n'a pas eu le temps d'enfiler son casque, aussi peut-on lire sur son visage un air de détermination. Auriane lui emboîte le pas.
Quand elles parviennent sur une sorte de promontoire, elles distinguent en contrebas des profondeurs insondables où se creusent çà et là des sortes de cellules minuscules barrées de grilles.
Toute couleur semble avoir déserté les lieux.
Au centre, sur un piédestal formé d'un fût tronqué est assis un ange vêtu de lin. Il tient un livre à la main et un calice est posé à côté de lui. Il a des cheveux d'or, bouclés, qui ressemblent à des flammes. Quant à ses yeux, ils évoquent le bleu du ciel nocturne. On pourrait presque distinguer des paillettes dorées dans ses iris, qui figurent les étoiles.
Il lit d'un timbre puissant et doux, tranquille, agréable. Parfois, il vient boire à son calice pour s'humecter la gorge. Puis il reprend sa lecture. Fora tend l'oreille :
« Oh, pourquoi avait-il fallu que ce soit elle qui ouvre la lettre ? Car à présent, elle se trouvait dans une situation très inconfortable : posséder une information capitale et ignorer quoi en faire. Tout serait tellement plus simple si Rose n'avait pas épousé Khalim ! Maintenant, que cela lui plaise ou non, Lara se trouvait mêlée à cette étrange affaire. »
— Vous reconnaissez ? demande Fora, peu emballée par le style de cet extrait, mais intriguée en même temps.
Auriane hausse les épaules. Les quatre femmes descendent un escalier monumental formé par une arche agrémentée de gradins.
— Qui est-ce ? interroge de nouveau Fora en désignant l'ange du menton.
— Tu contemples Vretil, appelé également le Récitant. Il est chargé de faire la lecture aux Unica.
— Attends. Il lit des livres… à des livres ? Pourquoi ?
À cet instant, le dénommé Vretil lève la tête, ne montrant aucun signe de surprise ni d'agacement devant les visiteuses. Bien qu'il se trouve encore à plus d'une dizaine de mètres, sa voix porte parfaitement.
— Les Unica sont des livres inachevés, explique-t-il, inconnus. On pourrait les comparer à des âmes en peine. Jamais ils ne trouvent le repos, perdus dans cette demi-existence qui est la leur. Si on ne les apaise pas, ils deviennent des spectres littéraires, des Pantomimes.
— Ça a pas l'air marrant, conclut Fora, impressionnée.
Elle jette un coup d'œil dans la cellule la plus proche et aperçoit un gros volume enchaîné. L'une des mailles d'airain passe directement dans sa reliure, tandis que l'autre extrémité est soudée au mur. Fora se rejette bien vite en arrière car elle a eu l'impression que le tome grondait après elle.
— Si vous le voulez bien, je vais reprendre ma lecture. Ils ne tiennent pas longtemps dans le silence.
— Attendez ! intervient Elinor, nous avons une question !
— Oui, ajoute Fora. Qu'est-ce que vous leur lisez ?
— N'auriez-vous pas vu passer la Grise-Moire ? demande la sorcière sans attendre la réponse.
— Ah oui, ça aussi, convient Fora.
— Elle est passée tantôt avec un invité, révèle complaisamment Vretil. Ils ont demandé à voir la cellule 1837.
D'un geste vague, il désigne un recoin obscur et reprend son livre. Fora serre les dents, n'osant répéter sa question mais attendant toujours une réponse qui satisfasse sa curiosité.
L'héritier du Maraban de Sharon Kendrick, la renseigne Vretil avec un sourire.
— Jamais entendu parler. C'est un classique ?
— Parmi les romans Harlequin, en tout cas.
Fora a besoin de quelques secondes pour comprendre ce qu'on vient de lui dire.
— Vous leur lisez des romans Harlequin ?
— Il n'y a que cela qui les calme.
Puis, estimant que la conversation est terminée, l'ange recommence sa lecture :
« Elle s'approcha de la haute fenêtre et contempla sans vraiment le voir le ciel gris d'automne. Dans l'avenue, les voitures avançaient au pas, pare-chocs contre pare-chocs, mais le bruit de la circulation ne lui parvenait qu'assourdi à travers les épaisses vitres à l'épreuve des balles. Rose, une Londonienne sans histoires, tout comme Lara, était devenue la souveraine du Maraban. Cela semblait incroyable ! Un véritable conte de fées. Et, à cause d'une simple lettre, tout cela pouvait changer ? »
Nawal est déjà partie dans la direction indiquée.
De nouveau, Fora ressent la peur qui lui noue les tripes. Elles passent par plusieurs promontoires suspendus, des plates-formes cernées de statues représentant des prisonniers enchainés, traversent des galeries avec des reliefs de lions grimaçants, franchissent un pont-levis tendu au-dessus d'un brasier qui dégage une épaisse vapeur avant de parvenir devant un puits énorme, fait d'un cylindre de fonte.
Deux silhouettes sont arrêtées devant.
Au premier coup d'œil, Fora reconnaît la Grise-Moire et le Masque de fer. D'un même mouvement, comme si l'une était le reflet de l'autre, ils se tournent vers les arrivantes.
— Ah, vous voilà, fait la voix de la Grise-Moire.
Pourtant son visage n'a pas bougé d'un pouce !
Alors, le Masque de fer part d'un grand rire en contemplant les quatre femmes interdites. D'une main, il déclenche un mécanisme à l'arrière de son crâne. Un déclic métallique résonne, sinistre.
Le masque s'ouvre et tombe à terre, dans un nuage de poudre.
Ébahie, Fora aperçoit alors des traits qui sont exactement semblables à ceux de la Grise-Moire.

8 mai 2020

Les Confins. Épisode 50

Visage fermé, Elinor se redresse sans émettre le moindre commentaire. Fora la regarde. C'est déjà un adieu.
Elle n'a pas le choix, de toute façon. Sa présence n'a apporté que des problèmes. Elle n'ose même plus regarder en contrebas les restes de l'ange qu'on rassemble. Elle devra vivre avec cette culpabilité désormais.
Le cœur lourd, elle se lève et va rejoindre la sorcière auprès de son gigax. Elle voudrait lui parler encore. Tout se coince dans sa gorge, les mots et les larmes.
Au moment où elle enjambe le grimoire pour embarquer, une ombre apparaît sur le côté. C'est un souffle qui soulève ses cheveux. L'énorme Raguel est là, incongrue avec sa masse démentielle portée par ses ailes.
— Où est la Grise-Moire ? demande-t-il d'un ton pressant. Je dois l'avertir d'un problème.
— Elle est partie à votre rencontre, répond sèchement Elinor.
Sur ces entrefaites, un second gigax arrive, portant Nawal et Auriane. Cette dernière semble extrêmement anxieuse.
— Je ne trouve pas la Grise-Moire.
Fora sent un long frisson lui remonter le long de l'échine. Cela commence à devenir plus qu'inquiétant. Le sourcil broussailleux de Raguel se fronce.
— La bataille n'est pas terminée, annonce-t-il. Il n'y a nulle trace du Masque de fer parmi les victimes ennemies.
Cette fois, Fora tressaille carrément.
— Ça veut dire qu'Elmaryl est morte pour rien ? s'exclame-t-elle.
— Je vous suggère de ne plus prononcer son nom, déclare doucement l'ange.
Mais son ton est implacable. Elinor vient au secours de la jeune femme.
— L'armée des automates a été stoppée. Mais tout risque de recommencer si on ne met pas la main sur le Masque de fer pour le renvoyer dans les Confins.
Les trois sorcières, l'ange et Fora se dévisagent en silence. Ils ne savent pas quoi penser de ces dernières nouvelles, ni surtout comment réagir. Y a-t-il un lien entre ces deux absences ?
Elinor a eu la même idée :
— Mais pourquoi enlever la Grise-Moire ? Elle ne possède pas le pouvoir de scripture. En tout cas, il n'est pas assez puissant chez elle pour que le Masque obtienne ce qu'il veut.
— Il devait y avoir une autre raison, murmure Auriane.
Fora plisse le front, soucieuse.
— Tu n'as pas essayé la ruminatio pour te rapprocher d'elle ?
— Cela n'a pas marché. J'ai tout essayé.
— Mais il y a des livres partout ! s'exclame Fora. Comment est-ce qu'on peut ne pas la trouver.
— Cela signifie que le Masque l'a déjà emmenée dans le Monde réel, en conclut Raguel.
Déployant ses ailes, il quitte la rambarde et se laisse tomber dans le vide pour retrouver ses camarades. Quelques secondes plus tard, un vol d'anges passe devant elles et s'en va à travers la verrière du toit dont certains carreaux manquent, sans doute tombés avec les coups des Jacquemarts.
Toute la flotte angélique disparaît.
— Ils arriveront trop tard, murmure Auriane. Si le Masque est dans le Monde réel, on ne peut plus rien contre lui…
Fora n'y croit guère.
— Cela ne va pas. S'il avait pu y aller directement, il n'aurait pas enlevé une sorcière et un ange. Il voulait quelqu'un avec le pouvoir de scripture. Il en avait besoin.
— On en revient au même problème, intervient Elinor. Il n'a aucun intérêt à enlever la Grise-Moire dans ce cas.
Nawal prend la parole pour la première fois depuis longtemps :
— Jamais le Masque de fer ne pourrait vaincre la Grise-Moire. Il s'est passé quelque chose.
— Est-ce la Grise-Moire ne connaît pas un truc spécifique qui pourrait intéresser le Masque ? reprend Fora sans voir le temps de réfléchir à cette dernière déclaration. Je ne sais pas moi, une information à laquelle elle seule aurait accès ?
De nouveau, c'est Nawal qui répond.
— Les Unica !
Sans un mot, elle fait virer son gigax et part en quatrième vitesse, Auriane comme passagère. Presque aussi rapide, Elinor fait décoller le sien. Prise de court, Fora saute à son tour sur le dos du grimoire.
Elles partent sur les chapeaux de roue (ou leur équivalent en livre).
Malgré les circonstances, Fora goûte au bonheur retrouver d'être proche de la sorcière.
Le gigax s'élève rapidement et passe à son tour à travers les verrières qui évoquent maintenant un damier avec leur alternance presque régulière de cases vides et de cases pleines.
Un vent frais, épargné par les fumées des livres consumés accueille la jeune femme en hauteur. Elle se penche vers la pilote et demande :
— C'est quoi, les Unica ?
— Ce sont les livres qui n'existent qu'en un seul exemplaire parce qu'ils n'ont jamais été publiés. On n'a que des manuscrits inachevés. Certains ont même été seulement imaginés par leurs auteurs.
Fora comprend qu'on les mette de côté. Elle imagine déjà un écrin magnifique pour accueillir ces trésors. Ils se trouvent sans doute dans la tour, là-bas, qui évoque celle de Pise, mais droite.
Pourtant, Elinor vire de bord.
Elle s'approche du rivage et poursuit sa route au-dessus de l'océan papélaire.
— On va où ?
La sorcière ne répond pas. Elle essaie de refaire le raisonnement de Nawal. Auriane n'a pas pu se rendre auprès des Unica par ruminatio parce qu'ils ne contiennent aucun texte qu'elle connaîtrait par cœur. Tout se tient.
Après quelques minutes de vol à vive allure, Fora aperçoit une île au loin. Sa surface est entièrement occupée par une forteresse et se remparts. À l'une des extrémités battues par les vagues furieuses, se dresse le fort au plan carré, flanqué de trois tours cylindriques. Un mur d'escarpe blanc entoure l'îlot.
— On dirait le Château d'If, murmure Fora.
— Bienvenue dans la Forteresse Vide, répond Elinor.

7 mai 2020

Les Confins. Épisode 49

Hébétée, Fora regarde brûler Elmaryl. Elle n'arrive pas à y croire.
Les odeurs de brûlé et de métal chauffé lui remontent dans la gorge et lui font pleurer les yeux.
— Elle… Elle est morte ?
La Grise-Moire hoche la tête.
— Les anges sont tout aussi liés à la Cryptobibliothèque que sorcières.
— Vous auriez dû me le dire !
Elle sent sa voix se briser.
— Nous te l'avons dit, reprend la Grise-Moire. Je te l'ai dit…
Elle soupire.
— Bon, il faut que j'aille voir les anges et leur présenter mes condoléances, histoire de vérifier qu'on n'est pas en train de se préparer un incident diplomatique. En tout cas, on peut se réjouir : on a gagné. Youhou…
Elle s'éloigne lentement. Ses gestes sont raides comme si son dos la faisait beaucoup souffrir. Elle disparaît, épaules lasses, dans l'obscurité.
Fora se rend compte qu'elle est assise en tailleur par terre, sans se rappeler comment elle en est arrivée là.
— Comment est-ce qu'on en est arrivé là ? interroge-t-elle à voix haute.
— Comme pour tout, répond Elinor. Avec des choix.
Soudain inquiète, Fora lève les yeux vers ceux de la sorcière, essayant de sonder ses prunelles vertes. Elle n'y lit pas de répugnance, ni de mépris. Seulement de la tristesse et de la compassion.
Même cela, c'en est trop pour Fora qui se détourne. Elle ne mérite pas qu'on s'apitoie sur son sort à elle. C'est plutôt Elmaryl qui…
Son cerveau bugue.
Elle aspire l'air de force car ses poumons s'écrasent dans sa poitrine. L'impression d'étouffer. Toutes ces fumées, c'est insupportable.
Glissant la tête entre les barreaux de la rambarde, elle observe le sol en contrebas. Ce ne sont plus que des plaques de cuivre à demi-fondues et des pages noircies que la moindre brise vient pulvériser.
— Le feu est contenu, explique Elinor. La Cryptobibliothèque est sauvée. Cela prendra du temps, mais les livres qui étaient ici reviendront. Il suffit d'une lecture, d'un souvenir de lecture, et les pages commencent à se remplir. Contemple donc ceci.
Elle lui montre deux ouvrages. Il s'agit de La Peste de Camus et du Hussard sur le toit de Giono.
— Quelques secondes plus tôt, l'un et l'autre n'étaient plus que des fibres carbonisées, emportées par le vent, fait Elinor, émerveillée.
En effet, les restes de pages carbonisées volent en tous sens comme une poussière noire.
— J'ai lu aucun des deux, avoue Fora en reniflant.
Un pâle sourire flotte sur le visage d'Elinor.
— Chacun évoque une épidémie. La peste et le choléra. Je pense que les gens les lisent plus volontiers ces romans précis en ce moment.
Tout en l'écoutant parler, Fora voit le papier se régénérer lentement. Le noir redevient blanc, l'encre s'y dessine à nouveau.
Une angoisse lui serre la gorge.
— Et Elmaryl ? Est-ce qu'elle va… ?
Elinor ne répond pas mais tout son visage exprime une négation.
— Mais c'est affreux ! Elle s'est sacrifiée pour moi !
— Pour nous, rectifie la sorcière. Pour la Cryptobibliothèque.
— Elle aurait pas dû !
— Si elle n'avait pas été aussi prompte, quelqu'un d'autre l'aurait devancée. Moi, peut-être.
— Toi ?
Fora sent un grand froid l'envahir. Elle se met à claquer des dents.
— Je crois que je vais vomir…
Elle se penche de nouveau sous la rambarde.
— Évite ce côté, je t'en prie.
Prise de court, Fora relève la tête.
— Hein ?
— Ne va pas rendre sur les ouvrages en cours de résurrection. Cela les abîmerait. En outre, les anges ont entrepris de collecter la Poussière d'Elmaryl.
— Hein ? répète Fora.
Son regard tombe sur le bas de la pièce. En effet, des anges sont là, fouillant dans les débris incendiés, sans craindre de se brûler les mains. Ils recueillent une sorte de poudre brillante dans le creux de leurs paumes qu'ils rassemblent progressivement.
— Quand un ange meurt, il tombe en Poussière, précise Elinor.
Fora remarque que certains anges lèvent les yeux vers elle et lui adressent des coups d'œil peu amènes. Elle les comprend. En cet instant, elle n'a pas une très haute opinion d'elle-même.
Cette victoire a des relents d'échec lamentable, mâtiné d'amertume.
— Je sers vraiment à rien, murmure Fora. Depuis que je suis ici, on m'a demandé un truc. Un seul. Et j'ai été incapable de le faire…
— Nous avons sans doute trop exigé de toi, répond Elinor. Après tout, tu n'es des nôtres que depuis quelques jours.
— Quelques jours ? s'étonne Fora. Je pensais qu'il s'était passé quelques heures seulement.
La sorcière l'observe longuement.
— Tu as mis le pied dans la Cryptobibliothèque depuis plus d'un mois.
Fora se dresse soudain.
— Quoi ? Mais je croyais que le temps passait plus vite ici ! Comme dans les rêves. On a l'impression de dormir pendant des heures et ça ne dure que quelques minutes.
Surprise par la violence de sa réaction, Elinor sourcille.
— Nous ne sommes pas dans un rêve, Fora.
— Mais dans les livres, c'est pareil. Quand tu lis, l'histoire dure des années mais t'as passé seulement deux ou trois heures dans ton canapé.
— J'ignore quoi te répondre. Tu n'as pas vu le temps passer, voilà tout.
— Non, mais tu imagines la panique de mes parents ? Il faut que je rentre tout de suite !
Cette fois, Elinor paraît choquée. Une légère rougeur colore ses joues. Ses lèvres se crispent et ses narines frémissent d'une colère rentrée.
— Nous l'avons effectivement emporté, concède-t-elle en détournant le regard. Il n'y a plus rien pour te retenir ici.
Fora va pour protester.
Une pensée vient cependant censurer son impulsion. Cet arrachement qu'elle ressent au fond d'elle-même est peut-être un moindre mal. Il est temps de partir avant que la douleur ne devienne insupportable.
La fin d'Elmaryl va déjà la hanter jusqu'à la fin de ses jours. C'est à cause d'elle que la florule est arrivée jusqu'ici et que les Confins ont commencé à se déverser dans la Cryptobibliothèque. Cela fait trop lourd à porter.
L'amour, c'est comme un sparadrap. Ça protège les blessures, mais il vaut mieux l'arracher d'un coup sec.
Fora secoue la tête. Ses images sont pathétiques. Pourtant, elle ne parvient à émettre qu'une unique phrase.
— S'il te plaît, ramène-moi à la maison.

6 mai 2020

Les Confins. Épisode 48

— Pardon ? demande Fora, estomaquée.
— Il te faut lancer l'étincelle qui détruira ces automates, reprend tranquillement Elinor.
— Mais je suis pas venue pour faire des autodafés !
La sorcière soupire et se détourne.
— Je vous avais avertie qu'elle s'y refuserait…
Alors, la Grise-Moire sort de l'ombre. Elle a dû arriver par l'un des accès de cette corniche. Le visage peiné, elle reste silencieuse. Fora n'y comprend plus rien.
— J'aurais jamais cru entendre ça de votre part. Vous devriez être les dernières à proposer un truc pareil !
— Il n'y a que toi pour le faire. Nous sommes trop liées à ces livres désormais. L'encre coule dans notre sang. C'est le prix à payer pour notre sorcellerie. Détruire ces livres reviendrait à détruire une part de nous-mêmes, expose la Grise-Moire.
Fora secoue la tête, interdite.
— Mais on ne brûle pas les livres !
— Pourquoi ?
— C'est… c'est un truc de nazis !
La Grise-Moire lève les yeux au ciel.
— Ah oui, direct au point Godwin. Tu ne fais pas dans la dentelle, Fora. Écoute, on ne va pas renoncer à des lois de protections de la nature et des animaux sous prétexte que les nazis ont promulgué des législations sur ces sujets…
— Mais c'est pas pareil ! se défend Fora. Protéger la nature, c'est une bonne cause !
— Qui te dit que détruire ces livres n'en est pas une ?
La jeune femme recule vers la rambarde, observant les sorcières comme si elles étaient devenues folles. Elle n'en revient pas. Comment osent-elles envisager aussi froidement cet acte barbare ?
Des pensées se précipitent dans sa tête. Elle revoit le passage de Candide où l'on fait un bel autodafé. Et puis le film Fahrenheit 451 (elle n'a pas encore lu le roman).
Elle songe également à ce détective espagnol, Pepe Carvalho, qui crame un bouquin dans chaque enquête, après l'avoir choisi avec soin. Elle a vu la vieille série diffusée sur Arte. Cela a été un choc pour elle. Aujourd'hui encore, elle ne comprend toujours pas son geste.
— Fora, l'appelle la Grise-Moire, je suis la première à verser ma petite larme quand la bibliothèque d'Alexandrie brûle dans Agora. À chaque vision du film. Ici, il ne s'agit que de quelques exemplaires.
— Il y en a des milliers !
— Pour en sauver des milliards d'autres ! Tu te focalises sur l'acte alors que c'est l'intention qui compte. Nous ne brûlons pas ces livres pour des raisons de censure, ou par haine. Les livres ne sont pas sacrés. La Cryptobibliothèque, oui, à la rigueur. Pour le reste, ce n'est qu'un peu de papier, de colle et de cuir.
Des craquements métalliques montent du fond de la Salle de lecture. Les Jacquemarts sont en train de se dégager des tonnes de volumes lâchées sur eux. La Grise-Moire s'avance et lui effleure l'épaule d'un doigt, mais ce seul contact suffit à bouleverser la jeune femme.
— Écoute, nous sommes pressées par le temps. Les automates vont bientôt reprendre leur ascension. Ils vont continuer à répandre la florule partout. Vois ça comme une stérilisation un peu brutale.
— Les nazis aussi ont des images organiques, marmonne Fora.
Un tremblement la prend, suivi d'une nausée.
— Je suis désolée, je ne peux pas…
— Même si on te dit que les livres reviendront ? Il suffit qu'une personne s'en souvienne pour que l'exemplaire réapparaisse. Rien ne sera perdu.
— Je peux pas prendre le risque. En plus, je suis même pas sûre d'avoir le pouvoir que vous m'attribuez.
Un coup de vent soulève ses cheveux. Elmaryl vient d'atterrir sur la rambarde, ailes déployées.
— Alors ? On ne va plus tenir les portes très longtemps.
— Fora refuse, annonce la Grise-Moire.
L'ange hoche la tête, grave.
— D'accord, dit-elle.
D'un geste souple et ample, elle dégaine l'arme de son dos et la lame se met aussitôt à flamboyer. Fora recule, sentant le souffle sec et brûlant sur sa peau.
— Tu vas me tuer ? bafouille-t-elle. Me menacer ?
— « Ceux qui vivront par l'épée, périront par l'épée », cite Elmaryl.
Elle se redresse et bat des ailes. Ses boucles noires se soulèvent.
— Adieu, murmure-t-elle.
Alors, elle s'élève dans les airs, majestueuse. En cet instant, elle a vraiment l'air d'un ange. Version exterminateur plutôt que gardien, mais ange quand même.
Elmaryl plonge dans le vide, sabre au clair.
Elle vole en piqué, droit sur l'amas de Jacquemarts.
— Qu'est-ce qu'elle fait ? interroge Fora précipitamment.
Personne ne lui répond. Toutes les sorcières ont les yeux fixés sur le sol encombré de la salle.
Elmaryl plane tel un oiseau de feu, traçant un sillage ardent derrière elle. Du tranchant, elle taille dans la foule emmêlée des automates. Un sillon de feu ouvre la pièce en deux, comme si Moïse était soudain devenu pyromane.
Sous la chaleur extrême dégagée, les pages se recroquevillent, noircissent, fument et se carbonisent. Les membres métalliques rougissent et fondent. On dirait le final de Terminator 2. Des bras s'agitent et retombent en gouttes lourdes, presque dorées. Des visages se liquéfient, un peu à la manière de la fin des Aventuriers de l'Arche perdue.
Le spectacle est ignoble. Les traits ramollis des Jacquemarts paraissent doués d'une vie propre et leurs masques grimacent de douleur. Les mains de Fora se crispent sur la rambarde. Malgré sa répulsion, elle ne peut détacher son regard du massacre.
Et puis, horrifiée, elle se rend compte d'un phénomène étrange. Ce ne sont plus seulement l'épée, les livres, les automates qui se consument. Les ailes d'Elmaryl sont en feu ! Ses rémiges se prolongent de flammèches étranges, rayonnantes. Les boucles noires s'embrasent à leur tour.
Avec un cri muet, l'ange tombe dans l'enfer liquide.

5 mai 2020

Les Confins. Épisode 47

C'est la chute !
Les doigts de Fora ont glissé sur les couvertures et elle tombe en arrière. L'aspect positif, c'est qu'elle ne voit pas dans quoi elle va atterrir, dix mètres plus bas.
Les rayons défilent devant ses yeux.
Et puis, le choc.
Mais c'est trop tôt ! Elle avait encore du chemin à parcourir avant d'atteindre le sol. Une douleur lui remonte de l'arrière-train. Elle vient d'atterrir sur un gigax conduit par Elinor, laquelle se tourne vers elle.
— Comment te sens-tu ?
— Comme quelqu'un qui vient de se fracasser le coccyx !
La sorcière semble en déduire que tout va bien. Elle laisse chuter son grimoire avant de le faire reculer. En effet, face au mur, elle ne peut manœuvrer. Fora s'accroche quand elle comprend que la pilote va tenter une marche arrière.
Les pages frôlent les Jacquemarts en bas. Fora voit même une masse passer très près de sa jambe gauche au moment Elinor redresse la trajectoire.
Le gigax poursuit sa course et commence à remonter, toujours à reculons. Ça va finir en looping inversé !
Non, à mi-hauteur, estimant qu'elle s'est assez dégagée de la paroi, Elinor s'arrête. Puis, après une seconde d'apesanteur, le gigax repart en avant. Fora pense soudain très fort à la Galère du Parc Astérix.
Elles foncent droit vers le mur du fond ! Les livres s'approchent à une vitesse hallucinante.
— Tire sur le manche ! hurle Fora.
— Ce modèle possède un tout autre équipement, réplique Elinor d'un ton mutin.
Fora n'est pas sûre de saisir le sous-entendu (ou plutôt, elle préfère ne pas le saisir).
Au dernier moment la sorcière tire sur les signets et livre redresse sa course. Le grimoire remonte brusquement en chandelle. La force centrifuge menace à tout moment de jeter Fora dans le vide. Elle se cramponne violemment à Elinor qui use de tout son savoir-faire pour maîtriser son véhicule.
Enfin, elles parviennent dans les étages supérieurs et le gigax cesse de bouger dans tous les sens. Elinor le pose délicatement sur une corniche.
Fora en descend, soulagée, ou plutôt glisse sur le côté, les guiboles en fromage blanc. Elle tombe une nouvelle fois sur les fesses en se félicitant d'être correctement pourvue de ce côté-là.
Elinor saute à terre et ôte son casque.
— As-tu suivi la manœuvre ? Je viens d'établir une toute nouvelle figure de voltige aérienne sur gigax !
— Je suis super contente pour toi, balbutie Fora. Et puis, tu m'as sauvée aussi, quand même…
— Certes, convient la sorcière avec une fausse modestie évidente.
— Si j'arrivais à marcher, je te sauterais dans les bras sur-le-champ.
Elinor lui sourit en retour. Elle semble heureuse. Et son bonheur effraie Fora.
À force de voir des séries, elle sait que le moment où l'on se croit le plus comblé précède le drame le plus total. Comme Fred dans la saison 5 d'Angel (Joss Whedon est vraiment un enfoiré).
Elle relève les yeux vers Elinor et frissonne tant elle la trouve belle. Des larmes lui montent aux yeux.
— Serais-tu blessée ? s'inquiète la sorcière.
— Non, c'est juste que…
Elle ne parvient pas à en dire plus. Elinor s'agenouille devant elle, ses cheveux noirs retombant devant ses joues. Et derrière le feu vert de ses iris. Fora voudrait que cette instant dure toute une vie.
Soudain, la sorcière tourne la tête.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— N'as-tu pas entendu ?
Fora tend l'oreille. Les coups sourds des marteaux, qui faisaient trembler la salle de lecture jusque dans ses fondations, ont brusquement cessé. Un court silence envahit l'espace.
Pendant une seconde, Fora a l'impression d'être seule au monde avec sa sorcière bien-aimée.
Puis le martèlement reprend, désordonné, chaotique. Elinor se redresse et court regarder par-dessus le garde-fou. Fora parvient enfin à se lever et la suit, toujours chancelante. En jetant un coup d'œil en contrebas, elle découvre une nouvelle scène inattendue.
Les automates se servent désormais de leurs masses comme de piolets.
Ils frappent la paroi de toutes leurs forces, jusqu'à enfoncer les coins de métal dans le papier. Une fois leur outil fiché dans les livres, ils se hissent. Puis, appuyés sur leurs pieds, ils détachent l'arme et attaquent un peu plus haut. Ainsi, ils grimpent lentement sur les murs. Ils rampent à la verticale à la manière des poissons d'argent dans leur termitière.
— On en sera jamais débarrassés ! déplore Fora.
— Prends donc ton mal en patience.
Elinor ne paraît pas trop inquiète, juste tendue et concentrée. Elle observe la foule des automates qui se presse dans la salle de lecture. Ils sont des centaines au niveau du sol, sans compter ceux qui sont en pleine varappe. Et d'autres ne cessent d'arriver par les portes ouvertes.
— On fait quoi maintenant ? demande Fora. On leur sert le thé ?
— Je songeais plutôt à leur proposer de la lecture, réplique Elinor.
Elle lève le bras, comme pour lancer un signal.
Alors, des dizaines de sorcières apparaissent soudain depuis tous les recoins élevés de l'édifice.
Vers l'entrée, le portail immense referme sous la poussée de plusieurs gigax. Les battants claquent avec un bruit terrible. À présent, les Jacquemarts sont enfermés.
— Lancez ! ordonne Elinor.
Un livre tombe du ciel (enfin, pas vraiment, hein) et vient heurter la tête d'un automate, enfonçant le métal. Puis un autre. Et encore un autre.
Sur tous les murs, des volumes sont jetés, les plus lourds possibles, par les mains des sorcières. Une vague de papier croule sur les Jacquemarts amassés. Il y en a de plus en plus.
Des bruits de métal embouti s'élèvent. Les marteleurs se font marteler à leur tour !
Ne comprenant rien, ils tentent de poursuivre leur escalade. Mais, à la manière des assiégeants de château-fort, les projectiles les obligent à dévisser. Ils s'écrasent plus bas, sur leurs semblables.
C'est maintenant une tempête de tomes qui s'abat sur eux. Avec la hauteur, les livres font plus de dégâts que des pierres. L'armée de Jacquemarts, lapidée, accuse le coup.
On voit la troupe disparaître sous des piles à lire, ensevelie. Seuls des bras et des jambes de métal émergent çà et là de l'avalanche papélaire.
Elinor se tourne vers Fora, le regard brillant.
— À toi de porter le coup fatal.
— Hein ? fait Fora en regrettant de ne pas travailler davantage ses répliques.
— Use de ton pouvoir pour les achever… Brûle-les.

4 mai 2020

Les Confins. Épisode 46

Fora ne bouge toujours pas.
Sa dernière heure est arrivée. Elle va bientôt fermer les yeux pour ne pas voir la suite. Ce serait le bon moment pour avoir une révélation profonde sur le sens de la vie.
Au lieu de cela, Fora songe qu'elle emmènerait bien Elinor manger une glace dans un endroit où l'on propose des coupes énormes avec de la crème chantilly, de la sauce au chocolat chaude et des pailles et des cigarettes russes.
L'automate ne se presse pas. Il sait que sa proie ne s'échappera plus. Ses bottes de cuivre frappent les pavés de cuir. Il lève son marteau énorme.
Au moins, ça ne va pas durer longtemps. Un seul coup et le cerveau de la jeune femme va décorer les reliures, façon Pollock.
Elle n'arrive même pas à clore les paupières.
— Je vais rater ma mort en plus, maugrée-t-elle.
À cet instant, un sifflement retentit. Une flèche surgit et frappe la tête du Jacquemart, lui ouvrant sa joue de métal. Des lèvres déchiquetées apparaissent à l'endroit de la blessure, sans doute couvertes de bactéries du tétanos.
Contrairement au T1000, il ne se répare pas tout seul. C'est déjà ça.
Néanmoins, l'impact ne l'arrête pas. C'est à peine s'il marque une pause avant de poursuivre son geste.
En son for intérieur, Fora remercie Nawal de lui avoir ménagé quelques secondes de vie supplémentaires. C'est toujours ça de pris.
Tout à coup, une ligne apparaît au niveau du cou de la machine, comme si un ouvrier invisible était en train de souder sa tête à son corps. Il y a même un peu de fumée et de rougeoiements.
Le crâne glisse alors sur le côté et l'automate en fait dessoudé s'immobilise enfin.
Le visage d'Elmaryl apparaît derrière le corps décapité, les ailes entièrement déployées, brandissant son épée de feu. Fora se dit que l'ange a quand même la classe.
— Cours.
La voix est calme, posée mais pressante. Cette fois, ses jambes se remettent à lui obéir. Fora tourne les talons et commence à tracer grave en direction de la salle de lecture.
Au début, elle manque trébucher à plusieurs reprises, tellement ses jambes sont ankylosées. Et puis la chaleur revient dans ses cuisses. Elle entend les gigax virevolter autour d'elle.
— Qu'attendais-tu ? lui crie Elinor, alarmée, en passant à la verticale.
— Une réponse musculaire ! Mais le temps de réaction était pas tip-top !
— Ne t'interromps plus désormais !
Comme si elle en avait envie !
Fora speede de toute sa vélocité. Rapidement, ses muscles ne chauffent plus mais brûlent douloureusement. De même que sa poitrine et sa gorge. Si elle avait su que l'EPS lui serait un jour utile…
Derrière elle montent des martèlements. On dirait que les automates sont remontés comme des CRS face à des soignants en grève ou des jeunes de banlieue.
Du coup, comme elle est un peu de banlieue, Fora retrouve un regain d'énergie.
Elle distingue la silhouette immense de la salle de lecture qui ressemble à une basilique romaine. Le portail se rapproche de plus en plus.
Fora va finir avec la langue en cravate. Elle n'a plus une goutte de salive dans la bouche, son corps n'est qu'une longue courbature et son ventre s'est transformé en un gigantesque point de côté.
Hélas ! Elle n'a pas regardé et elle trébuche de nouveau. Cette fois, elle tombe brutalement. Sur le ventre, comme un plat à la piscine. Inutile de lui demander comment elle a fait son compte, elle l'ignore.
Elle reste là un moment, affalée, hors d'haleine, le souffle coupé.
— Relève-toi ! lui hurle Elinor d'en-haut.
— Je fais ce que je peux ! rétorque Fora.
Enfin, c'est ce qu'elle aimerait bien lui rétorquer. Au lieu de cela, elle émet une espèce de brame d'agonie. À moins que ce ne soit le cri d'amour du phoque. Cela fait :
— Baaaaaeuuuurgh !
Heureusement, elle a atterri sur ce mignon bourrelet qui ne l'a plus jamais quittée depuis ses onze ans, au moment de l'entrée en sixième, et qu'elle appelle son « petit bidou ». Cela a amorti la chute.
Se redressant, elle reprend la course, ne voyant plus rien à cause des cheveux qui lui arrivent dans les yeux. Il ne reste plus beaucoup de distance à parcourir.
Un coup d'œil rapide en arrière lui apprend que les Jacquemarts se sont approchés mais demeurent tout de même hors de portée.
Enfin, elle entend ses pas résonner sous l'espèce d'arche qui entoure le portail. Elle pénètre dans la salle de lecture, ses semelles claquant sur le sol pour témoigner de son épuisement.
Fora traverse la pièce immense sous le regard de Wonder Woman qu'elle trouve un brin condescendant.
À bout de forces, elle va s'écrouler contre le mur du fond. Elle s'adosse aux briques livresques, ouvrant la bouche pour avaler quelques goulées d'air en déficit. Jamais elle n'a autant couru de sa vie.
Vers le portail, les automates commencent à arriver.
Ils ne s'intéressent aucunement aux ouvrages qu'ils pourraient détruire. Ils n'ont d'yeux que pour elle. En un flot aux reflets cuivrés, ils inondent la salle, débordent sur le mobilier.
— Euh, les filles ? Ils se rapprochent drôlement, non ?
Elle lève les yeux au ciel sans apercevoir le moindre gigax.
— Les filles ?
Pas d'ange non plus pour lui sauver la mise cette fois. Ça commence à sentir le roussi…
Les automates se pressent les uns contre les autres, se frottant avec des petites étincelles. Cela sent le métal chauffé.
— Je refuse de crever comme ça ! s'emporte Fora.
Elle pivote et fait face au mur. D'une main, elle attrape une reliure qui dépasse et se hisse. Bon, déjà dix centimètres de gagnés.
Elle recommence en essayant de ne pas songer aux Jacquemarts qui continuent de déferler. Ils s'entrechoquent avec des bruits de casse automobile. Fora prend appui sur un gros dictionnaire qui dépasse.
— Désolé, Robert, s'excuse-t-elle.
Elle grimpe encore un peu. Un mètre. Deux.
En bas, les automates ont recommencé à frapper. Sûrement frustrés de ne pas avoir Fora sous la main, ils se défoulent sur le reste. Alors ils tapent sur tout ce qui ne bouge pas.
Une forte vibration s'empare de la paroi. Et la jeune femme finit par comprendre que, loin de se défouler gratuitement, les Jacquemarts ont un plan. Ils veulent la faire tomber.
D'ailleurs, ils sont en passe de réussir.
Ils viennent de trouver leur rythme. En frappant tous en même temps, comme des milliers de métronomes qui s'alignent peu à peu, ils ne donnent plus qu'un coup sourd et énorme.
À présent, ils cherchent à entrer en résonance avec le bâtiment. Voilà comment ils ont réussi à faire s'effondrer d'autres édifices de la cité !
Fora sent le mur osciller sous ses mains. Elle a l'impression que les reliures sont prises d'un frisson, à la manière des vaches qui chassent les mouches d'une contraction nerveuse des flancs.
— Bordel, je vais me casser la gu…
Et elle joint le geste à la parole.

3 mai 2020

Les Confins. Épisode 45

— Qu'est-ce que je suis censée faire, alors ? demande Fora.
— Nous savons que tu constitues la cible privilégiée du Masque de fer. Aussi lancera-t-il toutes ses troupes après toi s'il en vient à t'apercevoir.
— Donc, j'y vais et je fais coucou ?
— À peu de choses près.
Fora n'est pas ravie de jouer un tel rôle. Avoir toute l'attention tournée vers elle n'est pas ce qu'elle préfère. Ça demande une grosse confiance en soi ou une certaine inconscience. En plus, dans son cas, elle risque d'y laisser sa peau.
— Nous serons à tes côtés à chaque instant, reprend Elinor qui a compris ses doutes. Nawal et moi nous tiendrons prêtes à t'arracher aux Jacquemarts si jamais ils parvenaient à te rejoindre.
— C'est un plan complétement moisi !
Pour toute réponse, Elinor émet un sifflement sonore. Son gigax accourt, ou plutôt arrive à tire-d'aile. Surgi de nulle part, il se place face à la balustrade à laquelle Fora est appuyée et semble tendre l'encolure.
D'un bond souple, la sorcière saute sur le dos de cuir. Elle tend la main à Fora.
— Viens, mon aimée.
Fora en reçoit comme un coup en plein plexus. C'est la première fois qu'on lui dit une chose pareille. Elle tend la main, frémissante. Elinor l'aide à grimper à son tour.
— Si tu me dis des trucs comme ça, je te suis au bout du monde.
— Jusqu'aux Confins ? plaisante la sorcière.
— Et au-delà, répond Fora en lui serrant la taille.
Une idée la prend soudain :
— Putain, ça veut dire qu'on va mourir ?
— Pourquoi dis-tu cela ?
— En général, on se fait des déclarations avant un adieu définitif…
— Le propre d'un adieu est d'être définitif.
— Tu vois ce que je veux dire !
Elinor dirige son gigax sur le côté et plonge vers le sol. Encore une fois, Fora a l'impression de faire du saut à l'élastique sans élastique. Elle est rassurée quand le grimoire touche enfin le sol, à côté de Nawal.
Cette dernière chevauche également sa propre monture. Elle a préparé son arc amovible et enclenché une flèche à son bras. D'un hochement de tête, elle salue Fora qui répond par le même geste.
— Toi aussi !
La sorcière enfile une cagoule qui ne laisse apparaître que ses yeux. À présent, elle a vraiment l'air d'une ninja. De l'autre côté, Elinor a coiffé son casque de samouraï, dérobant sa bouche aux yeux de Fora.
— J'aurais bien aimé te… une dernière fois…
Un éclat passe dans les yeux émeraude.
— Nous aurons des myriades d'occasions plus tard, fait la voix chaude derrière son masque de métal.
— Tu promets ? demande Fora.
Mais déjà, les gigax ont décollé. Ils flottent comme deux drones au-dessus d'elle. La jeune femme inspire longuement. Elle se sent nue. Une arme n'aurait pas été de trop. Une armure à la rigueur.
Tournant le dos à salle de lecture, elle franchit le grand portail en ayant le sentiment de marcher à l'échafaud. Ses pieds sont lourds. Elle est bottée de marbre.
Franchissant le seuil immense de l'édifice, elle sent des milliers de regards se poser sur elle. Les sorcières demeurent invisibles et pourtant bien présentes. Les arbres même, dans les petits parcs, semblent retenir leur souffle.
Au loin, la rumeur des combats s'atténue.
Plus elle avance, plus la trouille monte en elle. Fora est obligée d'effleurer ses lèvres de ses doigts pour y retrouver un peu de courage et du souvenir d'Elinor.
Ses pas résonnent sur les bâtiments et rejoignent les battements de son cœur. Toute la cité est en pleine crise de tachycardie. Son esprit, extravagant toujours dans ces moments-là, lui rappelle que c'est le nom du royaume dans Le Roi et l'Oiseau.
Tout de même, les Jacquemarts font un sacré raffut, là-devant.
Soudain, Fora grimpe une petite éminence et son regard embrasse soudain tous les quais. Un spectacle de désolation s'offre à elle. Les automates ont massacré les livres à coups de masse, comme des pilons furieux. Ils ont concassé les pages en une pâte dégueulasse.
Ils continuent de frapper pourtant, acharnés. On dirait que leur vie en dépend. Le pire, ce sont leurs visages figés dans le cuivre, sans expression aucune qui permettrait de comprendre l'origine de cette rage. Leur fièvre de destruction a déjà abattu un pan entier de mur et un kiosque a été totalement rasé.
Des feuilles collent à leurs masses de bronze, certaines leur couvrent le visage, comme pour les aveugler. Rien de tout cela ne les arrête. Ils cassent le monde. Fora ressent presque dans sa chair la mutilation sacrilège des ouvrages.
Sans pouvoir s'en empêcher, elle leur crie d'arrêter.
Sa voix se casse aussitôt. Elle n'émet qu'un hurlement étranglé et se fait mal à la gorge.
Pourtant, l'un des Jacquemarts interrompt sa sinistre besogne. Lentement, avec de petits à-coups, comme mue par des rouages mal huilés, sa tête pivote en direction de Fora.
Son visage de métal s'arrête brusquement.
Puis, c'est tout le corps qui tourne pour se mettre en bonne position. L'automate avance vers la jeune femme.
Derrière lui, d'autres suspendent leur broyage et suivent le même chemin.
Fora reste figée.
— Fuis ! lui hurlent toutes les fibres de son corps.
Son cerveau est d'accord. Ce sont ses jambes qui ne foutent rien !
— Allez ! s'encourage-t-elle.
Les Jacquemarts approchent. Ils ne sont guère rapides mais aucun obstacle ne semble les ralentir. Ils traversent les embûches sans marquer le pas. Le plus en avant avance droit vers un banc, d'un geste négligent de son marteau, il l'écarte. Enfin, il le pulvérise.
— Je suis vraiment pas faite pour ça, murmure Fora entre ses lèvres.
Et, tétanisée, elle ne bouge toujours pas.