9 mai 2020

Les Confins. Épisode 51

Le gigax se pose dans la cour, non loin de celui de Nawal, arrivé quelques minutes avant elles. Un peu de poussière se soulève au moment où les pages du grimoire effleurent le sol.
Tout est angoissant ici.
Personne n'a dû venir depuis longtemps car le décor est couvert d'une couche de poudre grise, extrêmement fine, dernière forme de la décomposition du papier. Leurs pas s'impriment dans l'espèce de cendre quand ils foulent la terre battue.
— Pourquoi vous mettez les exemplaires uniques dans cet endroit ? demande Fora avec un frisson.
— Tu en saisiras la raison par toi-même, murmure Elinor.
Elle ne semble pas ravie d'être là. Une porte se dresse un peu plus loin, faite entièrement de fer. Auriane et Nawal sont occupées à ouvrir les deux battants qui semblent peser leur poids.
Elinor et Fora en profitent pour les rejoindre. Personne ne parle quand le portail s'entrebâille avec un grincement de mauvais augure. Des relents de renfermé et de désespoir remontent du seuil obscur.
— On y voit rien là-dedans, marmonne Fora qui n'a guère envie de s'aventurer dans des souterrains.
Ses yeux s'accoutument rapidement à la pénombre. Les décors sont de nouveau ceux des Prisons de Piranèse mais en version dark, cette fois (si, si, c'est possible). Partout ce sont des trous garnis de barreaux, des escaliers en spirales dont certaines marches manquent, des voûtes monumentales à demi effondrées, des gibets qui supportent des statues brisées au bout de leurs cordes.
— La vache, c'est super glauque !
Nawal est déjà entrée, son arc portatif à la main. Elle n'a pas eu le temps d'enfiler son casque, aussi peut-on lire sur son visage un air de détermination. Auriane lui emboîte le pas.
Quand elles parviennent sur une sorte de promontoire, elles distinguent en contrebas des profondeurs insondables où se creusent çà et là des sortes de cellules minuscules barrées de grilles.
Toute couleur semble avoir déserté les lieux.
Au centre, sur un piédestal formé d'un fût tronqué est assis un ange vêtu de lin. Il tient un livre à la main et un calice est posé à côté de lui. Il a des cheveux d'or, bouclés, qui ressemblent à des flammes. Quant à ses yeux, ils évoquent le bleu du ciel nocturne. On pourrait presque distinguer des paillettes dorées dans ses iris, qui figurent les étoiles.
Il lit d'un timbre puissant et doux, tranquille, agréable. Parfois, il vient boire à son calice pour s'humecter la gorge. Puis il reprend sa lecture. Fora tend l'oreille :
« Oh, pourquoi avait-il fallu que ce soit elle qui ouvre la lettre ? Car à présent, elle se trouvait dans une situation très inconfortable : posséder une information capitale et ignorer quoi en faire. Tout serait tellement plus simple si Rose n'avait pas épousé Khalim ! Maintenant, que cela lui plaise ou non, Lara se trouvait mêlée à cette étrange affaire. »
— Vous reconnaissez ? demande Fora, peu emballée par le style de cet extrait, mais intriguée en même temps.
Auriane hausse les épaules. Les quatre femmes descendent un escalier monumental formé par une arche agrémentée de gradins.
— Qui est-ce ? interroge de nouveau Fora en désignant l'ange du menton.
— Tu contemples Vretil, appelé également le Récitant. Il est chargé de faire la lecture aux Unica.
— Attends. Il lit des livres… à des livres ? Pourquoi ?
À cet instant, le dénommé Vretil lève la tête, ne montrant aucun signe de surprise ni d'agacement devant les visiteuses. Bien qu'il se trouve encore à plus d'une dizaine de mètres, sa voix porte parfaitement.
— Les Unica sont des livres inachevés, explique-t-il, inconnus. On pourrait les comparer à des âmes en peine. Jamais ils ne trouvent le repos, perdus dans cette demi-existence qui est la leur. Si on ne les apaise pas, ils deviennent des spectres littéraires, des Pantomimes.
— Ça a pas l'air marrant, conclut Fora, impressionnée.
Elle jette un coup d'œil dans la cellule la plus proche et aperçoit un gros volume enchaîné. L'une des mailles d'airain passe directement dans sa reliure, tandis que l'autre extrémité est soudée au mur. Fora se rejette bien vite en arrière car elle a eu l'impression que le tome grondait après elle.
— Si vous le voulez bien, je vais reprendre ma lecture. Ils ne tiennent pas longtemps dans le silence.
— Attendez ! intervient Elinor, nous avons une question !
— Oui, ajoute Fora. Qu'est-ce que vous leur lisez ?
— N'auriez-vous pas vu passer la Grise-Moire ? demande la sorcière sans attendre la réponse.
— Ah oui, ça aussi, convient Fora.
— Elle est passée tantôt avec un invité, révèle complaisamment Vretil. Ils ont demandé à voir la cellule 1837.
D'un geste vague, il désigne un recoin obscur et reprend son livre. Fora serre les dents, n'osant répéter sa question mais attendant toujours une réponse qui satisfasse sa curiosité.
L'héritier du Maraban de Sharon Kendrick, la renseigne Vretil avec un sourire.
— Jamais entendu parler. C'est un classique ?
— Parmi les romans Harlequin, en tout cas.
Fora a besoin de quelques secondes pour comprendre ce qu'on vient de lui dire.
— Vous leur lisez des romans Harlequin ?
— Il n'y a que cela qui les calme.
Puis, estimant que la conversation est terminée, l'ange recommence sa lecture :
« Elle s'approcha de la haute fenêtre et contempla sans vraiment le voir le ciel gris d'automne. Dans l'avenue, les voitures avançaient au pas, pare-chocs contre pare-chocs, mais le bruit de la circulation ne lui parvenait qu'assourdi à travers les épaisses vitres à l'épreuve des balles. Rose, une Londonienne sans histoires, tout comme Lara, était devenue la souveraine du Maraban. Cela semblait incroyable ! Un véritable conte de fées. Et, à cause d'une simple lettre, tout cela pouvait changer ? »
Nawal est déjà partie dans la direction indiquée.
De nouveau, Fora ressent la peur qui lui noue les tripes. Elles passent par plusieurs promontoires suspendus, des plates-formes cernées de statues représentant des prisonniers enchainés, traversent des galeries avec des reliefs de lions grimaçants, franchissent un pont-levis tendu au-dessus d'un brasier qui dégage une épaisse vapeur avant de parvenir devant un puits énorme, fait d'un cylindre de fonte.
Deux silhouettes sont arrêtées devant.
Au premier coup d'œil, Fora reconnaît la Grise-Moire et le Masque de fer. D'un même mouvement, comme si l'une était le reflet de l'autre, ils se tournent vers les arrivantes.
— Ah, vous voilà, fait la voix de la Grise-Moire.
Pourtant son visage n'a pas bougé d'un pouce !
Alors, le Masque de fer part d'un grand rire en contemplant les quatre femmes interdites. D'une main, il déclenche un mécanisme à l'arrière de son crâne. Un déclic métallique résonne, sinistre.
Le masque s'ouvre et tombe à terre, dans un nuage de poudre.
Ébahie, Fora aperçoit alors des traits qui sont exactement semblables à ceux de la Grise-Moire.

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