10 mai 2020

Les Confins. Épisode 52

La mâchoire de Fora lui en tombe.
Elle en ressent d'ailleurs une douleur presque semblable à celle déclenchée par la série de bâillement qui avait accompagné le cours de géographie sur « La recomposition du territoire urbain en France : métropolisation et périurbanisation ».
Nawal, elle, n'hésite pas. Elle arme une flèche avec la vivacité de l'éclair et l'envoie en pleine tête du Masque de fer.
La plume s'envole. Le double de la Grise-Moire lève une main négligente et le trait se transforme en avion en papier ! Il change de trajectoire et poursuit sa course, loin de sa cible, se perdant dans les recoins obscurs de la Forteresse vide.
— Oh, comme c'est mignon, ricane le Masque de fer. Tu pensais réellement m'atteindre avec ce jouet ? En tout cas, bravo pour les réflexes, tu as failli me surprendre.
D'un autre geste, elle semble chasser un insecte imaginaire.
À cet instant, le sol se dérobe sous les pas d'Auriane et de Nawal. Il faut quelques secondes à Fora pour comprendre ce qui se passe : la pierre a été changée en feuille de papier.
Les deux sorcières passent à travers comme les fauves dans les cerceaux de papier au cirque. Fora les voit chuter et disparaître de sa vue, avalées par l'ombre.
Elinor, qui était juste à côté, a le temps de se jeter en avant et de se rattraper au bord encore solide. Fora ne réagit que beaucoup plus tard en se précipitant, ventre à terre, pour l'aider.
Elle n'ose pas lui toucher les mains, de peur de lui faire lâcher prise.
— Qu'est-ce que je peux faire ? demande-t-elle, tremblante.
Malgré la panique, le regard d'Elinor demeure serein.
— Prends-moi par l'avant-bras !
— C'est une drôle de proposition, murmure Fora.
— Vraiment ? Tu possèdes les ressources pour plaisanter dans un moment pareil ?
— Je sais pas faire autrement.
— C'est pour cette raison que je t'…
Fora n'entend pas la fin tellement le sang bat à ses tempes mais le mouvement des lèvres d'Elinor est éloquent. Alors, la jeune femme se penche en avant, referme ses deux mains sur les avant-bras de la sorcière, juste en dessous du poignet.
— Je te tiens !
De la dextre, Elinor lâche sa prise dans une fissure du sol et saisit à son tour l'avant-bras de Fora. Leurs peaux glissent contre les paumes.
— Je suis désolée, j'ai les mains moites ! se désespère Fora.
Cela ne paraît pas décourager la sorcière qui renouvelle le mouvement de la main gauche. Elle cesse de riper lentement vers le trou. Fora tente de la faire remonter mais elle n'est pas assez forte. Ses articulations s'étirent douloureusement sans aucun effet.
À cet instant, la voix de la Grise-Moire retentit de nouveau.
— Eh bien, on m'oublie dans toute cette histoire. Ma petite Fora, tu as encore un rôle à jouer. Mais, tout d'abord, je voulais te remercier.
— Me remercier ? fait-elle entre ses dents.
— Tout à fait. Rien n'aurait été possible sans toi. Je l'ai compris dans la cathédrale, quand tu as utilisé la Force, ou je ne sais quoi, pour faire apparaître la clé de la cage. Et dire que je cherchais encore le pouvoir de scripture chez cette sorcière et cet ange de seconde zone ! Hu hu !
C'est très étrange d'entendre le timbre si familier de la Grise-Moire tenir un discours de grand méchant. Et vraiment effrayant. Si elle n'était pas occupée à empêcher la femme de sa vie (ouah ! elle vient vraiment de penser ça ?) de tomber dans les oubliettes, Fora serait morte de trouille.
Elle entend les pas du Masque qui s'approche, poussant la Grise-Moire devant lui (ou elle, du coup).
— Je voulais te remercier. Tu m'as libéré.
— Mais j'ai rien fait ! J'ai même pas le pouvoir de scripture que tout le monde voudrait me voir utiliser !
— Oh, si, tu le possèdes ! Mais à l'état brut, sauvage ! Il te suffit d'une pensée pour qu'elle prenne vie. C'est toi qui as songé à un jumeau maléfique à la Grise-Moire.
Fora se mord les lèvres. Non ! Ce n'est pas vrai. Ou plutôt oui, mais l'idée l'a seulement effleurée pendant la mission dans l'Index.
— Cela a suffi et me voilà !
Fora note mentalement que le Masque reste un homme puisqu'il s'agit d'un jumeau et non d'un jumelle.
— J'ai été délivré par toi. Enfin, je possédais tous les souvenirs de la Grise-Moire. Et ses capacités intellectuelles. Il ne m'a pas été difficile de l'approcher pendant que vous vous battiez contre mes soldats de plomb en pensant triompher. Elle a beau être sorcière, elle craint toujours une lame bien placée.
— Si je n'avais pas eu le dos en compote, je t'en aurais retourné une, intervient la Grise-Moire, (la vraie) pour la première fois.
— Vous allez bien ? s'inquiète Fora.
— À part la dague qui me rentre dans les lombaires, je suis en pleine forme. Ne cède pas à son chantage… Aïe !
— Ne m'interromps pas, sœurette, reprend le Masque de fer. Surtout pour spoiler ! J'allais effectivement exercer un chantage sur notre petite prodige. Si tu libères le livre qu'il me faut, je ne tuerai pas la Grise-Moire.
Fora ne sait plus quoi penser. Ses forces l'abandonnent petit à petit. Ses muscles sont agités de spasmes de mauvais augure. Cependant, Elinor, toujours très calme d'apparence, lui signifie muettement de tenir encore un peu.
Alors la jeune femme tient toujours. Ce qu'elle ne ferait pas pour ces yeux verts ! M. Lyhus, le prof d'EPS, n'aurait pas obtenu le dixième de cet effort.
Fora comprend qu'elle doit gagner du temps.
— Pourquoi vous avez besoin d'un livre ? demande-t-elle.
— Oh, déplore le Masque de fer apitoyé, on a été oubliée au moment de la distribution de matière grise ? Soit, je vais me montrer grand seigneur et t'expliquer ce que j'attends de toi. À quoi bon échafauder des plans brillants si personne ne les comprend ?
— Moi, j'avais compris, fait la Grise-Moire.
Un gémissement de douleur indique que son ravisseur l'a de nouveau piquée de la pointe de sa dague.
— Je vais délier l'unicum des Jumeaux de Victor Hugo, révèle le Masque.
— Je vois pas du tout l'intérêt, avoue Fora, tandis qu'Elinor l'encourage du regard à poursuivre la conversation.
— Heureux les simples d'esprits, soupire le Masque. Ce n'est pas le manuscrit inachevé qui se trouve ici. Il ne s'agirait pas d'un unicum. Ce livre fantôme est le texte rêvé par Victor Hugo, mais qu'il n'a pas pu écrire, et qui n'a donc pas pu être publié. Si je parviens à l'amener dans le monde d'où tu viens, il ne sera plus un unicum. Je serai complet, je serai partout. Je serai immortel !
— Encore un peu, chuchote Elinor qui pâlit, à bout de force.
— Mais, reprend Fora, vous avez déjà une identité maintenant. Ça vous suffit pas ?
— Tu crois donc que j'ai rêvé d'être une sorcière empâtée ?
— Mais va te faire foutre ! s'exclame la Grise-Moire.
— Cette apparence n'est que transitoire. Je dois graver dans le marbre mon level-up en tant que protagoniste, si je puis dire.
— Mais pourquoi vous avez besoin encore de moi ? s'étonne Fora qui voit ses articulations blanchir dangereusement.
— Oh, un petit rien du tout. Tu vas simplement ôter la chaîne du livre. Moi, je ne peux pas, je suis dedans.
— Ne fais pas cela, Fora ! ordonne la Grise-Moire.
— Si tu ne m'obéis pas, je serai au regret de poignarder la Grise-Moire. Puis, je laisserai tomber ta sorcière dans son trou. Enfin, je t'exécuterai à ton tour.
— Vous êtes fort en négociation, vous ! s'exclame Fora, dépassée.
— Lâche-moi, ordonne Elinor à voix basse.
— Hein ?
— Maintenant.
Fora panique. Elle sent que la sorcière cesse de serrer ses avant-bras.
— Non ! Non ! Pas toi !
Leurs peaux recommencent à glisser l'une contre l'autre. Saloperie de mains moites !
— Maintenant, répète Elinor.
Les yeux baignés de larmes, Fora résiste tant qu'elle peut. Mais elle arrivée à l'extrême limite de sa résistance.
Elinor lui échappe.
Dans un froissement, la sorcière est brusquement avalée par l'ombre.

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