13 mai 2020

Les Confins. Épisode 55

Fora n'a même plus la force d'essuyer les larmes qui lui coulent sur les joues.
— Tu parles d'un ascenseur émotionnel, bégaie-t-elle.
Quand elle se sépare enfin d'Elinor et qu'elle se tourne vers l'endroit où se trouvait la Grise-Moire, elle ne voit plus que quelques cendres noires qui se dispersent.
— Je me suis fait avoir, encore une fois…
— Écoute-moi, murmure Elinor.
Elle oblige la jeune femme à la regarder dans les yeux. Fora se plonge dans ses prunelles, même si elle ne trouve plus de métaphore pour en évoquer la couleur.
— Il faut que je te ramène chez toi.
— Tu n'as plus besoin de moi, c'est ça ?
— Non ! se récrie la sorcière. Pas le moins du monde ! Au contraire, nous allons avoir un besoin criant de ton aide.
— Si c'est vrai, pourquoi nous séparer ?
Elinor réfléchit. Elle cherche les mots justes.
— Si je devais m'exprimer comme la Grise-Moire, je dirais qu'à heure actuelle tu es comme une grenade dégoupillée. Tu possèdes le pouvoir de scripture, la chose est indéniable. Néanmoins…
Fora sent que le pire est à venir.
— Néanmoins, reprend Elinor, il est encore inculte et indiscipliné. Il te faut apprendre à le maîtriser, sans quoi nous allons au-devant de graves déconvenues.
— Comme la mort de la Grise-Moire ? Ou celles d'Auriane et de Nawal ? Celle d'Elmaryl ?
— Tu es innocente de tout cela.
— Innocente comme une bombe atomique !
Fora secoue la tête.
— Tu as raison : je peux pas rester ici trop longtemps. Tu te rappelles quand on croyait simplement que j'étais porteuse de la florule ?
Elinor hoche la tête, l'œil humide.
— Et puis, quand tu me regardes avec ces yeux-là, je peux rien te refuser, avoue Fora.
En silence, elles montent toutes deux sur le gigax.
Malgré son air impassible, Elinor semble pressée. Elle doit craindre que d'autres malheurs n'arrivent. Fora va s'installer à l'arrière du grimoire, pour la dernière fois peut-être.
Elles décollent et s'envolent au-dessus des chaînes, des escaliers, des arches entremêlés, survolant le récitant sur sa colonne qui poursuit sa lecture aux Unica.
Le gigax franchit le seuil de la Forteresse vide.
Il émerge au-dessus de l'îlot, prend de la hauteur. Fora lance un ultime regard à l'océan papélaire. On l'écrira peut-être avec une majuscule la prochaine fois.
Puis, c'est le moment de remonter la cataracte immense et de revenir dans la première salle de la Cryptobibliothèque, avec ses gigantesques piliers de basalte et de livres.
Tout est allé si vite !
Fora ne ressent rien. Elle sait pourtant que les désarrois la rejoindront bientôt, avec un temps de retard. Elle songe aux androïdes à émotions différées dans le 2046 de Wong Kar-wai. À quel moment les répliques du séisme lui reviendront en plein cœur ?
Alors, elle goûte un peu le vide en elle.
Le parfum d'Elinor.
La caresse de ses cheveux.
Elles sont revenues déjà au point de départ. Fora reconnaît l'endroit où l'éboulement de confettis a eu lieu. Ce n'était pas si difficile à retrouver finalement.
Le gigax s'enfonce dans le boyau obscur et remonte vers une improbable surface. C'est comme dans la fin du Voyage au centre de la Terre, quand les aventuriers sont propulsés sur un plateau rocheux par de la lave en fusion.
Est-ce que cet univers va disparaître quand elle n'y sera plus ?
Enfin une lumière apparaît au bout du tunnel.
— C'est ici que nos chemins se séparent, murmure Elinor.
Elle semble lutter contre l'émotion. Son beau visage est baigné de larmes.
— Je reviendrai, non ? demande Fora.
— Évidemment, répond la sorcière. Nous avons l'intégrale de Buffy contre les vampires à visionner ensemble…
Sa voix se brise dans un sanglot. C'est Fora qui doit la consoler.
— Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Je vais chercher Auriane et Nawal. Elles ont pu atterrir dans une autre dimension des Confins. Et puis, nous dirons adieu à la Grise-Moire. Et il y a encore les anges avec lesquels nous devons envisager la suite de la crise. Nous devons également refermer les dernières failles vers les autres mondes et…
Fora lui ferme la bouche d'un baiser. Elle garde les paupières closes pour mieux s'imprégner de toutes les impressions, pour mieux imprimer les souvenirs de cet adieu dans chacune de ses fibres.
Cela ressemble à une chute dans le vide, à un atterrissage dans un océan insondable, au voyage des pétales de cerisier quand le vent printanier se lève.
Et puis tout cela cesse.
Il n'y a plus que deux yeux verts qui s'éloignent dans l'ombre avant d'être dévorés par les ténèbres.
Fora frissonne.
Elle est seule.
Frictionnant ses bras nus, elle se retourne et remonte les derniers mètres où elle foule des dalles de reliures. Elle écarte un rideau et…
Elle retrouve son appartement.
C'est le plein jour. Rien ne semble avoir changé. Le salon est toujours là, la bibliothèque aussi. La lumière semble plus claire, c'est tout.
Soudain, sa mère passe devant elle, son éternelle casquette vissée sur le crâne.
— Maman ?
— Qu'est-ce qu'il y a ? fait cette dernière surprise.
— Eh bien, je suis de retour.
— Ah, tu as fini ton livre ?
— Mon livre ? s'étonne Fora.
Sa mère la regarde comme si elle était devenue folle.
— Ça fait presque un mois et demi que tu trimballes ce bouquin partout avec toi. Même à table. Tu nous adressais à peine la parole. Des grognements, des borborygmes. Une véritable somnambule…
— Vraiment ?
— Oh, oui, une caricature d'adolescente. Mais bon, ton père était content. Tu sais, lui, dès qu'il s'agit de lecture, il te passe tout.
Une idée surgit soudain dans l'esprit de Fora.
— Attends, tu as bien dit un mois et demi ?
— Eh bien, oui, on est le 13 mai. Les cours du lycée doivent reprendre en juin. Ou pas. C'est toute une histoire.
— Le confinement est terminé ?
— Depuis mardi. Il faudra vraiment que tu me prêtes ce bouquin. Il a l'air de t'avoir captivée au point d'en perdre la notion du temps…
Fora s'avance vers la fenêtre. Le monde ne semble pas si différent sauf que, dans la rue, beaucoup de gens se promènent avec des masques.
Elle n'a pas dû rater grand-chose d'intéressant. Pour l'instant, elle préfère ignorer le décompte des morts. Son regard se concentre sur le parc Pablo Neruda dont elle aperçoit les frondaisons au loin.
Fora va sortir.
Bien sûr.
Mais ensuite, elle rentrera. Elle ira dans sa chambre et elle cherchera le livre dont sa mère lui parlait.
Elle ne le trouvera pas.
Alors, elle s'installera à son bureau, elle prendra un carnet, un stylo et, avant d'oublier tous les événements qui se sont déroulés dans la Cryptobibliothèque, guettant le moment où les émotions différées lui parviendront enfin, elle écrira.

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