24 avril 2020

Les Confins. Épisode 36

L'océan papélaire réapparaît. Ainsi que le demi-jour étrange de la Cryptobibliothèque. Et le vent.
Les cheveux de Fora se soulèvent et allègent un instant le poids qui pèse sur ses épaules. Mais la brise retombe bientôt et les mèches avec elle.
Telle une somnambule, la jeune femme remonte sur le gigax remis à l'horizontale. Elle ne lâche pas Elinor.
Elle sait que si, pendant un court instant, une seconde même, un millième, sa peau ne touche plus sa peau, elle va rompre avec la Cryptobibliothèque. Le Monde réel va la récupérer.
— Comment vas-tu ? demande Elinor.
La sorcière est placée derrière elle et la maintient pour lui éviter de tomber du grimoire.
Il y a un certain confort à se sentir ainsi portée.
Maintenant, elle a la chanson de France Gall dans la tête. Les paroles tournent. Et tournent.
Enfin, pour la première fois, Fora comprend que la cire et le son sont des métaphores. La cire, c'est ce dans quoi on gravait les premiers disques. Et le son, ce n'est pas la céréale, c'est la musique.
Voilà pourquoi la chanson lui est venue. Elle s'étonne elle-même du fonctionnement de son psychisme. Ce que chante France Gall, c'est exactement ce qu'elle vit. Elle est une poupée d'encre et de papier. Une cocotte. Un origami raté.
On attend d'elle qu'elle devienne une sorcière. Personne ne l'a dit mais elle sent leurs espoirs. Les autres voudraient qu'elle utilise ce don (si don il y a) pour remporter la bataille qui se joue.
— Nous sommes arrivées, murmure Elinor.
Fora frissonne en sentant le souffle sur sa nuque. Sans la sorcière aux yeux verts, elle aurait déjà craqué.
La cité de Pardamone est déjà en vue.
Le gigax se pose doucement au sommet de la tour. Fora sent le sol sous ses pas. Elle se souvient de cette impression étrange de fouler des couvertures de cuir qui rappellent un peu les surfaces des aires de jeux sécurisées pour les enfants. Le plancher est élastique et le pied y rebondit légèrement. Son corps avait enregistré la sensation sans passer par la conscience.
Qu'y a-t-il encore qu'elle ignore sur elle-même ?
Elle entend vaguement Elinor parlementer avec les autres sorcières.
— Ça va aller, marmonne Fora. Je vais me reprendre. C'est juste un coup de mou.
Elinor acquiesce. Elle a dû obtenir gain de cause car La Grise-Moire et ses deux acolytes les ont laissées. Fora n'a même pas pu profiter de la déconvenue d'Auriane.
En fait, elle ne parvient pas à s'en réjouir. Une fois de plus, c'est trop de responsabilité d'arriver au milieu d'un couple et de le briser.
— Tu sais, ce n'est pas mon genre…
— De quoi parles-tu ? demande Elinor.
Elle l'emmène à travers un long couloir familier. Des sorcières habillées de blanc les regardent passer sans un mot. Un murmure les accompagne, à la manière d'une ola ou d'une vague, mais faite de sons indistincts.
Finalement, elles arrivent dans le vestiaire qu'elle a entrevu plus tôt, avant son départ. Elinor la fait asseoir auprès d'un bassin de marbre. Il s'agit en fait d'une salle de bain, ou de douche, avec de larges vasque remplies d'eau.
La sorcière veut s'éloigner ; Fora la retient.
— Non, reste avec moi.
Elinor fronce les sourcils, non pas avec irritation comme d'habitude, plutôt avec inquiétude. Alors, sans lâcher sa main, elle s'efforce d'attraper, de ses doigts libres, un peu d'eau.
— Nous allons te débarbouiller un peu, explique-t-elle.
Fora sent le liquide froid sur son visage. En coulant, l'eau devient noire. Elle ne pensait pas être si sale.
— Le phénomène est ordinaire dans l'Index, expose Elinor. L'encre est omniprésente et macule tout ce qui y pénètre.
— Alors, il faut toujours se… purifier en revenant de là-bas ?
— En effet.
Elinor poursuit la toilette en silence.
Ses gestes sont d'une douceur inattendue. Elle ne manifeste aucune impatience et s'acquitte de sa tâche consciencieusement. Pendant ce temps, Fora se perd dans les yeux verts que l'encre noire fait ressortir encore davantage.
— Le Masque de fer, commence Elinor.
— Non…
Fora voudrait qu'elle se taise, oublier un peu le monde extérieur. Mais la sorcière est impitoyable.
— Le Masque de fer nous donne du fil à retordre depuis fort longtemps. Les différents auteurs qui ont travaillé son personnage n'ont pas réussi à fixer son identité. Il est comme fou. Pendant un moment, il a cru bon s'assassiner d'autres personnages. Bien sûr, ils reviennent toujours…
Fora n'y échappera pas. Alors, à son tour, elle recueille un peu d'eau dans sa paume droite, depuis la vasque toute proche. Les doigts tremblants, elle effleure la joue d'Elinor. Le contact l'électrise. Quand elle retire sa main, elle voit de l'encre et du sang.
Les larmes lui montent aux yeux en songeant aux épreuves qu'Elinor a traversées. La gorge serrée, elle ne parvient pas à parler. Les iris émeraude se plantent dans les siennes.
Elinor desserre légèrement les lèvres, comme pour parler ou pour un baiser. Fora fait toujours la même chose quand, dans un film ou une série, un couple s'embrasse. Elle entrouvre la bouche.
— Tu m'as sauvée, murmure Elinor.
Toujours incapable d'émettre le moindre son, Fora songe qu'il serait temps de recueillir sa récompense, quand bien même la sorcière l'a déjà sauvée deux fois auparavant.
Elinor ne bouge plus. Elle se fige, comme si elle prenait sur elle pour résister à un élan.
— Tu peux toutes nous sauver, ajoute-t-elle.
Et elle détourne le regard. Fora recule, sentant que le moment est passé.
— Non, siffle-t-elle enfin. Je ne suis là pour sauver personne. Je suis juste une ado qui a peur du monde et qui s'est réfugiée dans une bibliothèque.
— Et alors ? Nous en sommes toutes là. Mais justement, nous nous retrouvons dans ce qui devrait être un refuge et ce refuge va être assiégé. Pourquoi crois-tu que le Masque de fer ait enlevé un ange et une sorcière ? Il s'est attaqué aux deux gardiens de la Cryptobibliothèque parce qu'il est persuadé que nous détenons le secret de l'écriture, ou plutôt de la scripture.
Fora lâche enfin la main d'Elinor. Elle se redresse sur ses jambes flageolantes. Impitoyable, la sorcière poursuit :
— Il voulait que j'écrive pour lui. Il a torturé l'ange sans rien obtenir. Il veut mettre à profit la florule pour s'échapper. Mais il ne tiendra pas dans le Monde réel si son identité n'est pas assez affirmée. Il deviendrait une sorte de fantôme, comme celui des œuvres inachevées.
— Ça existe, des trucs pareils ?
Fora n'obtient aucune réponse. Ce n'est pas de la mauvaise volonté de la part d'Elinor. C'est simplement que la porte du vestiaire s'ouvre à la volée.
Auriane entre, suspicieuse. Après embrassé la scène du regard et jugé que rien de compromettant ne s'y jouait, elle annonce gravement :
— Les Jacquemarts. Ils lancent un nouvel assaut.

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