25 avril 2020

Les Confins. Épisode 37

Elinor se redresse, déjà professionnelle.
— Je dois me changer, déclare-t-elle en guise d'excuse.
La sorcière sort d'un pas rapide, échangeant un regard fugace avec Auriane. Cette dernière reste sur place. Ses yeux gris vert se posent sur Fora qui n'en mène pas large.
— Je ne t'ai pas remerciée, je crois…
— Hein ?
— D'avoir sauvé Elinor.
Sur ces mots, Auriane s'en va. Fora demeure seule dans la pièce.
Il va falloir qu'elle se secoue. Le monde s'écroule autour d'elle. Elle aimerait revenir au moment où elle avait juste à faire des blagues et à regarder les gens s'agiter autour d'elle.
Mais ce temps est passé.
Maintenant, on lui colle des responsabilités dont elle ne veut pas. Combattre ces automates ? Ce Masque de fer ? Très peu pour elle. Elle préfère retourner bouquiner chez ses parents.
D'ailleurs, ils doivent être morts d'inquiétude, là-bas, à Villejuif. Peut-être qu'ils croient à une fugue. Si seulement elle pouvait leur passer rien qu'un coup de fil ! Ou si elle leur avait laissé un mot.
Intérieurement, elle prend sa décision.
Elle va faire de son mieux pour aider les sorcières et, ensuite, elle se barre. Après tout, quand elle n'avait montré aucun talent particulier, tout le monde a cherché à la renvoyer dans ses pénates.
Fora se relève, inspire un bon coup et se dirige vers la sortie de la salle de bain.
Elle arrive dans le couloir où des sorcières filent dans tous les sens. Ça a l'air sérieux. On ne fait plus attention à elle. Cet empressement lui donne envie de se mettre à courir elle aussi.
Elle résiste à la tentation. Elle ne sait même pas où elle va.
Peut-être retourner à la tour d'où on aperçoit toute la région ? Elle avance, comme au ralenti, au milieu des jeunes femmes à la course. Elle repère au passage un ou deux garçons qui semblent l'exception.
Après quelques errements, elle parvient à l'escalier en colimaçon. Elle en grimpe les marches une à une avec autant d'entrain que si elle montait à l'échafaud. Ça va être le moment de révélation.
Ou pas.
Et si les sorcières se trompaient ? Si tout cela n'était qu'une énorme coïncidence ? Il n'y a aucune raison pour qu'elle ait la moindre parcelle de pouvoir.
Il suffit de demander à ses profs de Gustave-Caillebotte. Rien que sur le bulletin : « Très bon travail, mais élève bien trop discrète à l'oral », « Excellent niveau, s'il y avait une plus grande participation, ce serait parfait », « Souvenez-vous que dans langue vivante, il y a vivante »… (Bon, celle-là n'était pas super sympa).
Ses parents seraient d'accord aussi. Si quelqu'un pouvait avoir le don de scripture, ce serait son père. Après tout, c'est lui, l'écrivain. Fora, elle, n'a jamais rien écrit d'autre que les rédactions qu'on attendait d'elle. Et le résultat n'avait rien de magique.
Tout à sa réflexion, elle parvient à la fin de l'escalier. Le monde s'ouvre au-delà des murailles, des remparts.
Un tumulte grandit.
Là-bas, elle aperçoit des Jacquemarts. Cependant, ils ne se trouvent plus du côté de la forêt, mais ils arrivent par vaisseaux entiers sur l'océan papélaire. Évidemment, ils sont embarqués sur des bateaux en papier. Ils devaient avoir des feuilles gigantesques pour obtenir des pliages aussi monstrueux.
Par contre, il y en a beaucoup. On se croirait au milieu du film Troy quand les Achéens prennent la mer par milliers pour aller démonter les Troyens. Fora sourit. Elle a presque entendu la voix de la Grise-Moire prononcer cette phrase dans sa tête.
— Allez ! s'encourage-t-elle à haute voix.
Elle se frotte les mains en regrettant de ne pas avoir une lampe merveilleuse à disposition. Ça lui faciliterait beaucoup les choses.
Fora inspire, expire, se concentre.
— Je voudrais que ces bateaux prennent l'eau !
Rien ne se passe.
Fora tend la main, doigts écartés, comme pour lancer un mauvais sort à la flotte ennemie. Toujours aucun effet.
La jeune femme se réjouit d'effectuer ces essais toute seule. Personne n'est là pour assister à ce désastre. Par acquit de conscience, elle tente un dernier coup. Il manque peut-être une référence geek :
— Qu'un dragon vienne les cramer, comme Daenerys avec la flotte esclavagiste à Meereen !
Néant. Pas même un petit éclair au bout des doigts.
Fora est plus soulagée que déçue. Elle a eu tort de s'en faire une montagne. Tout cela n'était qu'un malentendu. C'est un peu comme avec Elinor. Elle s'est monté la tête. Mais la sorcière a d'autres chats à fouetter.
— Je n'ai plus rien à foutre ici…
Elle a fait ce qu'elle a pu. Ce n'est tout de même pas sa faute si cela ne fonctionne pas !
Maintenant, il vaut mieux partir. Sans dire au revoir, ce sera plus simple. Elle n'a pas envie de voir la déception dans leur regard. Ou, pire encore, le fait qu'elles s'attendaient à son échec.
Tout cela était un beau rêve. Elle s'est identifiée à l'héroïne d'une histoire. Mais cette histoire n'est pas la sienne. Il est temps de passer le générique de fin.
Fora redescend les marches, plus légère. Elle revient dans le couloir.
Bientôt, elle va quitter la cité et refermer la porte derrière elle. Sans bruit. Comme elle le fait d'habitude.
Et, puisque la voie maritime est bouchée par les Jacquemarts, elle partira par la forêt.

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