26 avril 2020

Les Confins. Épisode 38

Fora veut rester seule.
Comme un fait exprès, elle ne croise personne dans les escaliers gigantesques, les corridors énormes, les salles monumentales, les immenses plates-formes. Elle se perd plusieurs fois dans le dédale d'architecture, avec l'impression d'évoluer dans une bibliothèque abandonnée.
Dans la cohue, quelques livres sont tombés, quelques reliures se sont ouvertes. Il y a même une ou deux pages détachées de leur ouvrage, semées çà et là.
Elle finit se repérer et se retrouver dehors.
Au loin, une rumeur monte, formidable.
C'est l'écho des combats qui font rage. Il faut croire que les Jacquemarts ont accosté. Fora imagine les sorcières à cheval sur leurs grimoires fondant sur les automates comme des kamikazes/chevaliers.
Un tremblement la prend. Tout cela n'est pas pour elle. Elle doit revenir au monde.
Ses pas la conduisent à travers des parcs enchanteurs où tous les arbres ont été aménagés en bibliothèque en fonction de leur morphologie. On voit ainsi des rayons sculptés dans le bois qui suivent la courbe des troncs dont certains sont tordus comme des arches et s'entremêlent à d'autres plus droits.
Elle aurait presque envie de s'arrêter et d'ouvrir un livre à l'ombre de ces chênes rassurants, même s'il n'y a pas beaucoup de lumière. En fait, en passant tout près d'une de ces frondaisons, elle se rend compte que les sorcières y ont pourvu : des espèces de lucioles se promènent sous les branches, produisant une douce clarté.
— Ça suffit ! s'exclame la jeune femme en sentant sa détermination faiblir.
Heureusement, elle atteint bientôt les limites de la cité. Les livres s'arrêtent brusquement et elle retrouve la terre. Puis ce sont des herbes hautes dont les pointes viennent lui chatouiller les paumes.
Elle se croirait presque à la fin de Gladiator, quand Maximus marche vers l'au-delà. Son sentiment est renforcé par les carcasses métalliques des Jacquemarts dont des membres immobiles dépassent de la prairie.
Enfin vient la forêt.
Soulagée de ne plus être visible, elle pénètre sous les arbres. Ceux-là possèdent une apparence étrange. Quand Fora les touche, elle sent sous ses doigts la dureté de la pierre.
Il s'agit d'une forêt pétrifiée. Racines, troncs, branches : tout n'y est plus que pierre, à part les feuilles qui semblent chuchoter à chaque saute d'air. Cela fait penser à des papiers piqués sur des pointes par des balayeurs de l'ancien temps.
En fait, ce sont sans doute des pages échappées de la cité qui se sont prises dans les branchages les plus aigus. Fora se rappelle un voyage en Grèce où elle avait aperçus des buissons épineux entièrement couverts de morceaux de sacs plastiques.
Cette forêt a tout de même un peu plus de classe.
À terre, elle retrouve la sciure familière des hachures de papier.
Le couvert des arbres lui permet de respirer. Enfin, elle ne ressent plus la pression sur ses épaules. Elle est partie ! Elle a tourné les talons !
Tout cela devenait trop pour elle. Elle n'est qu'une adolescente, après tout. Sa seule ambition consiste à aller se vautrer dans son lit en attendant la fin du confinement. Avec un peu de chance, la vie a peut-être même repris là-bas, pendant son absence.
Elle va peut-être retrouver les gens dehors, vivant comme si de rien n'était. Pourtant, sans savoir pourquoi, elle en doute un peu.
Qu'importe ! Elle doit rentrer.
Il n'y a plus qu'à espérer que la forêt conduise vers un endroit où elle puisse rejoindre le premier étage de la Cryptobibliothèque.
Elle sait que son plan est débile. Mais rester était devenu insupportable. Ses pieds foulent la poudre papélaire, comme font les enfants, en envoyant des gerbes un peu partout. À certains endroits, ce sont encore des pages presque entières qui donnent des impressions d'automne.
Le paysage manque un peu de vert.
Fora s'arrête sur ce mot qui évoque une certaine sorcière. Elle secoue la tête avec rage. Ce n'est pas le moment de faire du sentiment. La comédie est finie, le rideau est retombée, le bouquin refermé.
Soudain, elle entend un bruit.
Fora se fige. Y aurait-il des animaux dans cette forêt morte ? Elle tend l'oreille. Des sons d'air déplacé. Est-ce que ce sont des oiseaux ? Pourtant, elle n'entend aucun chant.
Et puis, au détour d'une branche, elle aperçoit une silhouette adossée à un chêne. Elle sursaute violemment et fait un pas en arrière.
— Oh, putain ! s'écrie-t-elle la main sur la poitrine. Tu m'as fait peur !
— Je ne voulais pas t'effrayer, déclare Elmaryl.
Fora souffle, appuyée à un tronc. Son cœur fait des bonds dans sa cage thoracique.
— J'ai vraiment eu la trouille…
— Qu'est-ce que tu fais là ? demande doucement l'ange.
Fora se redresse et hausse les épaules.
— Tu vois : je me promène…
Elle ignore pourquoi elle ment soudain. D'ailleurs, l'ange ne paraît pas vraiment la croire.
— Tu sais, la nature, les feuilles, le vent dans les saules…
Elmaryl ne répond toujours pas.
— Et toi ? tente timidement Fora.
— Je te cherchais.
— Ah bon ? fait-elle, réellement surprise. Pourquoi ?
L'ange soupire et ses boucles brunes tremblent sous son souffle.
— Quand on a attaqué le Masque de fer, j'ai vu de quoi tu étais capable…
— Moi ? Je suis plutôt incapable, si tu vois ce que je veux dire !
— Tu as le pouvoir de scripture.
Fora secoue la tête.
— Mais non, c'est des conneries. J'ai réessayé pour en avoir le cœur net. J'ai même pas réussi à plier en deux un bateau en papier…
— Ce pouvoir peut tout changer, reprend Elmaryl sans la regarder dans les yeux.
En fait, elle ne l'a pas dévisagée une seule fois depuis le début de leur conversation.
— Tu m'as écoutée ? Je te dis que je suis bonne à rien. Tout ça c'est un hasard ! Un coup de bol ! Une coïncidence méchamment ironique !
Cette fois, l'ange parle à voix basse :
— Je suis désolée.
— Non, mais c'est pas grave… Même moi, je m'en suis remise et…
Fora n'a pas le temps d'achever sa phrase.
Elle sent qu'au moins la moitié des troncs de la forêt viennent de s'abattre brusquement sur un coin de son crâne. Du coup, elle perd aussitôt connaissance en se disant qu'elle va avoir un mal de tête de tous les diables au moment de se réveiller.

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