21 avril 2020

Les Confins. Épisode 33

— D'où ils sortent, ces types ? demande Fora.
— Tout de même ! s'emporte Auriane. C'est Quasimodo à gauche et Gwynplaine à droite. Tu n'as pas lu Notre-Dame de Paris et L'Homme qui rit ?
— J'ai vu le Disney, avoue la jeune femme d'une toute petite voix en rentrant la tête dans les épaules. Et Quasimodo, c'était un petit bossu mignon. Pas une espèce de Hulk malade. Et le Joker qui l'accompagne, j'en ai jamais entendu parler. Je voulais lire ça avant d'aller en prépa littéraire.
— Ah, intervient la Grise-Moire avec des étoiles dans les yeux, l'hypokhâgne, il n'y a que ça de vrai ! Excellent choix ! Tu vois que tu n'es pas arrivée ici pour rien. Excuse-moi, je te tutoie.
— C'est rien, vous pouvez, répond Fora.
— Et tu as eu une excellente intuition : beaucoup de commentateurs considèrent que le Joker de Batman est inspiré de L'Homme qui rit. C'est encore plus frappant quand on le rencontre en vrai.
Un horrible grincement attire leur attention. Le Masque de fer vient de se racler la gorge en produisant un bruit qui rappelle le frottement d'une brosse métallique sur un seau en aluminium.
— Êtes-vous venus céans pour vous battre ou bien pour bavarder ? demande-t-il, ayant repris sa voix d'outre-tombe.
— En fait, on était plutôt partantes pour les deux, renvoie joyeusement la Grise-Moire.
Devant sa décontraction, Fora se tourne discrètement vers Nawal et lui sourit, soulagée.
— J'ai compris : quand on meurt dans l'Index, on ne meurt pas vraiment, c'est ça ?
— Pas du tout, répond la ninja.
— Ah…
Fora sent toute son assurance s'envoler.
— Mais, euh, la Grise-Moire est super forte, non ? Elle va tout défoncer !
— Pas forcément. Elle n'est pas notre meilleure combattante…
— Hein ? fait Fora, ébahie. Mais pourquoi c'est elle, le chef ?
Nawal lui lance un regard plein d'incompréhension.
— Eh bien, à cause des histoires.
— Des histoires ?
— Personne ne les raconte mieux qu'elle.
Fora lève les bras, éperdue.
— Et là, le Masque de fer, elle va lui raconter une putain d'histoire du soir pour l'endormir ?
— Je vais vous briser ! fait la voix d'airain.
Fora montre l'individu, comme pour appuyer sa thèse :
— Il a pas l'air trop prêt à commencer sa nuit, je trouve…
— À l'assaut ! hurle le Masque. Tue ! Tue !
Quasimodo et Gwynplaine s'avancent, effrayants.
Le premier a une verrue sur l'œil gauche, la tête dans les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les jambes torses.
Le second a la bouche fendue, les lèvres débridées, les gencives dénudées, les oreilles distendues, les cartilages décloisonnés, les sourcils et les joues désordonnés, le muscle zygomatique élargi, avec les coutures et les cicatrices estompées, la peau ramenée sur les lésions, tout en maintenant la face à l'état béant.
Hugo avait vraiment le don de créer des monstres.
— Mais, dans les bouquins, ce sont pas des gentils ? demande encore Fora en reculant, horrifiée.
— Plutôt, convient Auriane en brandissant son arme. Mais il ne faut pas toujours se fier à ce qu'on lit. Le Masque de fer n'est pas un méchant à l'origine, c'est une victime.
— Du coup, est-ce qu'on peut quand même espérer que Jean Valjean vienne à notre secours ?
C'est à ce moment que Gwynplaine tire son épée, tandis que Quasimodo se jette sur eux. Rapidement, la Grise-Moire dessine dans son livre, un peu à la manière de cette vieille publicité pour les cahiers qui traîne encore sur Internet (elle a oublié la marque exacte).
Aussitôt, une sorte de gigantesque éléphant se dresse au milieu de la cathédrale. Il porte un obélisque sur le dos. En barrissant, il charge les deux ennemis. Gwynplaine se jette souplement sur le côté.
Quant à Quasimodo, il fait face ses mains meurtrières grandes ouvertes, les pieds solidement posés sur les dalles. Quand le pachyderme arrive à sa portée, il lui agrippe les défenses.
Sous la puissance de l'élan, le bossu recule. On entend ses pieds nus glisser sur le marbre. Puis, tout à coup, l'éléphant arrête sa course. Le borgne l'a stoppé ! Contractant ses muscles contrefaits et noueux, il oblige peu à peu le géant à baisser la tête.
Tandis que cette lutte formidable se joue, Gwynplaine s'est approché d'Auriane, la lame nue. Il se fend, comme pris d'un rire inextinguible. La sorcière pare in extremis.
Nawal vient en renfort et ajuste une flèche. La plume s'enfonce dans le chapeau du bretteur et l'envoie rouler au loin avec son panache. Elles sont maintenant deux à essayer de contenir les assauts du Lord dont le sourire figé monte jusqu'aux oreilles.
L'éléphant pousse un cri de douleur.
Il vient d'être renversé sur le flanc. Alors, sa peau de pachyderme se plisse et se replie. Il se froisse et disparaît. Fora commence à craindre sérieusement pour son avenir à court terme.
— Va délivrer les prisonniers, lui murmure la Grise-Moire. On s'occupe de Quasimodo.
Elmaryl, épée au clair, vient épauler la sorcière.
À peine portée par ses jambes, Fora effectue un détour pour se faire discrète.
— Putain, mais qu'est-ce que je fous là ? se répète-t-elle en boucle, les dents serrées. Je devrais être confinée chez moi, tranquillou…
Elle progresse pourtant vers les cages suspendues. Désintéressé des combats, le Masque de fer a repris ses ordres et glapit disharmonieusement (l'adverbe n'existe sans doute pas mais Fora s'en fout).
— Écris ! hurle-t-il à l'adresse d'Elinor.
— Je n'ai pas ce pouvoir !
Les iris vertes croisent celles de Fora, qu'elle aime bien décrire comme étant noisette (marron, c'est trop moche). La jeune femme pose un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
Elinor lève les yeux au ciel comme si on lui avait donné un conseil stupide et inutile. C'est sans doute le cas mais Fora manque d'expérience en la matière.
Pour ne pas penser qu'elle se rapproche sciemment d'un psychopathe armé et masqué, elle réfléchit à ce qui peut se cacher derrière la visière de son casque. Elle imagine des scénarios fous, inventant un jumeau maléfique à la Grise-Moire qui chercherait à se venger d'une humiliation quelconque.
Mais la voici déjà à portée des cages. Elinor vient de tendre quelques pages au Masque de fer. Elle agit ainsi pour, selon toute vraisemblance, détourner l'attention du méchant.
— Lisez donc, j'y ai consigné ce que vous m'avez prescrit. Tout cela est resté lettre morte, si j'ose dire.
Les genoux en fromage blanc, Fora vérifie que le Masque de fer est plongé dans sa lecture, à l'écart. Elle grimpe sur l'autel, piétinant avec dégoût la paire d'ailes rognées, et s'accroche aux barreaux glacés.
Elle trifouille le cadenas qui ferme la porte.
— Eh bien ? chuchote Elinor, un peu pâle. Parvenez-vous à quoi que soit ?
— C'est coincé !
— N'est-ce pas le propre des serrures ?
Fora s'acharne. Se casse encore un ongle. Elle voudrait tant briller aux yeux d'Elinor. Jouer les sauveuses à son tour.
Au moment où elle va renoncer, avouer son impuissance, une nouvelle plaque d'égout (en plein milieu de l'église ?) s'ouvre à grand bruit. Tout le monde se tourne vers la gueule noire.
Une silhouette en sort.
C'est un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l'âge. Il peut avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cache en partie son visage brûlé par le soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d'argent, laisse voir sa poitrine velue ; il a une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu usé et râpé, blanc à un genou, troué à l'autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.
Il est difficile de rencontrer un passant d'un aspect plus misérable.
Et pourtant, il dégage une puissance formidable. Un éclair se fait dans la conscience de Fora.
— Oh, putain ! C'est Jean Valjean !

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