20 avril 2020

Les Confins. Épisode 32

Aussitôt un fluide blanchâtre s'écoule depuis la bouche d'égout.
Avec horreur, Fora se rend compte qu'il s'agit de poissons d'argent. Ils tombent par dizaines dans le tunnel. Il y en a des petits, des grands, mais ce sont les plus modestes qui parviennent à s'immiscer dans le trou.
Fora pousse un cri et commence à piétiner les insectes dans le ruisseau ignoble. Elle éclabousse violemment les murs de brique décolorée d'eau sale et de sang. Elle les sent grouiller sur elle, sur ses jambes, sur son ventre.
— Suis-moi ! intime Nawal.
La petite ninja lui tend la main. Elle est déjà montée jusqu'au niveau du sol. Luttant contre la nausée, Fora monte sur les barreaux. Elle écrase des carapaces. C'est pire que dans Indiana Jones 2 !
Enfin, deux bras la saisissent par les aisselles et la soulèvent.
Fora émerge à l'air libre, en pleine lumière. Elle a été portée par Nawal et Auriane. Autour d'elles, un cercle de feu s'étend.
C'est Elmaryl qui agite son épée si rapidement qu'elle paraît armée d'un fouet ardent. Son ruban enflammé repousse une armée de poisson d'argent. D'âcres odeurs de brûlé envahissent l'atmosphère.
Cependant l'intensité de la flamme n'a rien à voir avec celle atteinte dans la fourmilière un peu plus tôt.
Pendant ce temps, la Grise-Moire a ouvert tranquillement un livre qu'elle portait en bandoulière.
La reliure noire est prolongée par une lanière de cuir qui permet de ne pas le perdre. Pour éviter que l'ouvrage ne s'ouvre au mauvais moment, un loquet métallique maintient les couvertures solidaires.
La sorcière-en-chef se tient droite et consulte l'ouvrage comme si elle était toute seule chez elle. Du doigt, elle trace des lignes étranges. En se dévissant le cou, Fora aperçoit des images dont elle suit les contours.
Soudain, un être de papier s'élève : un horrible dragon dardant sa triple langue vibrante, faisant grincer les dents de fer aiguës qui, semblables à des peignes, garnissent sa mâchoire.
Son corps est couvert d'une peau écailleuse. Il s'avance en rampant sur les dalles. Battant de ses ailes son dos rugueux, il traîne sa longue queue de serpent qu'il enroule en nœuds serrés.
— Ben, merde alors ! s'exclame Fora.
Le dragon se dresse de toute sa hauteur et exhale un souffle noir et vomit de la fumée. Dès qu'elle touche les poissons d'argent, ceux-ci sont réduits en cendres. Peu à peu, les insectes reculent et disparaissent.
— C'est quoi, cette magie ?
— De la sorcellerie, corrige la Grise-Moire. La sorcellerie des emblèmes. On redessine une gravure présente dans un livre et on lui donne vie.
À cet instant, le dragon énorme se rétracte, comme consumé par sa propre flamme, ou qu'une main invisible le froissait. Il diminue comme peau de chagrin et disparaît.
— Malheureusement, ça ne dure pas très longtemps, regrette la Grise-Moire. Celui-là était tiré de Hypnerotomachia Poliphili. Et on perd la page en même temps.
Elle montre son exemplaire où une feuille a été entièrement brûlée par le sort.
— Les premières fois, je cramais un bouquin entier pour un pauvre sortilège. Ça me rendait malade.
Elmaryl n'a pas attendu. Foulant les carcasses de chitine qui craquent sous ses bottes, elle avance vers le fond de la cathédrale.
En effet, au bout de la nef, sous les rosaces multicolores malgré l'obscurité, devant le maître-autel, se trouve le Masque de fer. Il ne semble guère s'intéresser aux intruses.
Toute son attention est tournée vers une double cage dorée suspendue à la verticale de l'autel, couvert d'une nappe blanche. Deux personnes y sont enfermées et le cœur de Fora fait un bond quand elle reconnaît la première : Elinor.
Un long frisson part de son échine et remonte jusqu'à ses omoplates avant de se diffuser dans ses bras.
Malgré elle, son corps se met en branle. Son pied s'avance.
La Grise-Moire l'arrête d'un bras tendu sur sa route.
— Attendez.
Elle adresse un signe à Nawal qui enclenche une flèche sur son arc amovible. Il s'agit en réalité d'une longue plume blanche.
— Vraiment ? marmonne Elmaryl. Tu vas utiliser des rémiges angéliques en ma présence ?
— Je n'ai pas d'autre munition, répond Nawal, gênée.
Auriane dégaine une sorte de baguette semblable à celle que brandissait Elinor un peu plus tôt.
Les quatre femmes se mettent alors en marche. Les cris du Masque de fer résonnent sous les voûtes de la cathédrale et montent dans les aigus, comme si Dark Vador subissait une panne de transformateur de voix, un peu à la manière du doberman de Là-haut.
— Et crie ! hurle le Masque de fer. Et crie !
Fora tremble pour Elinor qui semble abattue dans sa cage, les cheveux défaits, l'armure arrachée.
À côté d'elle, une sorte d'être androgyne, tel un personnage de manga, demeure imperturbable. Ses yeux fendus n'expriment rien. Il est d'une beauté à couper le souffle.
— C'est un ange ? demande Fora.
— Yaasriel, indique Elmaryl. Il est chargé des 70 saints calames.
— D'accord, acquiesce la jeune femme sans comprendre ce qu'on lui dit.
Elle a l'impression que les poissons d'argent ont fui et que le Masque de fer est seul. Il a fait installer des écritoires dans les cages et donné des plumes à ses deux prisonniers.
Avec horreur, Fora se rend compte que ce qu'elle prenait pour une nappe blanche ornée de motifs rouges sur l'autel se révèle être deux ailes tranchées.
— Le salopard ! gronde Elmaryl.
Elle brandit son épée flamboyante.
La lumière attire enfin l'attention du Masque de fer. Son visage demeure de marbre (enfin, de fer). Il claque simplement des doigts et se retourne vers les barreaux dorés.
Alors deux individus gigantesques et patibulaires viennent l'encadrer.
L'un est horriblement laid, contrefait et musculeux. L'autre, atrocement défiguré, est affublé d'un sourire ignoble.

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