15 septembre 2019

24 Lunes & des poussières


Voilà deux ans qu’Isabelle est morte.

La date officielle, c’est le 17 septembre 2017. Pour moi, pour quelques autres sans doute, c’était déjà fini le 15 parce qu’on devinait qu’elle ne devait plus se réveiller.

Bêtement, je me demandais pourquoi, ces derniers jours, une espèce de vieux chagrin revenait en force, sans m’avoir jamais quitté.

Et puis j’ai vu la date.

À l’époque, je n’ai rien dit. Ou pas grand-chose. J’ai surmonté ma pudeur le temps de deux discours parce qu’il fallait parler, témoigner de ce qu’on avait perdu avec elle. J’ai vu, j’ai lu avec émotion les témoignages d’affection qu’Isa a reçus à l’annonce de son décès, à son enterrement, puis plus tard, de la part de son compagnon, de ses sœurs, de ses amis, de ses collègues, de ses élèves. Mais je n’ai rien dit de plus.

Tu ne sais peut-être pas qui elle était, cette Mme Périer, cette Isabelle, Isa, ou Zab selon les personnes, alors je vais t’en parler un peu.

Quand je l’ai connue, Isabelle avait déjà ses habits noirs, ses longs cheveux qu’elle avait coupés récemment (elle aurait dû se souvenir de Samson), ses Docs, sa gouaille, sa culture, son intelligence, son goût de l’imaginaire et des jeux, de l’Antiquité.

En vingt ans, je ne peux pas dire qu’elle ait vraiment changé. Elle a tenu le cap, elle a continué à faire ce qu’elle aimait, ce en quoi elle croyait. Elle jouait. Beaucoup. Elle travaillait. Beaucoup. Elle enseignait. Elle écrivait. Elle lisait. Isabelle suscitait l’admiration, non pas seulement à cause de ses qualités intellectuelles, mais aussi de sa fidélité à elle-même et aux autres.

Mme Périer a été une professeure extraordinaire. Tu ne trouveras pas des masses de ses anciens élèves pour te dire le contraire. Je parierais sur aucun. Elle savait qu’un cours, c’est un show. « String et paillettes », qu’elle disait. Elle savait que c’est un refuge ; en tout cas, que ça devrait l’être. Elle savait qu’il faut être généreux pour enseigner. Elle savait que, quand on fait ce métier, il vaut mieux aimer les gens. Et elle savait s’en faire aimer aussi.

Zab a été, pour moi, une amie extraordinaire, un double au féminin, une presque sœur. J’aimais ce qu’elle aimait et nous avions les mêmes détestations. On a suivi des chemins parallèles, elle au-dessus, bien sûr, normalienne, agrégée, docteure, moi à côté, de l’hypokhâgne au lycée Claude-Monet jusqu’au lycée Julie-Victoire Daubié d’Argenteuil, en passant par la Sorbonne et Nanterre et l’IUFM de Saint-Germain-en-Laye.

Entre nous, il y avait les lettres classiques, évidemment, elle le grec, et moi le latin ; les jeux aussi, elle les jeux vidéo, moi les jeux de plateau ; on se retrouvait toujours autour de la fantasy, de la science-fiction et du jeu de rôle (et d’Hugo). C’est avec elle d’ailleurs que j‘ai découvert le JdR.

Je lui dois tant de choses que je ne pourrais jamais en terminer la liste. Elle m’a fait autant marrer, en vingt ans, qu’elle me fait pleurer depuis deux.

Donc, cette année, je te parle d’elle. Parce qu’elle me manque encore et que je ne me console pas.

Je t’en parle aussi parce que, cette année, les choses ont changé. Je n’ai pas fait ma rentrée au lycée Julie-Victoire Daubié. Je n’ai pas fait ma rentrée du tout. Sans elle, c’était trop dur.

Je n’ai rien dit avant, mais j’ai bossé. Et pas tout seul. On est plusieurs à vouloir que son travail lui survive. Les Héritiers, ce jeu de rôle qui n’a jamais aussi bien porté son nom, elle l’a pensé et peaufiné pendant deux décennies. Aujourd’hui, il va être publié, enfin, au premier semestre 2020.

Elle ne sera pas là pour le voir mais je pense qu’on sera nombreux à vouloir partager ce qui lui était précieux.

Quand Umberto Eco est mort, à moins que ce ne fût Maurice G. Dantec, un autre de ses auteurs fétiches, elle m’avait dit tristement : « Et voilà un corpus qui se referme. » J’aime à penser que son propre corpus reste ouvert, au moins encore un peu.

4 commentaires:

Michael a dit…

Merci pour ces larmes qui ont suivies la lecture de ces quelques lignes

greg a dit…

Je partage ta douleur et ne peux m'empêcher de verser quelques larmes. J'aurais pu écrire à peu près près la même chose.
Les Héritiers permettent de continuer à dialoguer, jouer et vivre des aventures avec elle. Maigre consolation mais je suis sûr qu'elle aurait kiffé l'effervescence autour du projet et c'est pour ça que j'y engloutis tant d'heures de ma vie.

Charlotte Bousquet a dit…

Merci pour ce post, fabien.
Et merci de m'avoir permis de rencontrer Isabelle "en vrai" et "IRL", chez toi.

Adirelle a dit…

Merci pour ce post.

Je crois qu'Isabelle avait cette faculté de percevoir chez les gens des qualités qu'eux-même ignoraient ou qu'ils prenaient pour des défauts. Et pour cette façon de souligner nos qualités d'un rayon solaire on ne pouvait que l'aimer en retour. Je crois que je ne m'en étais jamais rendu compte jusqu'à sa disparition. Ça m'est devenu évident à la vue de la foule l'accompagnant jusqu'à sa dernière demeure. Quand il m'arrive de repenser à elle, j'ai toujours un pincement au cœur et la gorge serrée. Je n'arrive pas à dire tout ce que j'ai sur le cœur, mais comme elle le savait, ce n'est pas mon truc.

Adirelle, a.k.a. Guillaume du gang des Lyonnais.