17 avril 2020

Les Confins. Épisode 29

Fora les suit en marmonnant.
— Et comment je fais pour me défendre ? Je ne suis pas une sorcière, moi…
Elle pénètre cependant à l'intérieur du gigax, sans avoir eu réponse à son interrogation. L'encre l'enveloppe à la manière d'un voile vaporeux.
Elle effectue quelques pas en avant, à l'aveuglette, heurte Auriane, demande pardon et s'arrête.
— Ce n'est pas la peine de me faire du rentre-dedans, lui envoie la sorcière, mi-figue mi-raisin.
Fora finit par comprendre qu'il fait totalement nuit de ce côté.
— Pour l'instant, c'est pas super impressionnant, l'Index, murmure-t-elle entre ses dents.
— Chut ! intime Auriane.
Soudain, comme ses yeux s'accoutument à l'obscurité profonde, Fora repère des étoiles dans le ciel qui percent le noir. Puis, ce sont des flammes au loin. Enfin, elle capte des bruits de bottes qui frappent le pavé.
Les habits blancs des sorcières semblent presque phosphorescents dans les ténèbres. La Grise-Moire les pousse dans un recoin, contre un mur, et fait rempart de son corps et de sa robe sombre.
Le martèlement monte, de plus en plus fort, de plus en plus proche.
Fora attend, le souffle court, écrasée par Auriane qui lui a posé la main sur la bouche pour l'empêcher de parler. Du coin de l'œil, la jeune femme repère qu'elles se trouvent sous une sorte de porte cochère.
Quant au bruit, il provient de soldats qui avancent au pas.
La troupe défile devant elles, de son allure mécanique. Les soldats portent l'uniforme bleu avec le double baudrier blanc qui se croise au niveau du cœur, les hauts bonnets vaguement napoléoniens et les fusils.
— On est en plein XIXe siècle, murmure la Grise-Moire une fois que la patrouille s'est éloignée. Je m'attendais plutôt à débarquer au XVIIe… Étrange. Quoi qu'il en soit, méfions-nous de ces militaires. Ils pourraient être des Jacquemarts.
— Vous voulez-dire qu'ils se déguisent ? chuchote Fora.
— Plutôt qu'ils adoptent une apparence conforme à l'endroit où ils se trouvent. Par exemple, au XVIIe, ils ressemblent à des spadassins.
— Mais pourquoi est-ce qu'ils ont des têtes d'automates devant Pardamone ?
— Ah, quand ils sont hors de l'Index, ils doivent reprendre leur réglage par défaut. Suivez-moi.
Les quatre femmes avancent dans la rue. Les bâtiments font penser à une ville d'une certaine importance malgré un nombre incroyable de masures et de vieux immeubles ravagés, alternant avec des terrains vagues.
Soudain, au détour d'un croisement, un édifice immense se dévoile.
Bouche bée, Fora contemple Notre-Dame de Paris qui semble bien seule sur son île. Elle est éclairée par quelques becs de gaz.
— On est à Paris au XIXe siècle ?
— Bien joué, Sherlock ! persifle Auriane.
Imperméable au sarcasme, Fora cherche des yeux d'autres monuments parisiens. Elle ne parvient pas à trouver la tour Eiffel.
— On est avant 1889 ! s'exclame-t-elle.
— Regardez, indique Nawal en désignant la façade qui leur fait face.
La grande porte cochère, basse et cintrée, blanchie par la poussière et la cendres, chargée de toiles d'araignées, affiche le numéro 62. Une inscription dans la pierre est lisible à côté : Couvent du Petit-Picpus-Saint-Antoine.
— Nous sommes dans Les Misérables, s'exclame la Grise-Moire. C'est dans ce couvent que Jean Valjean se réfugie avec Cosette quand il est poursuivi par Javert. Hugo est mort en 1885. Il n'a jamais connu la tour Eiffel. Mais cela explique que l'on voie aussi bien Notre-Dame.
— Mais ce n'est pas du tout le même roman, remarque Fora.
— Je me suis mal exprimée, corrige la Grise-Moire. Nous ne sommes pas vraiment dans Les Misérables ou dans Notre-Dame de Paris mais dans le « continent Hugo ». Il existe des sortes de regroupements par thème, par époque ou par époque dans l'Index. Et cela fluctue tout le temps. Mais Hugo possède un tel rayonnement qu'il jouit de son propre domaine.
Fora n'ose toujours pas y croire.
— Je ne vois pas le lien avec le Masque de fer…
— Mais si ! s'exclame la sorcière-en-chef. Hugo a écrit en 1839 un drame inachevé, intitulé Les Jumeaux, qui parle du Masque de fer. Le voilà, le lien ! Ça m'était sorti de la tête.
Fora n'en revient pas. Elle déambule au milieu des œuvres de Victor Hugo ! Elle a envie de sauter et de taper des mains (mais elle se retient car elle n'est pas seule).
— Maintenant, on doit retrouver la trace des poissons d'argent… Si je me souviens bien, la pièce commence près de la porte Oussy, à côté de Saint-Germain-des-Prés. J'aurais dû prendre ma liseuse, quand même, ça aurait été plus simple…
Comme la voie est libre, la Grise-Moire prend la tête du groupe et rase prudemment les murs pour avancer. Nawal est sur ses talons, veillant jalousement à la sécurité de son mentor. Son armure jette des reflets ambrés sur les murs qui rappellent la lueur des becs de gaz.
Auriane suit, jetant de temps à autre des coups d'œil en arrière pour vérifier que Fora ne se perd pas. Elle semble surtout guetter l'occasion de la réprimander. Fora décide de ne pas lui donner cette chance.
Elle colle à la sorcière, dévorant pourtant le décor des yeux. Dans cette rue, Jean Valjean a peut-être marché ! Elle se sent comme la dernière des groupies.
Le quatuor progresse lentement jusqu'à arriver à une place.
La Grise-Moire se fige et chuchote :
— On y est !
Fora se penche pour apercevoir les antennes de plusieurs poissons d'argent qui traversent la rue non loin de là. Elle frissonne.
Elinor n'est peut-être plus très loin…

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